II. A. 1. Chants et drames

A côté de la musique, nous remarquons que dans certains textes il est question de « drames » joués par des paysans ou des bergers.

Dans Présentation de Pan (1930)468, des paysans, à l’occasion du triage des olives, se distribuent des rôles pour un drame improvisé (I, 762-765). Celui-ci est d’inspiration chrétienne mais il est aussi en rapport avec le thème panique. Toutefois, il ne s’agit plus de l’image de ce Pan qui fait peur, il s’agit bien d’une autre ; l’image de celui qui inspire la poésie et qui aide à la création. L’un des récitants est présenté ainsi ‘: « le souffle de Pan est en lui et qu’il déborde de poésie et de mots. »’ (I, 762). Le narrateur lui-même y prend part, en jouant parfois ‘« le rôle de Jésus, le plus important »’ (I, 762).

Pour insister sur l’authenticité de ce drame, Giono répond, dans un métarécit, à un critique qui doute du langage des paysans qu’il rapporte :

On m’a dit : " si les paysans se mettent à parler, comme vous voulez nous faire croire qu'ils parlent, nous allons devenir enragés."
Je ne sais pas comment parlent les paysans du Nord, de la Loire, du Jura, mais je sais parfaitement comment ceux de haute Provence parlent.
Je vais vous donner quelques échantillons de ce langage. Mais d'abord, entendons-nous : je ne fais pas de littérature; je ne suis plus qu'un simple phonographe; je vais vous faire entendre quelques-uns de mes disques paysans. Il n' y a de moi que l'humble traduction du provençal que j'ai notée. (I, 761)

Giono explique donc la place qu'il donne dans son texte au drame joué par les paysans par son souci de réalisme. Il dit se contenter du rôle de porte-parole et de traducteur de ces paysans. C'est ce qu'il dira aussi pour le drame des bergers qu'il rapportera dans Le Serpent d'étoiles. C'est en fait le mythe du paysan ou du berger créateur qu'il cherche à mettre en valeur dans les textes de cette période. Mythe qui a, comme on l'a déjà remarqué, trompé certains lecteurs.

Ces paysans sont donc présentés comme des artistes puisqu’ils inventent et improvisent des poèmes. Ils sont doués de la parole créatrice comme des poètes. Chez eux, celle-ci ‘« coul[e] comme une source »’ (I, 762).

Le souffle poétique caractérise aussi les bergers du Serpent d’étoiles . Ceux-ci jouent également un drame, comme on l’a déjà dit. Toutefois le leur diffère un peu de celui des paysans de Présentation de Pan . Ces bergers le jouent une fois l’an à un endroit précis. Des passages en soulignent bien le caractère religieux : ‘« Tout ici est religion : voilà, dans l’herbe écrasée, la litière des dieux »’ (VII, 109) ou encore : ‘« Tout est donc prêt sur cette haute avancée de la terre pour servir d’autel et de pierre du sacrifice »’ (Ibid.). C’est une fête qui est accompagnée de tout un cérémonial mi-païen et mi-chrétien. Par exemple la scène où va se jouer le drame est décrite ainsi par le narrateur-témoin :

‘La scène, je l’ai dit, c’est une aire carrée de vingt pas à peu près; à chaque angle est un feu qui danse sur des ramées de pin, de cèdre, des tas de thym sec. Quatre bergers sont aux provisions de bois et d’herbe et, parfois, quand la lueur tombe, ils fouettent les braises à grands coups de feuillages. Ce sont des acteurs qui comptent, ceux-là! D’abord, c’est d’eux que vient la lumière et c’est d’eux que vient le parfum, cette essence de résine et de genévriers brûlés qui épaissit l’air et s’en va par-delà Ganagobie inquiéter les villages des bois. (VII, 111)’

Mais le plus important peut-être est que le thème de ce drame, que le narrateur « transcrit » sur plusieurs pages (VII, 117-135, puis l’ « Appendice » p.139-144) est en rapport avec la création du monde, « ce n’est rien de moins qu’une nouvelle version de la Genèse », note H. Godard469. Ces bergers qui réinventent le mythe de la création du monde sont promus aux rang de créateurs et de prophètes. Ils réécrivent en quelque sorte un texte en marge de la Bible470. Ils vont peut-être même plus loin : le texte qu’ils inventent et jouent est un texte qui fait concurrence avec la Bible puisqu’il explique, en l’imitant par le jeu théâtral, la création du monde.

Comme il l’a fait pour le chant des paysans de Présentation de Pan , Giono pousse la vraisemblance jusqu’à se présenter comme simple traducteur de ce drame. C’est ce qui a contribué à donner consistance à cette légende à laquelle certains ont cru, comme on l’a déjà noté. Cependant, l’auteur semble bien donner, à la fin, la « clef » de cette histoire : il s’agit bien d’une invention de sa part. En effet, l’un des bergers, qui jouent de ces instruments qui accompagnent le drame mais qui sont placés loin de la scène, explique au narrateur qui lui fait remarquer que sa place ne lui permet pas d’entendre les paroles, qu’«il suffit de l’imaginer ». Voici cet échange de propos sur lequel se clôt le texte :

« Vous êtes les moins bien partagés », je lui dis.
Il me répondit :
« Et de quoi?
– De ce que vous êtes loin, là-haut, et que vous n’entendez pas les belles paroles, vous, les joueurs de harpes. »
Il me dit :
« Non, ne croyez pas ça. Le partage! Pour savoir celui qui a le plus, dans ce partage! Nous, on est seuls là-haut sur la colline, avec nos bruits. On dit ce qu’on veut dire, sans les mots.
« On regarde le ciel. Moi, tout à l’heure, j’ai vu, là-haut au milieu de la nuit, un grand serpent d’étoiles! Il suffit d’imaginer. » (VII, 137)

La leçon vient donc du personnage. Tout comme ce berger qui s’invente cette image du « serpent d’étoiles » (ou comme Bobi de Que ma joie demeure qui voit dans le ciel qu’‘« Orion ressemble à une fleur de carotte »’ (II, 424) ), l’auteur invente le drame qu’il prétend seulement transcrire. C’est un leurre. Mais il suffit d’imaginer. Les personnages sont des créateurs, comme Le Sarde, par exemple, qui est qualifié (VII, 107) à la fois d’‘« auteur », d’« accoucheur d’images », d’« accoucheur du jeu », « qui fait naître le jeu et qui le fait naître chaque fois tout neuf ».’ 

Dans L’Eau vive (1930), l’auteur évoque également quelques chansons, mais cette fois-ci celles des artisans et de ceux qui exercent de petits métiers de sa région. Voici comment il les introduit :

‘Cette fois-ci, je veux vous parler de mes amis : le rémouleur, le potier, le fontainier, le boucher des petits villages et celui-là qui n’a plus de métier parce qu’il a voulu lutter avec la terre, la pluie, le vent, le soleil, « les grosses choses » : le flotteur de bois. Je vous dirai ce qu’ils me disent et aussi quelques-unes de leurs chansons d’artisan : l’eau vive, la source. Ah, des morceaux seulement de ces chansons parce qu’il a fallu copier un mot, puis un mot, puis un autre en cachette, ou bien s’en souvenir et l’emporter comme celui qui est allé chercher du feu chez le voisin et traverse la rue dans le vent. (III, 82)’

Le narrateur parle ici de son projet, tout en voulant attester encore de l’authenticité de ce qu’il rapporte puisqu’il prétend n’en être que le transcripteur. Il s’agit pour le narrateur d’associer la chanson à la personne et à son métier. Et nous remarquons qu’il donne au métier du  « flotteur de bois » une dimension poétique et épique, puisque celui-ci lutte avec la nature. L’image du rapporteur qui ‘« est allé chercher du feu »,’ quant à elle, fait penser au mythe de Prométhée.

Dans ce texte, l’auteur « transcrit », en effet, les chansons de certains des artisans, mais ces chansons sont en rapport avec le métier qu’ils exercent. La chanson de Joselet, le rémouleur, ‘« imite d’abord la scie rouillée; elle renâcle, elle tressaute avec des mots qui grincent...»’ (III, 82). Cependant, le narrateur ne peut en « saisir » le sens profond car ‘« elle est à l’abri, au-delà de l’air  et de tout »’ (III, 83). Le mystère de cette chanson provient du fait qu’elle remonte à la nuit des temps et que Joselet lui-même l’a apprise de son patron, comme il l’explique au narrateur.

Le boucher de Vachères, quant à lui, peut grâce à une chanson, se faire suivre par les bêtes les plus rétives et ‘« il paraît qu’il arrive à ça avec une chanson qu’il connaît »’ (III, 93). Le narrateur arrive à se faire écrire les paroles de cette chanson, mais il les juge banales :

Ces chansons, c’est deux fois rien. Ce sont des mots; ça ne signifie rien, j’ai presque honte de vous les recopier et malgré ça, je le fais parce que cela prouve une fois de plus qu’il y a une grande force dans les mots; nous ne la connaissons pas encore tout entière. C’est bien possible, vous savez, qu’on a fait jaillir le monde en ne jetant que des mots dans les ténèbres :
Puis Dieu dit : que la terre pousse son jet, et ainsi fut. (III, 94)

Le narrateur hésite donc d’abord entre le scepticisme et la croyance à ‘la « grande force dans les mots ».’ Puis c’est la croyance qui l’emporte finalement, car c’est bien de la force des mots qu’usent le poète et l’écrivain comme Dieu a usé du Verbe pour créer le monde.

Dans ce texte, l’auteur semble parfois insister plus sur le métier qu’exercent certains artisans que sur leurs chansons. Tel est le cas d’Alécis, le potier, qui travaille lui aussi en chantant. Mais lui aussi parle au narrateur de son travail comme un artiste qui a des démêlés avec son argile pour créer; mais il arrive difficilement à décrire, au narrateur, son travail de créateur :

‘ Nous, d’abord, il ne faut pas réfléchir, il faut imaginer. Non, ce n’est pas encore ce que je veux dire, il faut prévoir, ça n’est pas encore ça; il faut voir à l’avance; il faut voir ce qui sera en partant d’une chose qui est. Ce qui est , c’est votre pouce, c’est cette courbe de main, c’est tout le jeu de votre muscle dans cette main. Voilà la terre sur le tour. Ça tourne. Votre pouce ...Voilà la forme qui monte. Vous comprenez? Ça se forme sous vos yeux. Vos yeux, votre pouce, la main, l’argile, le tour, la vitesse; il faut que tout ça soit mélangé à des doses justes pour faire ce vase juste. (III, 87)’

L’objet que crée le potier avec tant de soin, de dextérité et d’attention fait penser à la création même du romancier. Chez celui-ci aussi, le texte se forme petit à petit, avec des « doses » appropriées. D’autant plus qu’il lui arrive de rater son oeuvre, comme ‘« il arrive, malgré tout, qu’Alécis rate ses vases »’ (III, 87). Giono s’est toujours intéressé au travail des artisans. Et c’est son père le cordonnier qui lui offre le meilleur modèle. La description la plus complète de ce travail se trouve sans doute dans Triomphe de la vie .

Tous ces artisans ont appris leurs chansons en même temps que leur métier. Ils ont été initiés par leurs patrons. C’est une sorte d’héritage qu’ils se sont passé les uns aux autres par ‘« transmission orale »’ (III, 98). Le narrateur joue le rôle d’enquêteur et de transcripteur. Il cherche à comprendre l’origine de ces « chansons de métier » (III, 98) qui sont souvent entourées de légendes. Il s’en explique :

‘J’ai longtemps cru à l’existence d’un premier artisan aède planté au fond du temps, et nous en respirons encore le parfum. [...] Et maintenant, je crois comprendre : à la source, un homme qui parle de son métier avec la puissance de son coeur. Le long des âges, sa parole s’en va à travers les hommes de même travail et, pour mieux passer, elle s’ordonne, elle se range en poème, en chanson. Cela se fait tout seul, avec l’aide de tous : un mot d’ici, un mot de là. Entre les couplets, il y a parfois vingt ans d’invention. (III, 98)’

L’auteur donne donc son explication. Mais il s’agit davantage de la célébration du don poétique et du jaillissement de la parole chez cette catégorie sociale, comme chez les bergers et les paysans, que d’une véritable explication.

La figure la plus importante de l’artisan-poète est sans doute celle de Pétrus Amintiè, dit Jimélastique, le fontainier. L’auteur lui consacre une partie de ce texte, mais aussi tout le texte « Complément à l’Eau vive » (III, 101-118). Il apparaît aussi dans Manosque-des-Plateaux (VII, 53). ‘« C’est un poète, c’en est même un beau »’ (III, 98). Bien que la « rue du Poète » où il habite soit en réalité « une impasse », celle-ci donne sur un espace ouvert :

‘[...] mon homme aboutit quelque part; il aboutit sur le grand large. Il y aboutit en falaise; quand on est au bout, si on n’a pas des ailes, on tombe. N’est-ce pas une drôle d’impasse ? (III, 98)’

C’est sans doute parce qu’il est « poète » que son monde est ouvert.

Dans « Complément à L’Eau vive  » (III, 101-118), il est promu au rang d’initiateur à la poésie pour le narrateur (comme Odripano pour l’enfant dans Jean le Bleu ). Celui-ci lui demande une « leçon » de poésie, car, avant de connaître le fontainier, il ‘se « croyai[t] être poète »’ (III, 101). A partir de ce moment, il reconnaît l’ascendant de cet homme sur lui et il lui dit toute son admiration :

‘[...] tu viens d’ouvrir une porte rudement dure à pousser, et voilà que moi tout petit, je suis maintenant au plein milieu de la prairie des poètes [...] D’où te vient ce flux poétique qui coule de toi sans arrêt? Prépares-tu ce que tu me dis, calcules-tu, fais-tu des raies d’encre sur les lignes écrites? Tu n’inventes pas voyons, ça ne te vient pas dans la bouche comme de la salive, tes chansons, tes contes, tes histoires, et tout ce sel que tu mets dans les mots c’est une provision que tu prépares quand je ne suis pas là, et que tu apprends par coeur? Dis-moi oui, pour que je sois consolé. (III, 101-102)’

Dans ce passage on peut justement penser que l’auteur inverse les rôles et qu’il prête au fontainier ses propres attributs et fonctions. Il s’agit comme du portrait d’un double. Cependant ce fontainier est ‘« un homme de la terre »’ (III, 102). Un homme qui vit en équilibre et en harmonie avec le monde naturel, comme les autres hommes de la terre qui acquièrent leur force de la terre elle-même. C’est ce que montre notamment le passage suivant (c’est nous qui soulignons) :

‘Une sombre force monte de la terre, les emplit et les instruit. Le poids du ciel est là sur leurs épaules avec son équilibre. La pluie, le vent l’orage chantent à leurs oreilles les enseignement sacrés. Autour d’eux, l’enlacement des fleuves, des rivières et des ruisseaux mesure le rythme de leurs pas. La montagne leur apprend à respirer. L’arbre leur fait connaître la façon d’être debout, immobile dans le désert de la terre, l’herbe leur donne des lits, les fleurs, les oiseaux, les pauvres bêtes à poils fauves, la souple reptation des martres dans la nuit, le renard qui marche sur les pierrailles, le serpent qui glisse dans le cocon vert des buissons, l’hirondelle, le gros poisson qui dort couché sur le dos onduleux des eaux. Tout, tout l’enseigne, lui parle, le dirige, le fait! Le fait homme. (III, 102)’

Notons tout d’abord que « l’homme de la terre » n’est plus en conflit avec la nature, comme les paysans de Colline . Au contraire cette nature est la source de son savoir et de sa puissance. Notons ensuite que certaines expressions (soulignées) annoncent, totalement ou en partie, des titres que Giono donnera à ses textes futurs : Le Poids du ciel , Deux Cav a liers de l’orage , Batailles dans la montagne , Le serpent d’étoiles, « La Ville des hirondelles  » et L’Eau vive. L’image du « gros poisson » réapparaîtra, elle, sous la forme de la raie géante dans Le Poids du ciel et dans Fragments d’un paradis .

Ce passage, comme bien d’autres textes de cette période, montre que Giono donne une image valorisante de la Provence et de ses habitants en leur prêtant un sens poétique et esthétique développé. Ce sens qui provient du rapport harmonieux qu’ils ont aussi bien avec le milieu où ils vivent qu’avec le métier qu’ils exercent.

Ils font un travail sur la langue comme ils le font sur la matière (l’argile pour le potier, le cuir pour le cordonnier, etc.). C’est pourquoi, chez eux, ‘« cette poésie est l’amour du métier, ce métier qui les porte au ciel... »’  (III, 101), comme le dit le narrateur à la fin de « L’Eau vive  ». Le sens artistique chez eux est né de leur amour du métier qu ’ils exercent et de l’affinité de ce métier avec le monde. En outre, ils ont le don du rêve. Mais un rêve proche de la nature, car il est comparable à celui des animaux, donc simple et un peu primitif, c’est-à-dire de l’homme qui n’est pas encore corrompu par la civilisation. C’est ce qu’on peut comprendre dans ce passage de « Complément de L’Eau vive » :

‘Ils savent rêver comme peu d’hommes, comme peu d’hommes savent rêver, comme seules les bêtes savent rêver... (III, 103)’

C’est aussi dans leurs voix et leurs paroles que se trouve le secret de leur poésie. La parole poétique est comme naturelle chez eux. La voix, quant à elle, donnera à la parole des qualités qui ne relèvent pas vraiment de ses caractéristiques habituelles (l’odeur et la couleur entre autres) :

‘[...] pour tous, cette bouche dira les mots précis, les phrases exactes, elle sera couleur, son, mouvement et odeur, elle débordera du grand lyrisme premier de la joie et de la douleur. (III, 103)’

Ce qui distingue cette région est que les dieux vivent parmi les hommes,  ‘« Oui, sur ce pays ballotté par les vagues du ciel, les dieux marchent mêlés aux hommes »’ (III, 104). L’image que donne ici Giono de la Province est en partie une image inspirée de la mythologie.

Poème de l’olive (texte écrit en 1930 et publié en 1931), comme le laisse entendre le titre, contient deux poèmes chantés per les paysans au moment de la cueillette des olives et par les ouvriers dans le moulin à huile471. Le narrateur donne à ces chansons un aspect matériel, voire visuel, puisqu’elles ont une couleur : ‘« Il y a d’abord les blondes chansons des jours clairs » (VII, 3’ ‘) de la cueillette et’ ‘ « après, il y a la chanson rouge et noire qui gémira dans le bourg tout au long des nuits, sans arrêt, sourde, comme souterraine »’ (VII, 4). Cette dernière est celle qu’on entend pendant qu’on presse les olives. Deux chansons opposées pour deux situations considérées différemment : le travail dans les champs et le travail dans les moulins souterrains la nuit. Si la scène diurne de la cueillette est présentée comme une scène de joie, grâce à la présence de Virgile ‘: « Dans ce temps Virgile est là dans les olivettes avec sa palme, se promenant à petits pas, un mot doux pour caque chose »’ (VII, 3), la scène du travail dans le moulin, elle, est présentée comme un enfer de Dante. Les filles, à qui on interdit les rues où s’effectue se travail, si elles s’aventuraient par là, verraient cette scène dantesque :

Le coeur leur remonte à la gorge et, tout d’un coup...Ah, tout d’un coup, une porte claque, un jet de vapeur, un ruissellement de lumière. Là-bas, au fond, des hommes nus tout luisants, de grandes vis luisantes aussi qui descendent du plafond et s’enfoncent dans la terre, des hommes nus cramponnés à des barres comme des désespérés et qui tirent avec tout l’arc de leurs reins. Un grand chant grave, chaud et poisseux leur souffle son haleine de lion, et les voilà comme des hirondelles éparpillées, toutes en cris.
C’est le temps du pressoir, le temps où, autour du pressoir, la dure peine écrase l’homme sous ses chaînes. Dans l’ombre Dante frappe de son poing sec sur un grand chaudron de cuivre. (VII, 4-5)

Le travail dans le moulin (qu’on appelle « Les enfers »472 (VII, 12) ) ainsi que la chanson des ouvriers seront décrits dans les pages qui suivent (VII, 12-14). Cette chanson exprime la peine dans le travail. Mais dans ce passage cette peine est en quelque sorte sublimée par le recours même à ce style poétique avec lequel l’auteur décrit la scène. Scène embellie par l’image littéraire qu’il en donne : l’enfer de Dante. Il y a donc comme une atténuation de la peine, par le déplacement de la situation à un niveau purement littéraire. Même si la chanson du Montagnier (VII, 13-14) « parle de libération »473 et que la deuxième partie du texte laisse entendre « des accents de dénonciation »474, nous remarquons que Giono n’est pas explicite sur cette question. Le commentaire qu’il fait à la fin du texte va dans le sens de la glorification de ce passé. Il regrette, en effet, ce temps où l’huile était bonne, « c’était de l’huile » (VII, 14) dit-il, alors qu’aujourd’hui, comme il y a ‘des’ ‘ « moulins à l’électricité », « l’huile a le goût du pétrole »’ (Ibid.).

A notre avis, l’important n’est pas tellement de savoir si ces chansons sont improvisées ou non par les villageois, les artisans, les paysans ou les bergers; d’ailleurs, aux dires même de l’auteur, le vrai lyrisme des paysans « ne s’élève jamais bien haut »475. L’important est dans la façon dont ces « hommes de la terre » sont présentés. C’est-à-dire dans leur rapport avec le monde. Giono donne d’eux, et de la Provence en général, une image quasi mythique. Image qui est née de la convergence du réel et la culture de l’auteur (nous venons de voir comment, par exemple, la cueillette des olives est associée à l’évocation de Virgile et de Dante). Mais la culture ne suffirait pas s’il n’y avait aussi chez l’écrivain cette imagination qui ne cesse d’alimenter son invention et cette faculté de pouvoir combiner tous ces éléments. Le rôle présumé de n’être qu’un traducteur de ces chansons ne doit pas cacher ce côté créateur chez l’auteur. Certes, on peut accepter que l’auteur « rapporte » une littérature populaire orale, mais il lui donne quelquefois tout un aspect poétique, symbolique ou mythique qui ne peut être que de son invention. En général, l’auteur investit ses personnages d’un rôle qu’il n’ont pas en réalité. Ils sont la projection de lui-même, mais surtout le support pour des idées littéraires qu’il voulait mettre en valeur dans ses textes de l’époque. Il parle d’une Provence, mais d’une Provence imaginaire qu’il recrée en lui.

Cette musique et ces chansons font partie de ce monde que Giono peint dans ses premiers textes. Un monde où l’homme a des rapports harmonieux avec ce qui l’entoure. Par leur musique et leurs chansons, les hommes expriment, sur un mode parfois presque surnaturel (comme la musique d’Albin dans Un de Baumugnes ou la musique des bergers dans Le Serpent d’étoiles ), leur harmonie avec la nature ainsi que leur respect de ses lois. Musique et chansons ne sont pas conçues par eux comme un divertissement, mais comme une chose qui fait partie intégrante de leur vie et de leur être.

Ainsi, musique et chanson font partie de ce côté quasi magique de la Provence que Giono décrit dans ces textes. Elles constituent, non un référent réel (comme ce sera plutôt le cas dans les oeuvres ultérieures), mais bien une matière romanesque liée à sa conception même de l’écriture romanesque à l’époque.

Notes
468.

C’est d’après H. GODARD, le texte qui inaugure « les récitations paysannes improvisées auxquelles il fera à nouveau place dans Le Serpent d’étoiles et dans L’Eau vive. », «Notice » sur Pr é sentation de Pan , I, 1315.

Sur l’origine de ces poèmes et de ces chants, voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.200.

469.

H. GODARD, « Notice » sur Le serpent d’étoiles », VII, 924.

470.

Comme Giono lui-même qui a écrit Naissance de L’Odyssé en marge du texte d’Homère.

471.

D’après H. GODARD, ces chansons, contrairement à celles qu’on trouve dans Serpent d’étoiles et dans L’Eau vive, sont d’ « authentiques chansons provençales », « Notice » sur Poème de l’olive , VII, 896.

472.

H. GODARD fait remarquer que «c’est dans « Arcadie...Arcadie ... »  (Le Déserteur , coll. Folio, p.203) que Giono évoquera le plus longuement ces « enfers » des moulins à huile, [...] Ils sont également mentionnés dans Les Grands Chemins (V, 521) et dans Caractères (VI, 602), « Notes » sur Poème de l’olive , note n°2 de la p.12.

473.

H. GODARD, «  Notice » sur Poème de l’olive , Op. cit. VII, 895.

474.

Op. Cit. p. 896.

475.

Cité par J. Et L. MIALLET dans leur « Notice » sur « L’eau vive » et « Complément de L’eau vive », III, 1143.