I. B. La force d’une légende

I. B. 1. Ulysse confronté à sa légende

Ulysse est un homme totalement différent de celui du récit qu’il vient de faire lui-même. Le lendemain, il se sent fatigué et sans force :

‘Ulysse gourd et lourd marcha sans plus penser. Les vestiges de sa fatigue l’éveillèrent. Il s’adolora de nouveau au souvenir de sa souplesse perdue. (I, 36)’

Il se découvre même sans voix, ne ressemblant guère à celui qui a parlé la veille :

‘il ouvrit la bouche pour tousser, et il ne toussa pas tant il eut l’impression de bâiller au sein d’une eau étouffeuse. (I, 36)’

Sur le chemin de Mégapolis, il se sent inquiet :

‘Une inquiétude étrange habita Ulysse. Il chercha autour de lui les bruits familiers de sa vie. Il écouta : sa sandale était muette. ((I, 36)’

comme si le récit, qui va pourtant retentir un peu partout, laissait un silence au fond de lui même. Il a même peur. Peur surtout des dieux qu’il croit avoir offensés :

Il lui revint d’avoir obéi la nuit passée aux sollicitudes de sa fantaisie, et dans des proportions où jamais son mensonge ne s’était gonflé.
« J’ai juré le nom des dieux ? Je me suis mêlé à leur vie terrible ! Pourquoi ? »
Le mensonge surgit par morceaux horrible devant lesquels il trembla.
« J’ai attiré leur oeil sur moi !...Étais-je pas bien caché dans les herbes ? Je les ai défiés par le dard de ma langue, puis j’ai clamé mon nom vers eux, comme un couillon ! » (I, 36-37)

En inventant une vie, un personnage et un monde qui n’existent pas, Ulysse vient de se hausser au rang du créateur, c’est-à-dire d’avoir le privilège des dieux. C’est pourquoi il a peur de les avoir « défiés ». Cette légende qu’il vient d’inventer lui cause plus de mal que de joie. Il en éprouve certes de la satisfaction à certains moments. Par exemple, lorsqu’à Mégapolis, il écoute l’aède parler de lui de façon flatteuse :

‘Il sursauta, prêt à répondre à cet appel direct, la bouche déjà entrouverte...L’aède, les yeux levés vers la nuit, poursuivait. Ulysse, un long temps sans comprendre, écouta grandir en lui un ronflement monotone qui peu à peu submergeait les mots de la chanson. Toutes les forces de sa cervelle se tendaient vers ces paroles plus agiles qu’oiseaux, et qu’ils n’atteignait pas, sauf celles du vol plus lourd. (I, 49)’

L’attitude d’Ulysse est celle même du créateur qui est « ébloui » devant sa propre création, dont Giono parlera en 1953 dans ses Entretiens avec Amrouche en disant : ‘« Je n’en suis pas toujours le maître ! J’en suis le sujet ébloui ! »’ (Ent., 177).

Ulysse est donc le premier à être étonné et fasciné par sa propre création. Mais il est surtout gagné par la peur. Avant qu’il ne fasse son récit, il ne connaissait pas ce sentiment. Sur son chemin vers l’auberge, bien qu’il soit conscient de la présence des dieux, des nymphes et d’autres forces cachées autour de lui, il n’avait pas peur :

N’ y a-t-il pas de nymphes glacées dans l’eau des sources ? - il en avait un jour touché une des lèvres en buvant à même l’eau verte.
Ce n’était pas à lui, Ulysse, qu’on en pourrait conter, mais il savait que le cri des écorces - c’est notoire - présage le jaillissement d’une dryade nue comme une épée et il reconnaissait la bauge d’un satyre au pli des herbes et aux poils laissés.
Peur ? Non pas ! (I, 18)

Mais après avoir fait son récit, la peur le gagne : « Ulysse sentit en lui grandir la peur » (I, 38). Sur son chemin, il a soif, mais il ne trouve pas d’eau. Il a même peur que la source ne soit tarie:

‘S’il y avait une source elle ne pouvait être qu’en ces bas-fonds. Ulysse descendit et entra dans la broussaille. [...] Hélas ! au pied de l’arbre se lovait le lit sec d’un torrenticule à peine gros comme une trace de lézard. (I, 37)’

Et deux pages plus loin :

‘Ulysse s’avança cherchant l’habituel bassin d’eau lustrale où il pensait tuer sa soif. Il ne trouva qu’un trou fétide : quelques moussettes indiquaient à peine le lit de l’eau partie. (I, 39)’

Sur son chemin, ce sont surtout les voix du monde et des dieux qu’il entend autour de lui, mais qui font comme un contre-écho à son récit chanté par les aèdes :

Malgré le silence du val, il entendait comme mille cythares chantant ensemble un chant funèbre.
[...] Était-ce la voix de ce dieu ironique et joueur dont il percevait maintenant les effluves et, qui plus véloce que la flèche, courait au-delà de la terre en tenant l’espérance embrassée ? (I, 38)

Son inquiétude est aussi causée par sa solitude ; car en étant seul, il se retrouve face à lui-même et son imagination devient son « ennemie ». Avec les autres, cette inquiétude disparaît :

‘Ulysse entrait à peine dans la foule que déjà la moitié de son inquiétude s’envolait. [...] Il se sentait à l’abri dans la main profonde de la ville. Sa nouvelle ennemie même, la féroce imagination, cessait de darder le juste aiguillon dans la plaie à vif de son coeur. (I, 44-45)’

La peur continuera pourtant à l’habiter. Il la ressentira face à son rival Antinoüs :

‘« Antinoüs, ce bloc de nerfs ! » Un frisson glacé fusa dans la chair d’Ulysse. Il entendait l’ânier dédaigneux : « Combien en faudrait-il de comme toi pour l’abattre ! » (I, 83)’

Face à celui-ci, Ulysse se trouve, en effet, fort impressionné de sa force. Antinoüs arrive facilement à déplacer son « rouleau à blé ». La peur d’Ulysse ne fait qu’augmenter :

Ulysse, éperdu, écoutait grandir en lui un étrange tumulte.
Antinoüs, ces lourds poings noirs ! » (I, 84)

Ulysse s’avère différent de celui de la légende. C’est un poltron. Son coup de poing qui provoque la fuite de son rival est présenté comme le fruit d’un pur concours des circonstances. C’est un coup involontaire. Ulysse est comme poussé malgré lui dans la bagarre :

« Nous allons te le pousser , clama Lagobolon véhément.
– Eh ! Eh ! Ne poussez pas », dit Ulysse
Dans l’instant, le marchand le jetait d’une bourrade sur Antinoüs. Il perdit l’équilibre, leva désespérément le bras, son poing s’écrasa sur quelque chose de dur.
Kalidassa et Pénélope crièrent ensemble.
Dans un éclair, il vit qu’il avait touché le menton d’Antinoüs ! C’en était fait. Il bomba les épaules, ferma les yeux ! Quand il les rouvrit, les deux femmes criaient toujours, mais Antinoüs, jambes au vent, détalait au fond du verger.
« En avant ! En avant ! » gueula Lagobolon, et Ulysse s’élança. (I, 92)

Antinoüs mourra aussi de peur.