II. B. Peinture

Les références à la peinture sont également innombrables dans l’oeuvre de Giono. Celui-ci s’est toujours intéressé à la peinture476. Il évoque différents tableaux de peintres connus dans ses textes. Mais en les évoquant il leur assigne un rôle particulier en fonction à chaque fois de son propre texte. Le tableau s’insère ainsi très souvent dans le contexte de l’oeuvre. Il lui donne alors une signification en rapport avec le sujet qu’il traite. On a vu, par exemple, comment dans Les Vraies Richesses le portrait du personnage du tableau de Giovanni di Paolo « Saint Jean-Baptiste s’en va dans le désert » (VII, 176-179) présente des caractères qui ont un rapport avec Giono lui-même. On a vu également que dans Le Poids du ciel , le tableau du Greco, « L’Enterrement du comte d’Orgaz » sert à Giono pour parler de la puanteur et de la pourriture de « l’âme moderne ». Celle-ci est ‘« devenue une sorte de comte d’Orgaz, un flot de pus serré dans une armure inutile (dont l’acier même a l’air de vomir) effondrée entre les bras des prêtres et des nobles »’ (VII, 336). Le tableau est donc, au départ, une image concrète et visuelle qui permet à l’auteur de faire « voir » en quelque sorte son idée avant de la développer sur plusieurs pages. D’ailleurs dans ce cas, il ne mentionne ni le titre en entier ni l’auteur (supposés peut-être connus par le lecteur), comme si le référent n’était pas aussi important que le contenu du tableau. Coupé de son référent extérieur, le tableau prend place dans le texte de Giono et fait désormais partie du dispositif général de l’écriture. En devenant partie intégrante du texte, il perd plus ou moins ses caractéristiques d’origine (que le peintre aurait voulu lui donner), mais il en acquiert d’autres que le texte lui confère. C’est ainsi que la scène suivante qui décrit des moissonneurs, et qui est en fait inspirée du tableau de Breughel « Les Moissonneurs », n’est plus une scène du tableau mais elle fait partie du texte de Giono :

‘Les faucheurs taillent des couloirs dans les champs de blé. La moisson est drue sur la terre; on dirait que toutes les tiges sont bâties en fer. Les lieurs de gerbes se reposent près des lisières. Un a mis le genoux en terre, il a dressé la gourde et boit avec un fil de vin qui fait l’arc. Les fermes sont de loin en loin dans la vallée... (VII, 356)’

Giono ne mentionne pas l’origine de cette scène. Un lecteur inattentif pourrait ne pas faire le rapprochement avec le tableau477. L’auteur adapte parfaitement le tableau pour décrire le travail des paysans de sa région, à son époque. Il arrive, comme on le verra, qu’il ajoute des détails aux scènes de tableau qu’il adapte pour son texte.

Un autre exemple, où Giono se réfère encore à Breughel toujours sans le mentionner, se trouve dans Les Vraies Richesses . Le tableau c’est « Les Gros poissons mangent les p e tits »478. Le passage est relativement long. En voici un extrait :

‘Près d’un fleuve qui tord sa graisse au milieu des champs, des bouleaux et des frênes se battent contre un énorme poisson. Ils l’ont cerné dans un golfe. Déjà la bête émerge de plus de moitié avec sa grosse gueule dégoûtée ouverte, son oeil rond comme une cible, son gros ventre qui ne respire plus. Sur les deux rives du fleuve, la forêt descend. [...] Le poisson se renverse sur le flanc. Il se met à vomir une chaîne de poissons de plus en plus petits, se vomissant les uns les autres par des gueules dégoûtées. Tous les habitants de la rive du fleuves s’avancent dans les chemins. Ils portent de grands couteaux épais comme le troisième quartier de la lune. Ils poussent des brouettes, frappent des chevaux qui tirent les chars. Ils commencent à dépecer le gros poisson... (VII, 241)’

Giono adapte cette de scène picturale pour en faire une allégorie sur les fausses richesses, que certains ingurgitent mais qu’ils finissent par vomir. Sujet qu’il traite dans ce passage.

Dans un passage de Jean le Bleu (II, 183-185), le père fait à son fils la description d’un tableau. Il parle d’un « beau tableau » (II, 183) dont il a vu la reproduction un jour dans un journal. Il s’agit en fait d’un tableau de Breughel « Paysage avec la chute d’Icare »479. Même si le nom du peintre n’est pas mentionné, le père décrit ici un tableau et non une scène de la vie « réelle ». Mais lui aussi, il la décrit selon sa façon de voir les choses et surtout en fonction de la leçon qu’il veut donner à son fils. Tout en lui reconnaissant son statut de tableau, cette scène décrite par le père, vers la fin du livre, rejoint en fait cette vision pessimiste de l’auteur : la chute d’Icare est la chute même du poète. Vision pessimiste car la fin annonce la guerre : ‘« On entra dans l’année quatorze sans s’en apercevoir » (II, 185) et « Les poètes n’allaient plus aux champs, ils bavaient dans des clairons »’ (II, 186).

Il est encore utile de voir de près comment Giono se sert dans Triomphe de la vie de deux tableaux de Breughel qui y sont encore évoqués. On sait qu’il a beaucoup d’admiration pour ce peintre. Il l’évoquera encore, par exemple, dans Noé . Le premier passage de Triomphe de la vie où il est question de ce peintre se situe vers le début. Le narrateur (des détails font penser qu’il s’agit de Giono lui-même) se trouve dans un café de Marseille. Il observe les gens et remarque sur leur visage les signes de la médiocrité. Pour remédier à cela, il pense à des justiciers célestes comme ceux que fait voir le tableau de Breughel :

‘Ce n’est plus un saint qu’il faudrait ici : c’est toute une armée de saints. Encore devrait-elle être équipée à la moderne. Je pense aux archanges de la chute des rebelles de Breughel. Les armures en élytres d’empuse, les épées en feuilles d’iris, les flèches de flammes de saint Michel et de saint Georges ne pourraient ici servir de rien, elles s’embouseraient tout de suite dans un coton sans autre caractère que fluant, gluant et amortissant. (VII, 660)’

Cette fois, l’auteur donne la référence (encore que le titre exact soit La Chute des anges rebelles 480). Mais, Giono met ce tableau à une certaine distance, en inventant des détails qu’il ne contient pas481. A partir du tableau, il brode en amplifiant. Car à la médiocrité si accrue, il faut de grands remèdes que seul le domaine mythique (qu’offre en partie le tableau) peut offrir. Ce qui est remarquable c’est que, à chaque fois, l’auteur a recours à des référents culturels pour parler d’une situation concrète « vécue », comme si la réalité pour lui ne pouvait être saisie que par le détour de la culture.

Giono va encore jouer sur le titre du tableau. En le modifiant, il va l’employer dans d’autres passages482. On lira par exemple ‘: « chute des hommes rebelles »’ et ‘« ascension des hommes puissants »’ (V, 726). Les jurons du personnage Médé seront ‘« à proprement parler une ascension d’anges rebelles »’ (VII, 738). Le fait de remplacer les « anges rebelles » par les « hommes rebelles » et la « chute » par l’ « ascension » constitue pour Giono une sorte de jeu dont le point de départ est le tableau. Celui-ci donne lieu à des variations - ludiques entre autres - de l’écriture.

Le deuxième tableau de Breughel évoqué dans ce texte est Triomphe de la mort (VII, 686-688). On remarque tout d’abord que Giono adapte ce titre à son texte, en le modifiant. Procédé déjà employé dans Que ma joie demeure , lorsqu’il supprime le premier mot du titre d’un choral de Bach, « Jésus, que ma joie demeure »483 avant de le choisir pour son texte. Dans Le Poids du ciel , la première phrase de la deuxième partie « chuchote la divine vér i  » (VII, 359) était à l’origine une phrase de Whitman (« chuchote la divine mort »), que l’auteur a transformée en remplaçant le mot « mort » par le mot «vérité »484.

Mais avant de nous dire qu’il s’agit du tableau de Breughel, l’auteur nous place en pleine scène. Il décrit déjà des détails de la scène représentée dans ce tableau, sans même faire de transition avec ce qui précède et qui est une critique de la médiocrité de la vie moderne reflétée par le contenu de ses journaux :

[...] Quand la queste du Saint-Graal c’est Paris-Soir, quoi faire?
Oui, quoi faire si le sens de la mort vous saisit? Sinon sauter sur ses pieds, tirer son épée à côté de la table où s’est répandu le jeu de cartes qu’on tripotait... (VII, 685)

De la réalité on passe donc subitement au tableau. On peut dire avec Bourneuf que cette évocation inattendue ‘« produit un choc parce qu’elle fait passer abruptement la réflexion du niveau essentiellement critique où elle se tenait au tragique »’ 485. La scène présentée ainsi se trouve comme incorporée dans le quotidien dont il vient de parler. Mais le choc n’est pas seulement provoqué par cette rupture, il est surtout dû à la description qu’il fait du tableau

Par terre sont tombés le paquet aux jambons et la boite de jacquet et des cliquètements qu’on entend un peu de partout viennent de quoi?
De la guitare, des pions, des pièces du jeu d’échec? On dirait des entrechoquements d’os.
Ecouter haletant!
Et comme, quand on écoute en retenant son souffle, on regarde lentement de tous côtés. (VII, 685-686)

La scène du tableau est donnée comme une scène à voir mais aussi comme une scène à entendre et à faire entendre. L’horreur de cette scène se manifeste non seulement dans l’image que l’auteur décrit mais aussi dans les bruits qu’il veut faire entendre : ‘« Ecouter haletant!»’. La scène picturale devient ainsi une scène vivante qu’il est en train de raconter. Les questions qu’il fait semblant de se poser sur l’origine du bruit ‘(« on dirait des entrechoquements d’os »’) préparent la description d’un élément essentiel du tableau : les squelettes qui s’acharnent sur les hommes. L’auteur s’implique dans cette description par les questions qu’il se pose, comme s’il invitait le lecteur à découvrir avec lui les horreurs que montre ce tableau.

L’implication de l’auteur est soulignée également par les jugements qu’il porte sur certains détails du tableau. Parlant de l’un des squelettes, il dit : ‘« C’est le squelette. Il est beau: pas de ventre, un os, pas de coeur, un os, pas de tête, un os. » ’(VII, 686). C’est la beauté qu’inspire la mort : une carapace qui ouvre sur le néant et le vide. La mort dans tous ses éclats, (sur)prise en plein travail par le peintre. C’est ce qui semble fasciner l’auteur :

Ce qu’il y a d’admirable dans ce Triomphe de la mort de Breughel, c’est qu’étant de la peinture, tous les gestes sont arrêtés. L’homme a tiré à demi son épée du fourreau; jamais elle n’en sortira; la peur enflamme ses cheveux; ils ne s’éteindront plus. Il est béant; il ne fermera plus sa bouche.
L’horreur qui est devant lui n’est pas une horreur qui passe, c’est une horreur qui dure. (Ibid.)

Le tableau devient en effet pour l’auteur l’objet d’une méditation sur la vie et la mort, quand il dit par exemple:

‘L’horrible n’est pas la mort. L’homme qui est en train de tirer son épée savait bien que la femme aux yeux tendres devait mourir. L’horrible c’est le triomphe de la mort. C’est l’entrée majestueuse de ces millions de squelettes et subitement la certitude que désormais le combat de la vie ne pourra plus se prolonger. Déjà même ce n’est plus un combat : c’est une moisson de foin mou. Voilà l’humanité fauchée et jetée cul par-dessus tête. (Ibid.)’

La dernière phrase montre que Giono tire du tableau une réflexion générale sur l’humanité. Sans doute s’agit-il ici d’une allégorie de la guerre. Il exprime son pessimisme puisque ‘« le combat de la vie ne pourra plus se prolonger »’ : il fait peut être là allusion à son combat pacifiste d’avant-guerre qui a échoué. On peut donc toujours penser à la guerre, qui fait des ravages au moment même où l’auteur rédige son texte (1940-1941), qui constitue l’arrière plan de ce tableau. Comme on peut penser au modernisme et au « progrès » qui menace la vie des hommes486. De toute façon le travail qu’accomplit la mort est tellement grand que celle-ci est fatiguée et prend un moment de repos pour méditer. C’est ce détail du tableau qui attire l’attention de l’auteur et alimente son imagination :

‘[...] un squelette est assis dans l’attitude d’un homme qui pense. Il a allongé négligemment sa jambe droite, replié sa jambe gauche, puis son coude sur son genou, appuyé son crâne dans sa main d’os. Il se repose et il réfléchit. La mort même est fatiguée; la mort même est obligée de se demander ce qu’elle va faire maintenant. Jusqu’à présent elle savait quoi faire, d’instinct de mort, sans réfléchir. (VII, 687)’

La mort qui pense - et non plus l’homme - avec son crâne vide est le comble de l’horreur. C’est elle qui décide de l’avenir de « l’humanité fauchée ». Et Giono continue à parler de ce tableau.

Partant donc du tableau, l’auteur brode. Par exemple, les squelettes ont désormais un autre sens pour lui : c’est le symbole de la vie moderne et du progrès technique qui envahit les hommes. Ces squelettes prennent la forme des robots487. Ce dont il s’agit c’est :

‘une machine en forme d’homme, non plus le squelette, mais l’homme lui même et dont des tôles imiteraient la chair. Cette machine a une tête, des bras (et non plus de simples os), une poitrine (et non plus des cylindres et un carter), cela se tient debout sur des jambes; cela marche en faisant des pas, travaille avec ses bras comme un homme, cela s’appelle un robot. (VII, 726-727)’

Giono continue à faire le rapprochement de cette machine avec l’un des squelettes du tableau488 :

‘Nous en avons qui creusent la terre, mais au lieu d’être la phalange qui gratte un coin du jardin pour y enfouir les bijoux de la princesse, l’aumônier du pontife ou l’épée du chevalier, ce sont des bennes avec des ongles de deux mètres... (VII, 727)’

C’est pourquoi le refuge se trouve, selon lui, dans le travail artisanal qu’il met en valeur dans ce texte.

Par ailleurs, Giono ne nous laisse pas sur cette impression de pessimisme. Le « triomphe de la mort » est contrebalancé par le « triomphe de la vie », incarnée par exemple par le travail des artisans qu’il décrit dans la suite du texte. Ce travail est une forme de combat qui continue, contrairement à cette autre forme de combat voué à l’échec que laisse voir le tableau : ‘« le combat de la vie ne pourra plus se prolonger »’ (VII, 686). Giono dira en effet que ‘« la vie prolonge son combat de seconde en seconde »’ (VII, 730). Ce sont de nouveaux combats qu’il propose. La dernière phrase de Triomphe de la vie met en valeur encore cette question ‘: « La grande voix parle; elle dit : "Ils ont réussi à prolonger le temps de leur combat." »’ (VII, 842)489.

Le sens tragique de la vie, que laisse voir le tableau, change donc : le « triomphe de la mort » devient un « triomphe de la vie ». Et ceci grâce à l’évocation de l’image de l’enfant. Il s’agit plus précisément de tout le symbole que produit la main d’un nouveau-né. Toucher cette main redonne de l’espoir :

‘Il faut très peu pour renverser ce triomphe : une main nue, la main d’un enfant, d’un enfant d’une heure. [...] A mesure que je réfléchis en partant de cette petite main-là, j’entends tout le triomphe de la vie.  (VII, 691)’

Et du coup, l’auteur fait tout un développement sur cette vie qui se met en marche :

‘Et je m’attache pendant un petit moment à me représenter toutes les naissances de chaque seconde sur la terre. A l’instant précis où je compte un, puis deux, puis trois, comptant ainsi les secondes ou les battement de mon propre coeur, des milliers d’enfants de toutes les couleurs naissent sur toute l’étendue de la terre, dans les villes, les villages, les fermes [...] je les vois naître comme la frange d’écume dont le halètement de l’abîme vient blanchir le seuil du porche490. Sans cesse; sans répit. (VII, 692)’

La multiplication des naissances vient ici faire pendant au nombre impressionnant de squelettes que représente le tableau de Breughel. Le désespoir se change en espoir : ‘« Et, le triomphe auquel j’assiste maintenant en moi-même, ce soir [...] c’est le triomphe de la vie... ’(VII, 692). Pour le narrateur, la vie prend donc le dessus et les anges remplacent la mort : ‘« Et tous les espaces à perte de vol d’alcyon ou d’archange, je les vois occupés du halètement de la vie. »’ (VII, 693).

Mais la question qui se pose est de savoir comment concilier l’idée que le peintre a voulu traduire dans son tableau et qui reflète son individualité avec le point de vue que Giono adopte à travers son commentaire du tableau. Pour répondre à cette question, on peut dire que l’auteur choisit souvent des peintres qu’il aime et donc qui répondent plus ou moins à ses préoccupations personnelles. Il les choisit comme il le fait pour les auteurs qu’il cite ou pour le texte biblique491, qu’il adopte souvent, en le modifiant en cas de besoin, pour l’insérer dans son propre texte. Le tableau fait donc partie lui aussi du texte, comme on vient de le voir. Toute divergence éventuelle entre la signification que le peintre aurait voulu donner à sa peinture et celle que lui donne l’auteur se trouve ainsi dépassée.

Le tableau de Breughel sert donc ici de point de départ à une méditation sur la vie et la mort. Mais il sert surtout à mettre en valeur, par effet de contraste, le « triomphe de la vie ». Il permet de faire entendre des réflexions de l’auteur. La dimension imaginaire donnée au tableau (on a vu que l’auteur imagine des détails qui n’existent pas en réalité) permet justement d’articuler ses idées avec cet aspect particulier qu’il veut faire voir. Et ce qu’il veut faire voir ce sont davantage les symboles que la peinture elle-même. Celle-ci constitue donc une sorte de prétexte, qui permet de faire valoir des réflexions. En effet, Giono ne s’explique pas de façon abstraite, il lui faut toujours montrer à travers un support : récit, musique ou tableau. Les couleurs, les formes et l’attitude des personnages sont interprétées par Giono en fonction du thème qui le préoccupe.

Mais le côté esthétique de la peinture n’est pas pour autant négligé par Giono. Il est seulement transformé par sa vision à lui. Car il le soumet à son propre goût et sa propre pratique de l’esthétique. En commentant ces tableaux, il met en valeur, grâce au discours, son esthétique à lui. Sa lecture de l’oeuvre picturale sous-tend et reflète un art poétique personnel qu’il met en valeur chaque fois qu’il s’agit de parler d’un tableau. Peinture et écriture sont de ce fait liées. On a vu qu’il n’y a pas de transition entre la description du tableau et les réflexions auxquelles donne lieu le tableau ou même un seul détail du tableau. Celui-ci devient ainsi une partie inhérente du texte. Sur le lien du texte et de la peinture, Bourneuf fait remarquer que chez Giono :

‘«La référence picturale répète dans le discours littéraire l’opération qu’accomplit la peinture elle-même : elle rend signifiants des événements, un récit, une réalité. Ainsi, parfois chez Giono ce n’est pas la réalité extérieure qui est mise à contribution pour lire la peinture mais bien la peinture qui est utilisée pour lire une forme de réalité.»492. ’

Imbrication de l’esthétique picturale avec l’esthétique du texte. Ou encore par le détour des peintres qu’il aime, Breughel en particulier, Giono présente sa vision du monde et trouve un support pour donner corps à ses idées. Mais comme le note encore Bourneuf, il est difficile de savoir si c’est le référent pictural qui est premier et qui déclenche l’idée chez Giono ou si c’est le texte qui fait appel à la peinture, « après coup comme illustration »493. Ce que l’on peut dire c’est qu’il y a un va-et-vient continuel entre le texte et le référent pictural. La peinture enrichit les idées et à son tour l’écriture donne des significations nouvelles au tableau.

La peinture ainsi présentée dans ce texte n’a presque plus d’autre signification que celle que l’auteur veut lui donner dans son texte.

Le travail de l’écrivain est pour Giono semblable à celui du peintre. C’est ce qu’il affirme, par exemple, en 1952 dans son introduction aux Oeuvres Complètes de Machiavel. Selon lui, Machiavel est amateur de peinture : ‘« Il avait [...] tout à voir dans les raisons qui poussaient un tel à s’exprimer de cette façon plutôt que d’une autre et à organiser dans les couleurs des rapports purement personnels. »’ 494. Le rapprochement entre peinture et écriture, Giono le fait de façon plus explicite dans Noé , en parlant de la vaine tentative de l’écrivain pour parler de plusieurs choses à la fois, comme le ferait le musicien ou le peintre. Nous y reviendrons plus loin.

Ce qu’il y a de commun entre le peintre et l’écrivain c’est que tous les deux sont des artiste qui tirent tout, c’est-à-dire la matière de leur création, d’eux-mêmes. Ils font toujours leur propre portrait. C’est ainsi que l’auteur définit l’artiste :

‘Quoi qu’il fasse, il fera toujours son portrait. Et c’est seulement parce qu’il fait son portrait que les signes qu’il a inventés et l’ordre dans lequel ils nous parviennent forment un langage compréhensible.495

Tirer tout de soi-même au point que l’artiste est assimilé à son oeuvre, comme Giono le dit dans Noé : ‘« Cézanne, c’était une pomme de Cézanne »’ (III, 644). Pour lui l’oeuvre contient en quelque sorte le portrait de son créateur.

Pour Giono l’art est une « expression » :

‘[...] La peinture est un moyen d’expression (j’espère qu’on me pardonnera cette vérité de la Palisse). On a donné au mot message des sens tellement orgueilleux que je préfère dire que la peinture (comme l’écriture, la musique, la sculpture) est une sorte de lettre, de billet doux, d’ultimatum, de confession : c’est quelque chose qu’on a envie de dire. De dire sur quoi? Sur le monde : on a envie de dire quelque chose sur le monde.496

Notons que Giono émet des réserves quant à la notion de « message »497 et qu’il préfère « lettre », « billet doux »... c’est-à-dire une forme d’expression qui évite toute connotation idéologique. Il s’agirait donc d’« expression », terme qu’il utilise dans un autre article le 14 septembre 1969 dans Le Dauphiné libéré 498 , car la nature de l’art, sous toutes ses formes, est de permettre d’exprimer une émotion et à la communiquer à autrui. Tel semble être pour Giono sa fonction essentielle et élémentaire. Tous les « artistes » de Giono communiquent, par des moyens d’expressions variés, quelque chose d’eux-mêmes ou font voir, et entendre, le monde tel qu’ils le perçoivent. C’est ce que font les bergers du Serpent d’étoiles , Bobi de Que ma joie demeure , Herman Melville de Pour Saluer Melville, etc.

On remarque par ailleurs que chez Giono, il y a un autre « usage » que l’auteur fait de la référence à la peinture dans ses textes. Le renvoi à un peintre ou un tableau peut jouer dans l’économie du texte. L’évocation d’un tableau peut par exemple remplacer une explication. C’est ainsi que dans « Le Poète de la famille », le narrateur parlant de son cousin Achille, dit : ‘« Pour moi c’est un ange. Et depuis, malgré Fra Angelico, je vois les anges avec la carrure d’Achille. Il n’avait ni cou, ni bras, ni entre-jambes : c’était un bloc de deux mètres de haut... »’ (III, 422). Le paysage que représente un tableau peut remplacer toute une description et permet donc de saisir rapidement le sens que l’auteur cherche à donner. C’est ainsi que nous retrouvons le renvoi au même peintre dans son « Journal  » de captivité à Saint-Vincent-les-Forts en date du 19 novembre 1944 ‘: « Ce matin, ciel angélique, le même que Fra Angelico, moutons roses sur l’azur, si délicat qu’il touche le coeur à l’endroit des larmes. »’ 499. Toujours à propos du paysage, nous pouvons lire dans La Pierre : ‘« Le paysage acceptait cet immense appareil comme un paysage du Poussin accepte un cyclope »’ (VIII, 734), ou encore :

‘ Et quand je me serai bien rôti, quel plaisir d’aller retrouver mes papiers et mes livres dans ces ombres rondes et lumineuses où la plus petite anémone, la plus humble jatte, la plus modeste bouteille de verre vert et la plus pauvre lunette de fer composeront une de ces adorables natures mortes que Carlo Crivelli peint en marge de ses Vierges. (VIII, 766)’

Le renvoi à un peintre peut également servir à donner la nuance d’une couleur. Dans ce même « Journal  » que nous venons de citer, et en date 14 janvier 1945, Giono écrit ‘: « Ce matin la lumière est extraordinaire, vert Greco, vert pourriture de cadavre »’ 500. C’est à peu près d’ailleurs la même couleur que décrit Giono dans le tableau de Breughel501 dans Trio m phe de la vie que nous venons d’évoquer ‘: « Tout est rouge vin, noir verdâtre et du brun de labours en dégel »’ (VII, 686). La « pourriture de cadavre » renvoie également au tableau « L’enterrement du Comte d’Orgaz » du Greco évoqué, comme on l’a vu, dans Le Poids du Ciel.

Si dans certains textes, comme Jean le Bleu , la musique est liée à l’initiation poétique artistique de l’enfant, elle a un autre rôle légèrement différent dans les autres textes des années trente. Avec les chants et les poèmes populaires, elle permet de faire voir des personnages populaires auxquels l’auteur attribue un sens artistique considérable. Ces modes d’expression, qui reflètent leur mode de vie, leur être et leur rapport au monde, sont inhérents à une certaine image de la Provence que Giono cherche à faire voir. Provence inventée, et donc intérieure, qui sert de cadre à sa production littéraire de l’époque.

Mais la musique, quand il s’agit d’une musique vraie et non inventée, permet d’exprimer le rapport de l’auteur au monde. Elle a en ce moment un rôle semblable à celui la peinture.

La peinture, elle, semble avoir une autre fonction dans l’oeuvre. A l’exception du Dése r teur , texte qui met davantage l’accent sur la personnalité du peintre Charles-Frédéric Brun que sur sa peinture, les autres textes donnent un rôle très particulier aux tableaux qu’ils évoquent. Dans ces exemples que nous venons de voir, la peinture semble occuper, si l’on peut dire, une place médiane entre la réalité quotidienne et le texte. On a vu que l’auteur se réfère à un tableau, et non à la réalité, pour faire comprendre une idée, une réalité, un sentiment ou tout simplement pour lui emprunter les couleur et les formes d’un paysage qu’il décrit. C’est grâce à la peinture (qui est elle même une transposition subjective faite par le peintre d’une idée, d’un sentiment ou d’une réalité) que Giono communique quelque chose de personnel. Mais cette peinture, on l’a vu, perd du coup une partie de son rôle référentiel, parce qu’elle devient autre chose dans le texte de Giono. L’évocation d’un peintre ou de son oeuvre a le même statut et le même rôle que ceux que l’auteur donne à Virgile ou à Melville par exemple. La vie qu’il évoque est presque totalement imaginaire. Ils deviennent des personnages comme les autres. Mais des personnages où se projette en grande partie l’auteur lui-même.

Mais musique, chants, drames et peinture ont ceci de commun qu’ils occupent une place importante dans l’oeuvre de Giono. Les artistes, musiciens et poètes populaires, sont en général inventés par l’auteur. Les peintres, quant à eux, même s’ils sont réels, acquièrent un autre statut dans le texte : leurs oeuvres, on l’a vu, sont en quelque sorte réinventées. Tous ces modes d’expression artistique constituent donc une matière importante, voire essentielle, dans la création de Giono.

Notes
476.

Voir l’article de Roland BOURNEUF « Giono et la peinture », Op. cit., p. 161-184.

477.

C’est P. CITRON qui renvoie à ce tableau de Breughel, « Notes et variantes » sur Le Poids du ciel , note n°1 de la p.356.

478.

C’est Mireille SACOTTE qui renvoie à ce tableau, « Notes et variantes » sur Les Vraies Richesses , note n°1 de la p.241. Voir également sa « Notice » sur le même texte, VII, 973.

479.

Voir R. RICATTE, « Notes et variantes » sur Jean le Bleu , note n°1, de la p. 185.

480.

Notons que le tableau lui-même renvoie au texte sacré. Le texte de Giono joue donc comme un texte au second degré. Voir Violaine de MONTMOLLIN, « Notes et variantes » sur Triomphe de la vie , note n°2 de la p.660

481.

Ibid.

482.

C’est V. MONTMOLLIN qui relève cet aspect du texte. Ibid.

483.

Voir l’explication que GIONO donne dans sa « Préface » aux Vraies Richesses , VII, 150.

484.

C’est P. CITRON qui relève cet exemple. Il le commente ainsi : « Giono, qui se veut porteur d’espérance et de joie - les deux mots sont souvent associés dans Le Poids du ciel - aime à retourner les formules funèbres. Il le fera à nouveau pour transformer le Triomphe de la mort de Breughel en Triomphe de la vie . », « Notice » sur Le Poids du ciel, Op. Cit., VII, 1086.

485.

Roland BOURNEUF, « Giono et la peinture », Op. cit., p.179.

486.

Sur cette question, Voir V. de MONTMOLLIN, « Notice » sur Triomphe de la vie , VII, 1242-1243. 

487.

GIONO parle déjà des robots dans Le Poids du ciel .

488.

A propos de ce détail du tableau comme pour d’autres Giono laisse travailler son imagination. Voir V. de MONTMOLLIN, « Notes et variantes » sur le texte, Op. cit. Note n°2 de la p. 727.

489.

C’est V. de MONTMOLLIN qui relève ces exemples, « Notes et variantes », Op. Cit., note n°4 de la p. 686.

490.

Notons que le terme « porche », lié à la naissance d’un enfant, et présentant le lieu de passage vers la vie est repris plusieurs fois dans le texte, dans les pages 690, 691, 692 (2 fois) et 693.

491.

Pour lui, la Bible est avant tout une oeuvre d’art, comme il le dit en 1965 à J. CARRIÈRE :  « Je lisais la Bible à ce moment-là, mais j’ai toujours lu la Bible comme un livre de littérature, un livre d’histoire ou un livre de poèmes ou un livre de chroniques. [...] Je considérais la Bible comme une oeuvre d’art. », Jean Giono, Qui suis-je? Op. cit., p. 127.

492.

R. BOURNEUF, Op. cit., p. 180.

493.

Op. Cit., p. 178.

494.

Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade, 1952, p. XV. Cité par Alan. J. CLAYTON, dans Pour une poétique de la p a role chez Giono, Op. Cit., p. 11.

495.

« De l’insolite rapproché - La peinture et la technique », Le Dauphiné libéré, 1er fev. 1970, p. 3. Cité par R. BOURNEUF, Op. Cit., p. 173. D’après celui-ci, « Giono reproduit ici une formule qu’il a trouvée dans The Way of All Flesh de Butler, comme l’atteste une lettre de février 1943. ». Ce qui expliquerait, dans ce cas, l’origine aussi de la formule analogue qu’on trouve déjà dans Noé et qui nous sert de support pour cette troisième partie : « Quoi qu’on fasse , c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même qu’on fait » (III, 644).

496.

« Peinture et réalité », C a hiers de l’artisan, janvier 1958, p. 47. Cité par R. BOURNEUF, Op. cit., p. 172.

497.

Terme caractéristique de l’époque et de la littérature engagée.

498.

Voir R. BOURNEUF, Ibid.

499.

« Portrait de l’artiste par lui-même », Op. Cit., p.31.

500.

Op. cit., p. 84.

501.

Giono a découvert Breughel vers 1924. Voir R. RICATTE, « Chronologie » t. I, p. LXIV.