Chapitre 2
Les principales figures du créateur

Introduction

Comme on vient de le voir, l’oeuvre de Giono contient un nombre impressionnant de personnages qui font figure d’artiste et plus particulièrement de « poète ». Nous nous contenterons ici d’étudier quatre oeuvres, éloignées les unes des autres dans le temps, mais qui ont ceci de commun qu’elles mettent toutes en valeur cette figure du poète en rapport avec la problématique de la création littéraire chez Giono. Il s’agit de Naissance de L’Odyssée, de Pour Saluer Melville, des Grands Chemins et de Noé .

Dans chacun de ces romans, Giono traite, de façon légèrement différente à chaque fois, de cette question essentielle qu’est la création. Dans le premier, nous verrons que ce qui est important c’est le problème de ce qu’on peut appeler le « mensonge créateur », qui est le substrat et le principe générateur de toute création romanesque. Ulysse arrivera à se créer une autre image de lui grâce à la parole et à tromper ainsi tout son monde. Il donne la preuve qu’en matière de création le mensonge l’emporte sur la vérité. Comme il s’agit du premier roman achevé de Giono, on peut dire que Naissance de L’Odyssée jette les bases mêmes de la création chez Giono. Toute son oeuvre sera cette création à côté de la vérité. Son objet sera ce monde tout à fait imaginaire. Giono ne sera pas « réaliste », mais il va créer son monde à lui.

Naissance de L’Odyssée est de ce fait un texte qui contient les principes de toute l’oeuvre qui suivra.

Le créateur qui est en train de vivre les sensations dues à la transformation de son image, telle est la problématique qui est mise en valeur dans ce texte. Elle sera reprise différemment dans Noé .

Dans Pour Saluer Melville, nous avons une autre image du créateur. Il s’agit de voir comment Melville (devenu personnage de fiction) fait naître, grâce à la parole poétique, tout un monde qu’il fait voir et sentir à Adelina. Par certains côtés, il est le double de l’auteur. Il traduit les préoccupations esthétiques et littéraires de Giono à cette époque.

Les Grands Chemins , texte écrit presque dix années plus tard, est un roman qui met en valeur à peu près les mêmes problèmes mais à un niveau différent. Il ne s’agit pas de personnages littéraires (comme Ulysse ou Melville), mais de deux personnages fictifs qui sont le support des idées relatives au travail du créateur. Nous verrons que certains détails permettent de lire le thème du jeu et de la tricherie comme une métaphore de l’écriture. Le thème de l’artiste qui triche reprend un peu, mais sur un mode différent, l’artiste qui ment qu’est Ulysse.

Mais avant Les Grands Chemins , Giono a déjà écrit Noé , oeuvre centrale qui met en scène le créateur en train de créer. La particularité de ce texte est, en effet, qu’il décrit le créateur en train de se battre avec les images et les mots. Il est présenté au milieu de sa création même : ses textes, ses personnages, ses souvenirs, etc. Nous essayerons de voir comment ce texte est justement le roman du romancier. Le romancier est en effet ici la matière même de la création romanesque. Les thèmes, la structure et la narration dans ce texte contribuent tous à mettre en valeur cet aspect essentiel chez Giono.

Un autre point commun entre ces textes, c’est l’importance donnée à chaque fois à la dimension discursive. Le récit se construit en effet comme étant la parole, ou autour de la parole, du narrateur ou d’un personnage. Dans Naissance de L’Odyssée, c’est autour d’un récit que fait Ulysse que sa légende se construit. Celle-ci se répand grâce aux récits qu’en font les aèdes. Dans Pour Saluer Melville, c’est la parole poétique de Melville qui constitue l’essentiel de l’oeuvre. Dans Les Grands Chemins , tout le récit est à la première personne. Il est donc la parole du narrateur. La parole est donc la caractéristique essentielle de la plupart des textes de Giono. Nous tenterons de voir, à travers certains textes, la nature de cette parole et sa fonction par rapport aux personnages « parleurs » et à la construction des récits.

L’étude de la parole nous amènera à examiner la dimension de l’oralité dans l’oeuvre de Giono. Car ce qui distingue l’écriture chez Giono est qu’elle se veut une transposition de l’oral. Nous verrons comment se présente cette dimension de l’oralité, aussi bien les codes qui la sous-tendent que sa valeur par rapport à l’esthétique générale chez Giono.