I. Naissance de l’Odyssée ou le mensonge créateur

1. A. La parole poétique comme acte de création

Il faut remonter à Naissance de l’Odyssée pour y voir apparaître déjà la figure du poète-créateur. Cette oeuvre montre en fait Ulysse en train d’inventer un monde imaginaire, et du même coup de s’inventer lui-même, grâce au « mensonge créateur ».

Dès le début du « prologue », Ulysse est présenté comme un personnage qui ouvre les yeux sur un ciel nouveau. C’est comme un personnage qui renaît. Il s’agit en fait d’un naufrage auquel il vient d’échapper :

Aplati sur un le sable humide, Ulysse ouvrit les yeux et vit le ciel. - Rien que le ciel ! Sous lui, la chair exsangue de cette terre qui participe encore à la cautèle des eaux.
La mer perfide hululait doucement : ses molles lèvres vertes baisaient sans relâche, à féroces baisers, la dure mâchoire des roches.
Il essaya de se dresser : ses jambes, des algues ! Ses bras, des fumées d’embruns ! Il ne commandait plus qu’à ses paupières et, elles étaient ouvertes sur la désolation du ciel ! Il ferma les yeux . - Le désespoir se mit à lui manger le foie. (I, 3)

C’est à la fois la naissance d’un personnage et celle d’une oeuvre, puisqu’il s’agit du premier roman achevé de Giono.

Ce réveil sur un monde nouveau, vécu comme une (re)naissance ( la mer(e) l’ayant ainsi mis au monde) est le début d’une nouvelle vie que Giono donne à ce personnage, une sorte de résurrection qui lui confère désormais un rôle nouveau, un peu différent de celui de L’Odyssée d’Homère. Quelque pages plus loin, on découvrira ce rôle essentiel conféré à Ulysse, celui du conteur. En effet, Ulysse ‘« n’était pas embarrassé pour les contes »’ (I, 5)508.

Pour Ulysse, la nouvelle vie commence quand son ami Ménélas lui rapporte la nouvelle : sa femme Pénélope le trompe avec Antinoüs (I, 8). Il décide de rentrer. Sur le chemin du retour, à l’auberge, la rumeur est confirmée par l’ânier. Pour répondre aux femmes qui le taquinent, celui-ci leur dit ‘: « Vous faites comme a fait la femme d’Ulysse... »’ (I, 25). Ulysse est touché au fond de lui-même par ces propos :

‘La phrase entra dans la chair d’Ulysse ; il ne sut pas si elle avait suivi le canal habituel de l’oreille ou si elle s’était ouvert un passage brutal à travers sa poitrine. (I, 25)’

En effet, il écoute l’ânier ‘qui « ruissel[le] de paroles comme de sources la montagne généreuse »’ (I, 26).

A cette rumeur s’ajoute celle de sa mort. Celle-ci est peut-être encore plus insupportable pour lui. C’est pourquoi il décide de riposter, en répandant une rumeur, celle du récit de ses exploits imaginaires. Cette rumeur s’avérera plus forte parce qu’elle est inventée‘. « Il s ’agit de combattre une rumeur [...] encore plus mensongère selon laquelle Ulysse serait mort, et d’opposer à ce bobard une vérité ornée, et donc persuasive. »’ 509. Quand l’aède aveugle raconte la mort d’Ulysse, dont la barque a été engloutie, il prépare indirectement sa résurrection - grâce au récit que fera Ulysse -, puisqu’il qualifie cette mort d’«évaporation » et de « quelque chose de divin ». Son éventuelle résurrection peut donc être justifiée :

‘Le sort d’Ulysse, en son temps, nous a tous passionnés. Il y a quelque chose de divin, à tout prendre, dans la disparition de cet homme qui fond au milieu de la vie comme une vapeur. Mais, la raison aidant, il n’est pas le premier à s’évaporer ainsi, c’est même un sort commun chez les marins. (I, 30)’

Ulysse, lui, affirme qu’il a vu Ulysse vivant. Il le fait si bien que l’aède même en est convaincu. A la mort d’Ulysse le marin, telle qu’elle est racontée par l’aède, va succéder la résurrection d’un autre Ulysse, mais comme légende. Toutefois, pour arriver à convaincre ses auditeurs (surtout un professionnel comme l’aède aveugle), Ulysse a dû passer par des étapes. Tout d’abord, il avoue ne pas être capable de paroles, comme l’aveugle qui ‘« conte [...] bien »’ (I, 29) :

‘« Je ne suis pas habile aux contes, c’est bon pour ceux qui vendent leurs paroles et les graines de leur guitare : chacun son métier. Le mien est de dessiner les routes sur la mer avec des burins de bois. Mais je dis franchement ce que je sais. » (I, 30)’

Cet aveu d’incapacité de faire des récits n’est peut-être qu’une manière de cacher sa véritable identité. Toutefois avant de répondre à l’aveugle, en prouvant que son « ami » Ulysse est encore vivant, il hésite. Ce sont d’abord les images qui naissent en lui, puis la parole vient comme une « source » :

‘Ulysse resta silencieux, comme un qui a reçu un coup de poing au menton et vacille, la tête alourdie d’images fulgurantes : il revoyait en clair les ports aux bras de femmes, Cythère la rocheuse, Circé-glu, Photiadès... Soudain, il remâcha la phrase passée : «  Il y a quelque chose de divin, à tout prendre... » Archias passa devant ses yeux brouillés, conduisant l’échevelée procession des dieux et il sentit comme une source fraîche crever en lui. (I, 30) ’

Notons que l’image de la voix comparée à une source et l’image de quelque chose qui « crève » pour laisser sortir un liquide sont des images récurrentes chez Giono.

Pour que ses auditeurs croient au récit qu’il va conter, Ulysse prépare tout un cadre propice : des forces cachées, des dieux, des vies qu’on ne connaît pas. Désormais il trouve sa veine et la parole est plus facile :

‘ « Ah ! toi qui doutes des choses les plus simples (les mots passaient tout seuls la barrière de ses lèvres), j’aurais voulu que tu sois dans les caniers de l’Eurotas quand Ulysse me conta ses aventures. Il me semblait à moi aussi que la route de mer fût courte entre Asie et Hellas, mais il m’a expliqué, et sa voix était comme le filet froid de la fontaine sur la tête de l’ensommeillé matinal. Il y a derrière l’air du jour des forces étranges que nous connaissons mal. Ai-je besoin de vous le dire : vous, les bûcherons, vous le savez aussi bien que moi : les arbres pleurent vraiment quand on les coupe, n’est-ce pas ? Et la fibre gluante des troncs écorcés tressaille comme une chair qui souffre510. Est-ce vrai ? Ou nous a-t-on cloché des sonnettes ? » (I, 31)’

Le discours d’Ulysse provoque l’effet escompté sur ses auditeurs. Celui-ci en est satisfait. Il ‘« cligna de l’oeil en souriant »’ (I, 32), car ‘« ils s’émurent »’ (Ibid.). On est prêt à l’écouter. Mais il est curieux de noter que, pour être cru, Ulysse ne dise pas la vérité, mais ait recours aux légendes et aux croyances. Lorsqu’il a, au début, affirmé qu’il a rencontré Ulysse vivant, on ne l’a pas cru (l’aède aveugle en premier), mais lorsqu’il a commencé à inventer, on commencé à le croire. Il se rend compte déjà que le « mensonge » a plus de force que la vérité.

Nourrir chez ses auditeurs des images extraordinaires, nées des croyances aux dieux et aux forces qui gèrent leur vie, au point de susciter chez eux le sentiment de la peur, tel est le moyen qu’il utilise pour obtenir leur adhésion à son récit. En effet, Ulysse ne manque pas de mentir en se faisant passer pour témoin oculaire de scènes surnaturelles, comme celle de la naissance d’enfants-monstres engendrés par l’accouplement des dieux avec des femmes :

– Mousarion, dit une paysanne qui depuis un instant bouillait d’impatience, Mousarion, la laitière de chez nous, vous savez bien, a fait un enfant qui a deux petites cornes d’or. C’est Pan qui l’avait prise !
– Elle n’est pas la seule, continuait Ulysse, combien d’assaillies ai-je vues, qui dorlotaient des petits satyres aux yeux verts. (I, 31)

Ulysse parvient ainsi à gagner les auditeurs et à les remplir de ses récits sur les dieux. L’ânier lui-même, qui a rapporté le récit des infidélités de Pénélope, est pénétré par la parole d’Ulysse :

‘L’ânier regarda furtivement la forêt, il se sentait maintenant entouré de griffes, de dents, de poils touffus : une large face barbue, hérissée de cheveux fulgurants, emplissait la coupole de son crâne et il la voyait interposée entre lui et la nuit. (I, 33)’

Même l’aède aveugle, dont la profession consiste justement à parler, éprouve de l’admiration pour Ulysse, ‘« une admiration mal contenue »’ (I, 33). Il apprécie ce qu’il dit et grâce à son flair, il y voit autre chose. C’est pourquoi, lui l’aède, il demande à Ulysse de raconter l’histoire d’Ulysse avec les dieux :

‘« Ta phrase est comme un amandier chargé de gui. Elle veut dire autre chose qu’elle ne dit. Personne n’oublie les dieux, moi moins que tout autre, mais raconte-nous, ont-ils barré la route à Ulysse ceux-là ? »  (I, 33)’

Ulysse, sans révéler toujours son identité, vient en effet d’entamer le récit de ses aventures imaginaires. Il raconte comment il a pu survivre. La scène qu’il décrit préfigure, comme le remarque Pierre Citron511, les circonstances de la mort de son rival Antinoüs. Mais contrairement à celui-ci, il parvient, lui, à s’en sortir :

‘« Mais, poursuivait Ulysse, avez-vous songé au sort d’un homme qu’un dieu ennemi harcèle ? Le visage du ciel s’effondre, la terre se meut sous ses pas - comme le flot de la mer, la colline qu’il gravit se lève soudain, meugle et saute de l’autre côté du monde, l’île qu’il cherche nage, le fuit, s’enfonce vers les gouffres ; et si, gonflé de courage, il s’obstine, le chemin qu’il suit se tord et revient sur lui-même comme un serpent qui se mord la queue. » (I, 33)’

La dernière phrase fait un peu penser à la situation même d’Ulysse racontant ses propres aventures. Mais la lutte contre les dieux annonce un peu tous les combats que nous trouverons dans les oeuvres à venir, que ce soit des combats contre toutes les formes des forces extérieures qui entravent la vie des personnages ou les combats contre ‘les « monstres personnels »’, comme le dira Giono dans Pour saluer Melville  :

‘On n’a plus besoin d’océans terrestres et de monstres valables pour tous ; on a ses propres océans et ses monstres personnels. De terribles mutilations intérieures irriteront éternellement les hommes contre les dieux et la chasse qu’ils font à la gloire divine ne se fait jamais à mains nues. (III, 3-4)’

Le combat contre les dieux donne tout l’intérêt au récit d’Ulysse. Car sortir vainqueur de ce combat lui donnera toute la gloire et justifiera, aux yeux des autres, toute la légende qu’il est en train de forger de lui-même. En outre, il vient de rivaliser avec les dieux en se mettant à créer à son tour. Il sent venir en lui le récit ‘: « Comme du haut d’une colline la plaine, il vit les aventures magiques étalées devant lui. »’ (I, 33). Mais Ulysse commence seulement à raconter. Le récit, au second degré, celui qui est supposé être d’Ulysse lui-même ne figure pas dans le texte. Le récitant Ulysse dit en effet :

‘« [...] Lui est toujours vivant, et voici ce qu’il me dit dans les caniers de l’Eurotas... » (I, 34)’

Mais si ce récit fait l’objet d’une ellipse ici, c’est à travers les chansons de l’aède aveugle et des autres qui les reprendront qu’il va réapparaître, dans différents passages du texte. C’est seulement l’effet de ce récit sur l’aveugle qui est donné. Celui-ci se réveille le lendemain tout changé par les paroles d’Ulysse :

‘Au petit jour, le guitariste s’éveilla d’un sommeil fleuri comme une eau qui flue entre les genêts. [...] Sa nuit intérieure illuminée par un grand genêt d’or, les paroles d’Ulysse glissaient encore contre ses oreilles avec le vent confus. (I, 34)’

Il est émerveillé par la voix d’Ulysse ainsi que par les images que celui-ci a réussi à faire entendre et voir (à lui l’aveugle) :

‘le guitariste portait en lui une ivresse d’or, le grand genêt resplendissant et tout fleuri qui illuminait sa nuit : la voix d’Ulysse. [...] Des frissons émerveillés le parcouraient au souvenir de ces images que la voix d’Ulysse avait peinte sur le mur noir de ses ténèbres. (I, 35)’

La métaphore ‘« Il portait en lui le genêt d’or»,’ répétée encore à la page suivante, est assez significative. Car c’est au tour de cet aède d’enfanter (pour filer cette métaphore) ailleurs cette légende qu’il porte en lui. C’est pourquoi il est pressé de partir dès l’aube. Le rôle d’Ulysse est terminé. C’est lui qui va servir de relais, d’écho et de porte-parole à Ulysse. Il diffusera la légende. Il va d’abord, de par sa profession, la gonfler en ajoutant des détails, en la mettant en musique :

« Ça, ne pourrais-je pas mesurer ces paroles et les chanter ? Un bourdon de ma guitare imiterait la présence de la mer ; le grignotis de l’aigu ! Pallas qui marche entre les oliviers aux feuilles dures, puis, puis... »
Et il fredonnait à voix basse.
Les paroles d’Ulysse faisaient lever en lui une nuée d’images neuves. (I, 36)

Si le récit d’Ulysse n’est pas présent dans le chapitre 1 de la première partie, la voix d’Ulysse, elle, est décrite à plusieurs reprises. Le changement de la voix traduit l’assurance qu’Ulysse prend progressivement, à mesure qu’il parle. Notons cette progression.

Quand Ulysse a écouté l’ânier parler de son rival Antinoüs, il ne peut se contenir :

Il y eut un silence. La guitare était morte. Alors, une voix nouvelle, rauque et soufflant comme les ailes de la colère monta :
« Ecoute, je ne donnerai pas cher de ton Antinoüs si Ulysse retourne jamais au manoir. »
Chacun leva la tête et chercha d’où elle venait :
ceux de l’autre côté se poussaient pour voir. Le plus ébahi de tous était certes Ulysse, car la voix était sortie toute seule de lui-même. (I, 27)

Les paroles semblent sortir malgré lui. A propos de la mort d’Ulysse, il affirme, lui, qu’il est vivant, mais il se rend compte, en disant cela, qu’il vient de s’engager par ce qu’il dit :

‘« Et si tout le monde se trompe, dit Ulysse, de plus en plus ébahi, car il soufflait, contre son gré intime, de regrettables paroles. (I, 28) ’

En parlant, il prend de plus en plus de l’assurance : ‘(« Les mots passaient tout seuls la barrière de ses lèvres. »’ (I, 31)

Et deux pages plus loin, il reprend la parole avec ‘« une voix plus sourde mais posée. »’ (I, 33).

Et à la fin de son récit, le narrateur note ‘que’ ‘ « la voix d’Ulysse sonna longtemps contre les murs »’ (I, 34), comme pour souligner cette force qu’a désormais ce récit, qui va arriver jusqu’à Ithaque. La parole a désormais une existence matérielle qu’Ulysse ressent en parlant : ‘« Il se tut, la gorge râpée par les mots vifs. »’ (I, 33).

Notes
508.

Cet incipit fait un peu penser à celui que Giono écrira pour Le Hussard sur le toit , tant la « désolation du ciel » ressemble à celle que découvre Angelo à son réveil  (IV, 239).

509.

Gérard GENETTE, Pali m psestes, Seuil, 1982, p.415.

510.

Dans presque tous les romans d'avant guerre nous retrouvons l'idée de cette vie secrète dans les arbres, mais dans La Pierre , Giono va parler d'une vie insoupçonnée renfermée, elle, dans la pierre et dont les mineurs, surtout, se rendent parfois compte.

511.

Pierre CITRON, « Notes et variantes » sur Naissance de l'Odyssée, I, note n°1 de la page 33.