I. B. 3. L’être et le paraître

Nous avons vu que le récit d’Ulysse a pour base le mensonge. Le personnage devient prisonnier de l’image qu’il a créée de lui-même. Tout au long du texte il essaie de se conformer à cette fausse image, au dépens même de la vérité à laquelle il ne peut pourtant pas échapper. De même Pénélope essaie d’inventer une autre image d’elle-même et donc de mentir. Comme son mari, elle a préparé une situation faite de mensonges. En voyant son mari, elle a peur de se trahir :

‘« c’est lui, c’est lui, c’est bien lui, pensait-elle d’instant en instant plus assurée, et elle eut peur de ne plus pouvoir commander à ses gestes, de se laisser aller à une avance qui détruirait tout son édifice de mensonges. » (I, 78)’

Lorsqu’ils sont l’un en face de l’autre, Ulysse et Pénélope sont donc partagés entre l’être et le paraître. Il y a continuellement chez eux une sorte d’inconsistance qui fait qu’ils sont obligés de se jouer la comédie, et donc de mentir. Au mensonge d’Ulysse répond le mensonge de Pénélope. En effet, si celle-ci ‘« passe pour une femme de sagesse »’ (I, 26), comme dit l’un des personnages, Ulysse, de son côté, passe pour quelqu’un de différent de lui-même. Elle est infidèle à son mari, alors qu’en apparence, elle cherche à se faire passer pour une veuve éplorée. Lui, est un homme qui a peur de tout, mais le récit des aèdes le montre sous un jour totalement différent.

Le va-et-vient entre l’être et le paraître débouche sur tout un jeu de déguisements et de dédoublements.

D’abord le déguisement. Pour qu’on ne le reconnaisse pas, Ulysse rentre chez lui déguisé en mendiant. Il veut observer Pénélope et connaître ses vrais sentiments à son égard. De peur qu’il ne soit trahi par sa pie fidèle, qui le reconnaît après tant d’années, il la tue (la pie meurt, comme Kalidassa et Antinoüs, parce que, comme eux, elle ne sait pas mentir). Bien qu ’elle soit au courant de son arrivée, Pénélope est intriguée par l’apparence d’Ulysse. Elle redoute ce qu’il peut cacher sous ce déguisement :

‘Pénélope songea aux magies de la chanson. Quelque ruse soufflée par les dieux!... Ulysse le véritable se cachait peut-être sous cette coque? (I, 75)’

Elle ne s’attendait pas à lui trouver cette apparence qui n’est pas prévue dans le récit :

‘ « Je ne sais pas ce que préparent les dieux. C’est lui, mais il se cache derrière ses paroles. Je soupçonne quelque magie. Ni les haillons, ni cette grise barbe emmêlée ne sont de la chanson. Il médite quelque dure méditation ! » (I, 86)’

Pénélope est comme prise au dépourvu. Elle se sent un peu perdue devant cette situation nouvelle qu’elle n’avait prévue dans ses plans. Il y a, pour elle, comme un changement des règles du jeu. Et c’est Ulysse qui les a modifiés par son déguisement. Il s’agit bien d’une sorte de jeu entre les deux. De son côté, Pénélope décide de brouiller les pistes ‘« "au point qu’il ne saura plus suivre le fil de la vérité" ».’ Mais, devant l’air imperturbable d’Ulysse, caché sous l’apparence du mendiant, son « arme » la plus efficace reste la séduction. Elle y réussit ‘: « La dernière arme de Pénélope avait fait à Ulysse une étrange et terrible blessure »’ (I, 78). Et, malgré le déguisement qui le protège, Ulysse n’arrive alors plus à faire la part des choses‘, «  il a[...] besoin de voir clair en lui et autour de lui. »’ (I, 79). Pénélope remporte la victoire dans ce jeu de cache-cache : elle parvient à faire accepter par son mari - du moins en apparence - l’image de la femme fidèle et amoureuse. Il est tout heureux à la fin de retrouver cette femme :

‘[...] et il se représenta, dans le calme enfin venu, les larges joies coulant de sa Pénélope. (I, 118)’

Vivre dans le mensonge s’avère, peut-être, pour lui plus agréable que de continuer à chercher la vérité. Toutefois, il s’aperçoit finalement que son mensonge lui a été bénéfique:

La lumière s’allumait autour de lui. Lagobolon avait parlé des aventures sans rire, avec même une ardeur qui montrait sa foi dans les récits. Pénélope attendrie les évoquait aussi.
Ainsi donc, ce mensonge... (I, 99)

Le deuxième trait qui caractérise le personnage d’Ulysse surtout est celui du dédoubl e ment. Dès le début, et au moment où il commence à parler, Ulysse s’aperçoit que sa voix lui paraît étrangère. Elle sort de lui toute seule. Il s’en étonne:

‘Le plus ébahi de tous était certes Ulysse, car la voix était sortie toute seule de lui-même. (I, 27)’

Il a conscience d’avoir un double en lui-même :

‘ [...] il disputait avec le chuchoteur - ce pauvre lui-même, menteur, et si prompt à croire ses propres mensonges - et sans jamais avoir raison. (I, 43)’

Le thème du double est particulièrement suggéré par la scène du miroir dans lequel il se regarde ( nous soulignons ) :

‘Sur l’entablement, une rondelle de métal luisait. C’était le miroir à deux couvercles : une colombe mobile le fermait. Sur un côté, il y avait une femme vêtue de l’égide; elle brandissait la lance et se protégeait du bouclier. Sous le casque à haut panache, sa figure féroce était fortement marquée : deux grains de poussière logés dans ses orbites creuses les emplissaient de deux yeux vivants. Ulysse sentit que ce regard le cherchait. Il se souvint de la nuitée passée à mentir! Il ouvrit le miroir : dans l’étain éraillé se refléta son propre visage, cireux, déformé, comme celui des morts couchés sous l’épaisseur de la terre. Il baissa le couvercle, se retrouva sous la sagette double du regard d’Artémis et la lance dardée sur sa poitrine; il trembla, une invocation de pitié mouilla ses lèvres... (I, 39)’

La vie d’Ulysse est donc faite sous le signe du double. Concernant, par exemple, les femmes qu’il a connues, il y a celles de son récit qui ne cessent de hanter son rêve, et qui sont l’image amplifiée de celles qu’il est censé avoir fréquentées pendant son absence, mais il y a aussi Pénélope, qui présente, elle aussi, une personnalité double. Ulysse est également obsédé par ce double qui se trouve en lui et qu’il voit dans le miroir.

Les chansons des aèdes donnent également une image double de lui. Mais il a l’impression, quand il écoute l’aède, que cette image est amplifiée et embellie :

‘Son mensonge se dressait devant lui. Ce n’était plus l’arbre isolé sur la plaine rase, loin en arrière, mais un bosquet de lauriers musiciens, un bois sacré, une immense forêt, épaisse, noire, vivante, enchevêtrée de lianes et du tortillement des longues herbes. (I, 50)’

Le dédoublement peut être saisi au niveau du récit d’Ulysse lui-même. Ce récit fabuleux est repris deux fois. La première fois, il est figuré par la stèle que Pénélope a fait mettre dans le jardin de la maison et sur laquelle sont gravés certains faits de sa légende glorieuse. En rentrant chez lui, Ulysse découvre cette stèle :

On avait gravé dans la pierre, sous un arceau à deux volutes, une fuste légère sur la courbure d’une vague. Des voiles repliées en arrière et pareilles à des ailes dans l’élan du vol lui donnaient l’apparence d’un oiseau. Ulysse figurait, debout, sur le bec de la proue, le corps tendu en avant, comme emporté par la course terrible du destin et de l’orage car, du gonflement d’un nuage de marbre, jaillissait, torte et blême, la force de l’éclair.
Il y avait aussi écrit : Ulysse... (I, 82)

La deuxième fois, vers la fin du roman, c’est Ulysse lui-même qui essaie de reproduire, dans une sorte de mise en scène à échelle réduite, sur un bassin qui se trouve sur ses terres, ses voyages en mer. Dans ce bassin qui représente la mer, Ulysse met une cannette en guise de bateau515. Et le jeu est parti. Le bateau part ‘« en un périple imprévisible, capricieux, plein de dangers et qui figurait une miniature de ce périple déjà célèbre que la langue d’Ulysse avait fait décrire à sa nef fantôme. »’ (119) Dans ce jeu d’imitation de ses voyages merveilleux, Ulysse cherche à retrouver les sensations qu’éprouverait ce voyageur imaginaire. Mais il ne s’agit pas seulement d’un jeu : la scène traduit également l’attitude même du créateur face au réel. En effet, pour que le réel, si banal soit-il, soit porteur de sensations, il faut que l’imagination du créateur lui donne d’autres dimensions. Et l’imagination d’Ulysse se met en branle dès le moment où la cannette-nef part à la dérive. Les données de l’univers réel changent subitement, et il est pris par des sensations fortes :

‘la scène grandissait jusqu’à emplir de son horreur tout le cadre de l’horizon. Il se sentait embarqué sur le fragile bois de la cannette, il entendait siffler au-dessus de lui la tête énorme de la scabieuse. (I, 119)’

Giono met ici en oeuvre le rapport du réel avec l’imaginaire. Il le fera souvent dans ses romans où le réel sous l’impulsion de l’imagination se transforme, où les faits sont amplifiés, les distances démesurées et les portraits et les faits agrandis. Ce ‘« voyage immobile »’ (pour reprendre un titre de Giono) sur une mer en miniature inspire le créateur Ulysse pour récits futurs. Ainsi, ‘« des phrases mont[ent] à ses lèvres toutes prêtes pour les récits futurs »’ (I, 120).

Mais c’est surtout la fin de cet épisode qui met davantage l’accent sur l’attitude du créateur. Ulysse contemple sa cannette-nef et il a le sentiment d’être comme un Dieu face à sa création :

Ulysse, silencieux et sans geste, érigé dans les herbes, la gardait au creux de sa paume comme un de ces dieux de pierre debout sur le fronton des temples, et qui portent dans la nacelle de leurs mains jointes le symbole matériel de leur puissance.
Il sentait gonfler en lui la floraison de récits nouveaux.
Par-delà le soir avancé, il entendait les acclamations, il voyait les auditoires révulsés de joie... (I, 122)

Ce passage qui présente Ulysse ‘« comme un des [...] dieux »’ contemplant sa création qu’il tient dans le bateau qui est au creux de la main fait penser à l’extrait de Fragments d’un Déluge mis en épigraphe à Noé . Dans ce passage l’auteur fait dire à Dieu notamment :

Il n’y avait pas de bateau
de cent, de trois cents ou de mille coudées,
de cent, de trois cents ou de mille enjambées
d’aucune mesure matérielle.
Il y avait le coeur
de Noé .
Un point c’est tout,
comme il a le coeur
de tout homme.
Un point c’est tout.
Et j’ai dit à Noé
- comme je peux le dire
à tout homme :
Fais entrer dans ton
coeur toute la chair de
ce qui est au monde
pour le conserver en vie
avec toi
...et j’établirai mon
alliance avec toi.
(III, 609)

L’arche de Noé , comme la nef d’Ulysse, c’est le coeur du créateur qui doit contenir le monde et le porter en lui, en vue d’être dit et exprimé. Il n’est pas étonnant que Naissance de l’Odyssée et Noé, malgré les longues années qui séparent leur rédaction respective, soient les deux oeuvres qui ont pour sujet essentiel le romancier et sa création. Giono est à la fois Ulysse et Noé : il tient du premier le côté voyageur-aventurier (même s’il s’agit de voyages et d’aventures imaginaires) et le côté menteur-créateur. Du second, il tient ce coeur-arche qui peut contenir en lui tout un monde prêt à être débarqué.

Dans ce passage de Naissance de l’Odyssée , Ulysse est l’image même de Giono romancier. En effet, en effectuant un voyage imaginaire, il est comparable à l’auteur lui-même. Il a en lui cette promesse de son oeuvre future. Le périple de la nef, qui est parsemé d’obstacles et de toutes sortes d’imprévus, bons et mauvais, décrits dans ce passage, (pré)figure - au plan métaphorique - celui du créateur qui entame son « voyage » de romancier.

Dans ce passage, en jouant au « voyageur immobile », Ulysse se divertit aussi. Le divertissement est un thème essentiel non seulement pour les personnages, mais aussi pour le créateur. Car Chez Giono, « créer est divertissement »516. Divertissement contre l’ennui qui hante les hommes. L’écriture (dont l’invention de ce voyage imaginaire chez Ulysse serait la métaphore) est une forme de lutte contre cet ennui.

Vers la fin de Naissance de l’Odyssée , Ulysse parvient à comprendre à quel point le rôle du mensonge créateur est important. Aussi, décide-t-il de faire de son récit un récit qui ne suscitera plus la peur chez les gens mais un récit qui sera susceptible de leur apporter la joie :

Deux ou trois mots de Pénélope, le soupçon vague de ce qui s’était passé à Ithaque après son arrivée et quelques soirs de réflexion avaient instruit Ulysse. Il connaissait la force de son mensonge. Il s’en était servi en malhabile, se blessant lui-même de vaines terreurs. Désormais, il entendait l’utiliser sciemment : il en fit l’expérience chez Joesse.
A la nuitée, l’auberge rejeta sur le quai dix marins éberlués, attachés à un Ulysse encore tout sonnant. La lune se leva qu’il parlait toujours.
« Adieu soyez, les amis, conclut-il, je me suis attardé, Pénélope ne sera pas contente. La prochaine fois, je vous dirai comment je me délivrai du cyclope. C’est risible, vous verrez! »
Et il les laissa, ivres d’images, dans un étrange pays où les nuages étaient de taureaux ailés; on entendait sous les montagnes le ronflement des forges divines et contre l’horizon une immense flûte bourdonnait au souffle de Pan. (I, 109)

Ulysse compte donc modifier son récit. C’est une sorte de leçon qu’il tire lui-même de sa propre expérience. Son rôle de créateur doit faire naître chez ses auditeurs le rêve, mais un rêve heureux. C’est le dessein même de Giono qu’il mettra en pratique dans son oeuvre. En effet, le passage d’un récit qui suscite la peur à un récit qui suscite la joie - car ce récit sera « risible » - peut faire penser à l’évolution que connaît l’oeuvre de Giono. Plus précisément au passage des textes de veine panique517 aux textes qui auront pour sujet la joie ressentie par l’homme dans son contact avec le monde ( comme Le Chant du monde , Que ma joie demeure ou Les Vraies r i chesses).

Le rôle du romancier est d’apporter la joie aux autres. Ulysse, au moins, semble réussir dans cette entreprise, car ‘« on répèt[e] ses récits aux veillées [...] et l’esprit en est ravi ’» (I, 110). Il connaît la gloire et la consécration :

‘ Ainsi, Ulysse fut comme un amandier fleuri au milieu des labours, et il couvrait la terre noires de pétales légers et odorants. (I, 110)’

Il est en outre fier de reconquérir les siens et les autres grâce à son mensonge. Il se sent pareil à un dieu :

‘L’orgueil d’avoir reconquis tout cela gonfla la poitrine d’Ulysse. Il comprenait la beauté de son mensonge, né de sa cervelle, tout armé, pareil à Pallas née de Zeus! (I, 117) ’

Le récit d’Ulysse, comme le seront tous les textes de Giono lui-même, vient remettre en question la notion du « réel ». Il y a, à côté du réel existant, un autre « réel » créé par l’imagination, et qui est l’effet du mélange du créateur avec le monde. C’est ce qui apparaît par exemple dans ce passage :

Son imagination ayant effacé le visage de la terre, étalait, sur ce qui, en réalité, était des champs onduleux, la voluptueuse mer. La houle le balançait, il entendait le choc des vagues, le chant gémissant de la rame, le hoquet du gouvernail. Il était nef, équipage, Ulysse!
Il vivait son mensonge. (I, 118)

Chez Ulysse, le monde marin est né, en se superposant à lui, du monde des collines qui entourent Ithaque. Giono lui-même évoquera, à maintes reprises dans ses textes, cette superposition des paysages. Mais la mer aussi bien que la terre sont des lieux de voyages et d’errance.

Naissance de l’Odyssée met donc au centre de son propos l’idée de la création romanesque. Il renvoie d’abord à celui d’Homère, fondateur même de la littérature romanesque et narrative occidentale. Le terme de « naissance » renvoie certes à la naissance du récit d’Ulysse mais renvoie aussi à celui de Giono, puisque il s’agit de son premier roman achevé. C’est une sorte de naissance de toute son oeuvre. Cette oeuvre, en devenir, prendra, conformément à ce titre, l’aspect d’une Odyssée. Odyssée, d’abord en référence au texte d’Homère : comme lui (qui est générateur de la littérature occidentale), ce texte de Giono sera générateur de tous les textes que Giono écrira tout au long de sa vie. Il « déterminera toute son existence de romancier »518. L’Odyssée d’Homère est la source à laquelle a déjà puisé le petit Jean dans Jean le Bleu . Elle constitue, avec la Bible et Jocelyn, l’un des premiers textes qu’il a lus519. Il était frappé par les images qui s’y trouvaient. Odyssée dans le sens également que donne le dictionnaire à ce mot, celui de récit d’un voyage plein d’aventures. Car l’oeuvre de Giono promet d’être pleine de richesses et connaîtra des variations multiples. Si Giono a écrit « en marge d’Homère »520, ce n’est pas seulement pour apprendre en s’en servant comme appui521, mais c’est peut-être aussi dans le but, plus ou moins conscient, de le défier, lui le « père » en quelque sorte de la littérature narrative occidentale. En voulant récrire L’Odyssée lui-même, à sa manière, il se met d’abord au rang d’Homère, père de « l’épopée fondatrice de toute la fiction occidentale »522, et du même coup, il écrit le texte fondateur de sa propre création. Car c’est un texte où l’on peut lire les prémices et les bases de ce que sera son oeuvre future. Même si le style adopté fait voir un peu trop d’artifice, que Giono abandonnera dès son roman suivant, et qui s’expliquerait d’ailleurs par ce « jeu littéraire » par lequel l’auteur lui-même désignera son livre en 1930523, il n’en demeure pas moins que c’est un texte essentiel, ne serait-ce que par le fait qu’il est le premier et qu’il est « une sorte d’art poétique »524.

A côté de ce thème essentiel, développé dans ce texte, qui demeure, sans doute, celui de la création romanesque, on peut relever la question du rapport du créateur avec sa création. Celui-ci est à la fois l’agent et la matière de ce qu’il invente. En effet, ‘« Naissance de l’Odyssée est aussi la naissance d’un artiste »’ 525. Ulysse est la figure même de ce créateur. Créateur d’un monde, créateur d’une légende et en définitive créateur de lui-même comme sujet et objet de son mensonge. En effet, Naissance de l’Odyssée est le premier roman qui a pour sujet le mensonge créateur. Le héros est un fabulateur qui est sauvé de sa médiocrité par le mensonge. La fabulation, qui est le principe même de la création romanesque chez Giono, se trouve ici décrite, voire montrée en train de naître, de se construire. ‘« Je ne me suis jamais servi d’autre chose que du mensonge »’, dit Giono à P. Citron en avril 1969526. Mais c’est dans Noé qu’il reprendra, toutefois sur un autre niveau, ce travail du créateur en train de créer, c’est-à-dire l’acte poétique lui-même. En outre, ce texte met en valeur un aspect important qui est relatif au moi : le dédoublement. On a vu comment Ulysse porte en lui son double. On voit déjà se mettre en valeur, à travers lui, cette problématique du « je » qui est « un autre » dont nous avons parlé à propos de Noé.

Par ailleurs, Naissance de l'Odyssée pose d’avance un certain nombre de questions que Giono traitera ultérieurement dans ses différents textes. Par exemple, ces personnages qui vivent dans le faux (mensonge, rêve, illusions...), qui cachent leur jeu et qui se construisent ainsi une seconde vie, font penser à des personnages des « Chroniques », comme Thérèse dans Les Ames fortes . La dimension « psychologique » assez particulière que l'auteur leur donne, basée essentiellement sur un rapport conflictuel, renvoie à l'écriture de Giono dans ses textes d'après guerre. Chez Giono, Ulysse et Pénélope perdent leur statut de personnages épiques pour devenir des personnes comme les autres avec des défauts et des faiblesses. Genette fait remarquer ce trait essentiel du roman de Giono, qui le distingue du texte d'Homère :

‘« Ulysse et accessoirement Pénélope, destitués de leur grandeur héroïque mais investis en retour d’une "épaisseur" d’humanité commune (égoïsme, tendresse, lâcheté, imagination, etc.) qui relève évidemment d’un autre système de valeur - c’est en quoi consiste, incidemment, la transfiguration générique propre à Naissance de l’Odyssée : de l’épique au romanesque, ou plutôt à un certain romanesque, car s’il n’y a sans doute qu’un épique, il y a plusieurs romanesques. »527.’

C'est dans les « Chroniques » surtout que les personnages apparaîtront sous cet angle. Des personnages qui sont souvent pleins d'égoïsme et d'intérêt.

Notes
515.

Dans « Jeux ou la Naumachie  » (1922), texte publié dans le recueil L’Eau vive (I, 120-122), qui est une ébauche de Naissance de L’Odyssée (voir la « Notice » de Janine et Lucien MIALLET sur ce texte, I, 1145), il est question d’un « bassin », qui se transforme, dans la vision du narrateur, en « grande mer », dans lequel celui-ci met un roseau qui va flotter comme un bateau.

516.

R. RICATTE, « Préface », I, XXXII.

517.

Le thème panique se trouve déjà ici, dans Naissance de l’Odyssée , mais il ne prendra une place essentielle que dans le roman suivant, Colline .

518.

P. CITRON, « Notice » sur Naissance de l’Odyssée , I, p. 821.

519.

Voir Ent., p. 120 et 135.

520.

P. CITRON « Notice », Op. cit., p.814.

521.

Voir, à ce propos, ce que Giono en dit lui-même à P. Citron, « Notice », Op. cit., p.816.

522.

H. GODARD, D’un Giono l’autre, Op. cit., p.19.

523.

Appendice II, I, 843.

524.

Jean ONIMUS, « Giono et le mensonge créateur : à propos de Naissance de l’Odyssée  », p. 26.

525.

H. GODARD, D’un Giono l’autre, Op. cit., p.175;

526.

Rapporté par R. RICATTE dans « Préface », I, XXXII. Sur la question du mensonge dans la vie de Giono, voir P. CITRON, « Notes sur les "mensonges" de Jean Giono », Bull. N°5, 1975, p.35-38.

527.

G. GENETTE, Palimpsestes, Seuil, 1982, p. 418.