II. C. 1. Le rôle du poète

A travers l’oeuvre de Giono, nous pouvons relever plusieurs indications sur le rôle du poète. Nous en avons déjà évoqué, dans la première partie, certaines qui se trouvent dans Jean le Bleu , dans Virgile et dans Le Grand Théâtre . Mais il ne s’agit pas pour Giono de théoriser, il s’agit de montrer, à travers ses textes et surtout à travers des portraits de personnages comment apparaît cet aspect poétique.

Il ne s’agit pas pour nous d’étudier ici les poèmes de Giono mais de nous intéresser surtout à la figure du poète comme faisant partie de ce portrait général de l’artiste.

Les personnages qui ont ce don de poète traversent toute l’oeuvre. Ils ne sont pas poètes seulement parce qu’ils font des poèmes, mais surtout parce qu’ils ont une certaine vision du monde qui n’est pas celle des autres. Ils ont aussi leur discours particulier pour traduire ou exprimer leur rapport au monde. Ils ont également une certaine manière d’agir face au monde. Un être, un dire et un faire particuliers aux poètes.

Une des caractéristiques de l’attitude des « poètes » face au monde est d’avoir accès à une autre réalité que celle qu’on voit. Elle se situe au-delà du monde visible, dans cette région que Giono appelle souvent le pays de « derrière l’air », comme on le verra pour Ulysse et pour Melville.

En outre, le fait de saisir le monde d’une façon différente de celle des autres traduit une attitude de poète. Celui-ci appréhende le monde non pas seulement par la vue mais aussi par tous les autres sens. Pour eux, le monde émane de l’intérieur et il n’existe pas tellement en dehors d’eux. C’est par exemple le cas des personnages qui souffrent d’un handicap. Leur manque physique est compensé par l’acuité des autres sens ou par le développement d’un certain don chez eux. C’est ce qui leur permet de percevoir les choses différemment des autres. Nous pouvons citer, par exemple, les deux personnages du Chant du monde : l’aveugle Clara et le bossu Toussaint.

Par ailleurs, le poète peut jouer un rôle social actif. Il peut faire naître chez les hommes un monde nouveau, car ‘« le poète doit être un professeur d’espérance »,’ dit Giono dans « Aux sources mêmes de l’espérance  » (III, 203), en précisant qu’ ‘« à cette seule condition, il a sa place à côté des hommes qui travaillent »’. Le poète est en quelque sorte un visionnaire qui éclaire les hommes sur leur « destin », comme le dit Herman Melville à Adelina White dans Pour Saluer Melville : ‘« Etre poète, voyez-vous, Adelina, c’est précéder le destin des hommes. Il ne suit pas; il n’est pas contre : il précède »’ (III, 71).

Ce rôle « social » que l’auteur confère au poète remonte en fait à Que ma joie demeure . Bobi est un poète qui vient offrir aux habitants du plateau Grémone le moyen d’accéder à la joie. On a vu que dans Les Vrais Richesses, l’auteur dit assurer un peu lui-même ce rôle de Bobi auprès des paysans qu’il fréquente. En 1941, l’auteur revient dans Triomphe de la vie à la société artisanale, décrite notamment dans Les vraies Richesses, pour parler du rôle du poète dans cette société. Un rôle non pas véritablement social, mais un rôle qui apparemment satisfait un besoin d’ordre moral, un besoin intérieur : 

‘Ainsi, à côté du bourrelier viendra s’installer le cordonnier, puis le filateur, [...] et, plus longtemps après, un autre beau jour, pour satisfaire à des besoins qu’on portait en soi-même depuis que l’homme a regardé l’aube et la nuit : le poète viendra s’installer. (VII, 679)’

Nous sommes, d’une certaine manière, loin du rôle du poète concédé à Bobi. Le rôle du poète est semblable ici aux autres rôles que jouent les artisans, mais il satisfait un autre besoin, un besoin d’ordre spirituel. Giono explique ce besoin qu’ont les hommes du poète :

‘[...] l’homme a besoin d’objets invisibles. Pour qu’il puisse supporter le fait que le monde a été créé, il est obligé chaque jour, parfois chaque heure, à tout moment, de refaire en lui-même la création du monde. (VII, 679)’

Et c’est au poète que revient cette action de ‘« refaire en lui-même la création du monde »’. C’est dans cet ordre d’idées que Giono ajoute :

‘Alors, maintenant que le bourrelier et tous les autres et le boulanger se sont installés, ce qui manque à la communauté, pour qu’elle soit complète, c’est celui qui fournira les matériaux de cette « création par coeur » (de cette création qui doit se faire là où il n’ y a plus rien à créer). Il faut un magasin de merveille. C’est ce que j’appelle un poète. (VII, 680)’

Et Giono a même recours à Aristote pour définir le rôle du poète :

Tenons-nous à la vieille définition si on préfère :
« Ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l’oeuvre propre du poète, mais bien de raconter ce qui pourrait arriver...L’historien et le poète se distinguent en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. Ainsi, la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire. »
Ici, je pense aux temps modernes que nous venons de vivre et aux temps nouveaux que nous nous efforçons de vouloir vivre. (VII, 680)

Même si Giono s’appuie ici sur une traduction d’Aristote505, le choix de ce passage en particulier montre qu’il adopte totalement ce point de vue. Pour lui, le domaine du poète n’est pas le moment présent mais l’avenir; il n’est pas ce qui est déjà arrivé mais ce qui « pourrait arriver ». Donc le poète, contrairement à l’historien, est toujours tourné vers l’avenir avec ce rôle de prévoir et de prédire cet avenir. De ce fait, il est un peu visionnaire. D’autre part, le rôle du poète est un peu assimilé à celui de l’écrivain puisqu’il « raconte les événements ». Quant à la dernière phrase, elle place ce rôle dans le contexte de l’époque et par rapport à Giono lui-même. Celui-ci pense probablement à son propre rôle avant la guerre lorsque, durant des années, il prévoyait la guerre et luttait contre cette éventualité.

Cependant, dans le même texte, Giono a tendance à limiter le rôle qu’il a à jouer (par rapport à celui qu’il s’attribuait dans les « Essais pacifistes »), même s’il pense toujours qu’il continue à « prévoir » :

‘Je me place beaucoup plus haut que l’endroit d’où l’on peut faire des critiques. D’ailleurs, de ce qui existe aujourd’hui, je ne sais pas ce qui vaut mieux; et je le dis. Je ne suis pas un économiste distingué ni un politique; je ne suis qu’un poète; et surtout un poète pour moi-même. De l’endroit où je me place je ne vois plus : je ne peux que prévoir. (VII, 684)’

C’est parce qu’il est, après expérience, sans illusion sur la guerre qu’il se retire de la scène politique, tout en continuant à observer de « plus haut ». Etre ‘« poète pour [lui]- même »’ résume un peu, à notre avis, ce retrait désormais voulu par l’auteur, et qui va donner une nouvelle orientation à son oeuvre.

Le poète est le destructeur d’un ordre. L’idée apparaît dans « Le Poète de la famille ». c’est le père qui l’énonce ‘:  « Un poète, [...] c’est un type qui met tout en bombe. Après on est bien content de retrouver les décombres. »’ (III, 413). Dans ce texte, ce rôle est joué par le cousin Djouan. Le narrateur raconte, en effet, comment l’enfant Jean découvre ce cousin et s’aperçoit qu’il a des points communs avec son cousin « l’absent » ‘: «  [Ses frères] m’apprirent tant de merveilles sur celui qui s’appelait comme mon père et comme moi qu’il devint à la fois absent et éblouissant »’ (III, 436). Et ce n’est pas seulement à cause de son prénom qu’il est une sorte de reflet de lui-même, tout en tenant aussi de son père ‘: « il dit, en me regardant, une longue phrase de mon père. »’ ( III, 438). Djouan se distingue des autres, non seulement parce qu’il est toujours en voyage, parce qu’il lui arrive des aventures, et qu’il est en train d’acheter des concessions un peu partout dans le monde, comme le fera fictivement Giono dans La Pierre , mais surtout parce qu’il est un inventeur de dynamites : ‘« c’était la fameuse découverte qu’il avait faite tout seul dans le laboratoire écorniflé »’ (III, 437). Avant de repartir, Djouan essaie sa découverte en faisant exploser sa dynamite dans le tunnel que sa mère et ses enfants sont en train de percer. Djouan transforme ainsi le paysage par l’explosif qu’il invente. Et le narrateur de conclure : ‘« Nous venions tous de recevoir, elle [la tante] et nous, notre première leçon de poésie »’ (III, 452). Djouan incarne bien le poète tel que le père l’avait déjà défini.

On trouve à peu près la même définition dans Que ma joie demeure : ‘« la poésie est une force de commencement; et une grande force : la dynamite qui soulève et arrache le rocher. »’ (II, 606). Beaucoup de personnages, qui sont plus ou moins poètes (dans leur sensibilité ou leur rapport au monde) sont porteurs de dynamites ou artificiers, comme Saint-Jean dans Batailles dans la montagne (le prénom est à cet égard fort significatif). Ils font exploser le monde autour d’eux ou se font exploser eux-mêmes, comme Langlois d’Un roi sans divertissement. La révolte destructrice des paysans que décrit le projet des Fêtes de la mort peut, en partie, s’inscrire dans cette perspective du rêve de la destruction et du renouvellement. Le fait de donner à cette révolte un chef aveugle est assez significatif en soi. Giono écrit dans son Journal en date du 8 août 1938 à propos de la perception du monde par ce dernier ‘: « Aveugle de naissance, il ne connaît que les objets assez petits pour tomber sous le sens de son toucher. Le mystère commence plus près de lui que pour les autres hommes; un arbre est déjà pour lui un objet cosmique qu’il ne peut comprendre qu’en le supputant. » ’(VIII, 259). Sa perception est donc un peu semblable à celle des poètes. Chez ces derniers, le plus souvent, elle est plutôt sensitive qu’intelligente. Transformer le monde se fait donc, pour lui, en fonction de sa propre perception. D’autant plus qu’il a certaines qualité d’artiste puisqu’il « aime la musique » et que malgré sa « dureté extraordinaire », il est ‘« d’une tendresse inimaginable pour les chose »’ (Ibid.). L’aveugle a ainsi une perception peut-être plus aiguë et plus poétique que celle des voyants. Elle est chez lui une manière de « perce-voir » le monde, si l’on peut dire. C’est peut-être à cause de cet aspect qu’il y a, chez Giono, un intérêt particulier aux aveugles, comme le fait remarquer R. Ricatte : «  La cécité a exercé sur Giono une séduction prolongée : du Fidélin de Solitude de la pitié et de la Clara du Chant du monde à l’inoubliable Caille de Mort d’un personnage , tous ces aveugles sont dotés de prises sur le monde plus subtiles que celles des autres »506.

Dans cette destruction d’un certain ordre et de son remplacement par un autre, la dynamite joue donc un rôle important. Elle est la métaphore de la poésie qui transforme le monde en le faisant exploser. C’est de cette action d’abolition et de création que parle l’auteur Dans son Journal de captivité, en date du 3 décembre 1944. C’est une sorte de combat que mène l’écrivain avec les mots et les idées ‘: « Etre aux prises avec des combats gigantesques de mots, d’idées, de pathétique et de tendresse. Abolir et créer. Enorme appétit de corps et d’esprit. »’ 507

Le poète est donc celui qui possède le pouvoir magique de transformer le monde. On a vu que dans Jean le Bleu , le poète est défini par sa capacité de faire comme le teinturier : ‘« d’un blanc il fait le rouge »’ (II, 154). Autrement dit, celui qui parvient à donner à la réalité ses propres couleurs. C’est le cas, par exemple, des bergers du Serpent d’étoiles , dont nous avons parlé, qui, grâce à leur musique et au drame qu’ils jouent, recréent le monde à leur façon. Ils miment, sur le mode poétique, la Genèse elle-même.

Mais cette recréation n’est possible que grâce à un langage particulier dont doit disposer le poète. En effet, le poète est celui qui possède le pouvoir du langage. Car il ne suffit pas de sentir le monde d’une certaine façon, il faut au poète communiquer et faire partager ses sensations. C’est d’abord une capacité de faire naître des images, comme le Sarde du Se r pent d’étoiles qui est « un accoucheur d’images » (VII, 107). En créant un monde par leur drame, le Sarde et ses camarades donnent à la parole un rôle démiurgique. Ce rôle est propre surtout aux textes d’avant guerre. Dans le langage qu’il adopte, le poète évite les sentiers battus. Il se crée un langage propre à lui. Car le langage confère au poète un nouvel « être » et un pouvoir « faire » : tel est le cas d’Ulysse, de Bobi ou de Melville, comme on le verra plus loin.

Notes
505.

Voir V. de MONTMOLLIN, « Notes et variantes » sur Triomphe de la vie , Op. cit., note n°2 de la p.680.

506.

R. RICATTE, « Notes sur un projet de Giono », III, 1273.

507.

« Portrait de l’artiste par lui-même », Op. cit., p. 59-60.