I. B. 2. Mensonge et vérité

Après son départ de l’auberge, Ulysse ne cessera de penser à son mensonge. A Mégapolis, il sent un plaisir à écouter l’aède faire son récit, mais en même temps il a peur de lui :

‘Il eut un petit frisson : la présence de son mensonge l’effrayait. Il était dressé dans le temps passé comme un arbre sur la plaine rase ; il ne pouvait pas faire qu’il ne soit pas ! ( I, 48)’

Et deux pages plus loin :

Son mensonge se dressait devant lui. Ce n’était plus l’arbre isolé sur la plaine rase [...] Ulysse sentait monter autour de lui l’étreinte de ces grandes frondaisons hostiles. Il poussa un profond soupir. L’aède, flatté de cette émotion se rengorgea comme un pigeon.
Il reconnaissait sinon ses paroles, ses idées, l’essence même de son mensonge. Une onde de peur l’envahit. De l’autre côté des mots se gonflait une de ces forces mystérieuses qui l’avaient harcelé dans la colline : la menteuse imagination s’encornait de deux branches de coudrier, surgissait, bondissante, et, Ulysse éperdu détalait comme une flèche. Soudain, une certitude se leva devant lui, bruyante comme une compagnie de perdreaux !
« C’est la vengeance ! C’est la vengeance des dieux, tu es perdu !Leurs langues ajoutent à ta langue, et l’on dira d’immenses gestes, et ceux qui connaissent la grosseur de tes bras... » (I, 50)

La prise de conscience de l’ampleur de ce mensonge est très forte chez Ulysse, au point qu’il a l’impression de confondre vérité et mensonge :

‘Certes, il n’était pas un trop mauvais garçon, mais il avait menti, menti d’affilée, comme on respire, comme on boit quand on a soif, tant et tant qu’il ne connaissait plus le vrai du faux, qu’il n’y avait plus de vrai dans sa vie, son imagination cristallisant sur chaque brin de vérité une carapace scintillante de mensonges. (I, 53)’

Il lui semble que toute la ville de Mégapolis, et Ithaque par la suite, est emplie de son mensonge ‘: « Il évitait les bourgs retentissants du bruit de son mensonge » ’( I, 54). Et il se sent désormais comme prisonnier de l’image mensongère qu’il s’est faite de lui-même :

‘Plus il réfléchissait, plus il se sentait prisonnier de son mensonge, comme un bûcheron dont la main est prise dans la fente refermée d’un tronc. (I, 37)’

Son récit lui interdira désormais d’être un homme autre que celui qui est conforme à cette image. C’est pour cela qu’il se sent pris dans son propre piège. Il se sent victime de ses paroles. Tout le monde pensera au personnage de la légende et cherchera à voir un autre Ulysse. La solution qu’il trouve est de garder l’anonymat. C’est pourquoi lorsqu’il rentre chez lui, il ne peut que continuer à mentir en se déguisant en mendiant pour préserver cette image mensongère de lui. Il regrette son mensonge, qui l’empêche de se présenter à sa femme :

[...] Maudite auberge de la montagne ! Ô longue langue !
Sans ce mensonge ridicule, il serait à cette heure dans les bras de sa femme au lieu de taper du bâton dans l’herbe, sous les mûriers. (I, 81)

Il a peur que l’on découvre sa vérité parce qu’il est un « menteur malhabile » :

A l’auberge, il avait pu dresser dans la nuit un Ulysse à la taille des gestes et nul n’avait songé un instant à le comparer au voyageur à nez pointu qui parlait accroupi près du feu.
Ici personne ne devait croire. Dans cette île de menteurs habiles, il serait désormais marqué « le menteur » parce que menteur malhabile. Tous ils abritaient leur sensible amour-propre sous des mensonges adroits, vraisemblables, en instillant le vin de leur cervelle dans la fade piquette des événements réels. (I, 81)

Et il a peur aussi que son mensonge ne se retourne contre lui :

‘Il savait qu’il allait être traqué par les plus féroces chasseurs de mensonges, les menteurs eux-mêmes. (I, 82)’

Son ami Contolavos l’informe que toute la ville de Mégapolis chante son récit et que les habitants en sont particulièrement touchés :

‘« On avait bien bu dans la journée : chaque massif d’oeillets, chaque pré de violette cachait un homme couché sous le joug du vin ; mais quand un mot atteignait directement un de ceux-là qui ressemblaient à des cadavres, il était aussitôt délivré. Il se dressait, les jambes encore flageolantes, et il venait s’asseoir dans les abords de la chanson, tant elle avait de force dans sa mesure et son essence. A l’aube, on revint à Mégapolis ; mais tous ceux qui avaient écouté « le beau périple » étaient comme des grelots grelottants au cou d’une chèvre collinière. Ils parlaient, ils parlaient plus vite que la pluie ; leur parole était un cresson qui aiguisait l’appétit de l’esprit, chacun était pris du désir de connaître. On alla prier Criton de prêter son aède au peuple. (I, 51)’

Tous les autres personnages mentent, à l’exception de Kalidassa et d’Antinoüs. Seuls ces deux-là meurent, d’ailleurs. La vérité tue, sinon elle mène celui qui s’y attache - comme Télémaque - au ridicule. Celui-ci essaie d’imiter son père mais en cherchant à passer pour un vrai héros qui a connu de véritables aventures. Mais il n’y parvient pas. Au lieu de rentrer, comme son père, en conquérant, précédé par sa légende, il rentre comme esclave, qui fuit et qui est chassé par ses maîtres. Comme son père, il rentre habillé en « haillons » (I, 112), mais ces habits ne sont pas un déguisement volontaire. Le naufrage de Télémaque sur la côte d’Egypte rappelle celui d’Ulysse au début du roman. Mais au lieu d’être bien accueilli par une femme, comme son père, les femmes qu’il voit, lui, à son réveil vont être à l’origine de ses malheur :

‘Des cris de femmes l’éveillèrent. Elles jouaient à la balle après le bain. Il se dressa : il était nu. De ses deux mains aux doigts joints il couvrit tant bien que mal sa virilité et s’avança vers elles. Ce fait même causa sa perte. (I, 113)’

Contrairement à son père, dont l’absence est décrite comme remplie d’aventures glorieuses, Télémaque, lui, était en Egypte comme esclave. Par ailleurs, à la relation d’Ulysse avec Nausicaa correspond chez Télémaque la relation avec une femme qui ‘« prêt[e] sa chair aux voyageurs que le désir poi[nt] »’ (I, 114). Télémaque a, pendant son absence, changé comme son père :

‘Trois saisons d’aventures avaient transformé le jeune athlète en un sarment boucané. Il ne restait plus rien de son ancienne splendeur, sinon ce pli rusé des lèvres qu’il tenait de son père. La pulpe heureuse de sa chair avait fondu : autour de ses membres, sinuaient des muscles durcis, mais tremblants, et sa peau resserrée était bosselée de nodosités osseuses. (I, 112)’

Mais cette faiblesse physique n’est pas compensée, comme pour son père, par une force morale qu’une légende lui aurait donnée. Si la qualité d’Ulysse est de savoir parler, lui, en faisant de son errance un récit fabuleux, est incapable de bien parler :

‘Il ne savait parler que de ses errances. Il avait certainement vécu des aventures tellement formidables qu’il ne se souvenait plus que d’elles, ou, plutôt, qu’il était dominé par le désir de les publier pour en tirer légitime fierté. Il racontait de façon très désagréable, en dardant sur l’auditoire des yeux illuminés de braises méchantes; la moindre interruption le jetait debout, frémissant, ruisselant de jurons, d’imprécations et de menaces. Ainsi il fatigua tout le monde avec des récits véritables. (I, 112-113)’

L’opposition de Télémaque à son père traduit donc une opposition entre deux récits différents : l’un est basé sur la vérité et l’autre sur le mensonge. Le récit mensonger est plus fort parce qu’il suscite le rêve chez les auditeurs et fait appel à leur imagination. Le récit véridique, lui, s’appuie sur une vérité sèche et plate. Kallimaquès, « un philosophe qui s’était mis dans le commerce des cochons » explique à Ulysse et à Pénélope comment la vérité, dans la bouche de Télémaque, est nuisible :

‘« La vérité, la vérité, vous avez toujours ce mot-là à la bouche! Sais-tu seulement ce qu’elle est? T’es-tu rendu compte que ton regard intérieur vole vers elle par bonds maladroits, comme la pierre qui ricoche sur la pellicule fragile de l’étang? Ecoute : la vérité est supposons ce saule sur l’autre bord de la mare. Regarde! Je lance ce galet plat. Je fais avec ce galet l’investigation du côté de la vérité, ce saule. Vois : le galet bondit sur l’eau molle, bondit en bonds de plus en plus courts, puis, manquant de force, il s’enfonce et se noie. Pour celui-là, la vérité c’est la bouche sombre de l’eau. J’en lance un autre [...] Un galet sur dix ira sur le saule : celui-là ne saura pas qu’il a atteint la vérité. » (I, 115-116)’

Lui, il préfère écouter Ulysse :

‘« Ces jeunes gens, poursuivit-il, ont une belle imagination. Féconde, vraiment très féconde, mais elle fait des enfants mal finis. Maître Ulysse, changez-nous un peu de ces jeux de cervelle : j’ai besoin d’écouter quelque chose qui sente sa réalité. Ne me ferez-vous pas la politesse de raconter une de vos aventures? » (I, 116)’

Télémaque se dispute avec tout le monde parce que son récit provoque la moquerie :

‘Toujours à cause de cette histoire qu’il dévidait de sa voix méchante et de laquelle tout le monde se moquait. (I, 118)’

Il lui manque non seulement la « voix » et la manière de raconter d’Ulysse, mais aussi le mensonge affabulateur qui donne au récit toute sa force et son ampleur.