II. A. Melville / Giono

Pour saluer Melville (1940)528 est un texte qui, au départ, était prévu comme une « préface » à la traduction de Moby Dick, faite par Giono lui-même, Lucien Jacques et Joan Smith529. C’est pourquoi les premières pages sont consacrées à ce texte. L’auteur y parle de son travail de traduction, de l’intérêt qu’il portait depuis longtemps au livre de Melville, mais, à un autre niveau, de toute l’atmosphère dans laquelle baigne le roman de Melville. En effet, les trois première pages sont comme un écho à l’univers de Moby Dick : un univers marin peuplé de « monstres ». La phrase même de Melville acquiert, selon Giono, cette caractéristique marine :

‘La phrase de Melville est à la fois un torrent , une montagne, une mer, j’aurais dit une baleine s’il n’avait péremptoirement démontré qu’on peut parfaitement connaître l’architectonie de la baleine. Mais comme la montagne, le torrent ou la mer, cette phrase roule, s’élève et retombe avec tout son mystère. Elle emporte; elle noie. Elle ouvre le pays des images dans les profondeurs glauques où le lecteur n’a plus que des mouvements sirupeux, comme une algue; ou bien elle l’entoure des mirages et des échos de cimes désertes où il n’ y a plus d’air. Toujours elle propose une beauté qui échappe à l’analyse mais frappe avec violence. (III, 5)’

Propos très élogieux sur Melville. Mais si nous avons commencé par cette description que fait Giono des qualités de la phrase chez Melville, c’est que cette phrase qui ‘« ouvre les pays des images »’ fait de cet auteur est un artiste inventeur d’images. En effet, dans Pour Saluer Melville, Giono raconte la vie de Herman Melville. Mais à travers cette « biographie » où se mêlent réalité et fiction, c’est le portrait de l’artiste (entendons le poète) que Giono fait. Portrait où l’auteur met une grande part de lui même. Plusieurs traits caractéristiques du personnage renvoient en effet à l’auteur. Par exemple, comme lui, à quinze ans, Melville commence à travailler dans une banque (III, 8). Comme lui, l’enfant est plein d’imagination et de rêve ‘: « le coeur d’un enfant lyrique contient plus de mâts fouettants et plus de voiles que tous les ports du monde réunis »’ (III, 9). Le livre que Melville a écrit‘, « White Jacket, un livre amer et sanglant, un livre de combat désespéré »’ (III, 18) et qui lui a valu des ennemis fait penser un peu aux « Essais pacifistes » d’avant-guerre. Comme Giono, Melville ‘« se désintéressa[it] d’un livre dès qu’il paraissait pour se consacrer entièrement à celui qu’il allait écrire. »’ (III, 34). Il est aussi un bon conteur. Pour gagner l’amitié du postillon, Herman (désormais Giono appelle le personnage, dans la partie fictive du récit, seulement par son prénom) lui raconte une histoire : il ‘« se mit à lui raconter en cinq sec et presque à son insu, une petite histoire qui devrait être pas mal puisque l’autre en resta bouche-bée, les ardillons à la main »’ (III, 43). Une page plus loin, il use du même moyen pour obtenir un service. Mais raconter n’est pas toujours facile si l’histoire n’émane pas de lui ‘: « il se dit qu’il fallait maintenant bien tenir l’homme avec une bonne grosse histoire et le séduire pour lui donner envie de rendre service. Mais il lui était impossible de raconter comme il le faisait quand un monde naissait en lui»’ (III, 44).

Mais, à travers la superpositions des deux portraits, c’est le portrait de l’artiste-poète que Giono veut finalement mettre en valeur. En effet, le poète est quelqu’un qui voit au-delà du monde matériel. Herman a ‘« les yeux qui regard[ent] seulement au-delà »’ (III, 13) des choses et des personnes, car ce sont des ‘« yeux farouches de poète »’ (III, 14). Ce sont ses yeux qui reflètent toute la force et la richesse intérieure; un monde fait de :

‘l’impénétrable mystère du mélange des dieux et des hommes. C’est là-dedans que ses yeux voient. C’est de ça qu’ils sont pleins d’images. C’est là qu’ils se colorent d’amertume et de tendresse. Tout nu, rien que par l’âme qui se montre en ses yeux, il est plus riche tous les empereurs et tous les rois du monde réunis. (III, 16)’

Melville est poète parce qu’il est constamment aux prises avec son « ange », une sorte de double qui s’oppose souvent à sa façon de voir. Le thème est récurrent tout au long du roman. Dans ce corps à corps, l’ange lui demande de faire des choses exceptionnelles, de ne point suivre les sentiers battus. Dans l’une de ces scène qui les unit, Herman dit à son ange :

‘Mon boulot de poète, puisque tu dis que j’en suis un, mon boulot de poète. Faire des livres que je sais faire; chacun fait ce qu’il sait faire. Faire ce qu’on me demande, ce qu’on m’achète; on me le demande parce je le fais bien, parce que ça plaît; on me l’achète, parce qu’on sait que, dans cette branche, je suis un bon ouvrier, que je connais mon métier. Je donne exactement ce qu’on attend que je donne. Quoi? Le contraire? Il faut que je donne le contraire de ce qu’on attend? Qu’est-ce que tu chantes! [...] Que je prêche pour ma poche? Oui, je prêche pour ma poche. Tout le monde prêche pour sa poche. [...] Mais toi qui te flattes tant de pureté, avec tes ailes, tu sais pourtant que ce que tu viens de dire n’est pas juste. Veux-tu que je te le dise, exactement pourquoi je prêche? Je prêche pour que tu me foutes la paix! Que ce soit flatteur de se battre avec un ange, je n’en disconviens pas, mais je m’en fous! Pour glorieuse que soit l’exception de passer toute sa vie en batailles terribles avec toi, sans jamais de repos, je te dis carrément que je me fous de cette gloire; que, de l’exception, j’en ai par-dessus la tête! Je ne tiens pas du tout à être exceptionnel. (III, 27)’

Par le personnage de Melville interposé, et dans le dialogue imaginé avec son ange, Giono parle de lui-même et de son travail. D’une part, l’exigence de la vie l’oblige à écrire pour vivre et faire vivre sa famille. Beaucoup de ses textes sont des textes de commande. Il est de ce fait un « bon ouvrier ». D’autre part, dans ces livres de commande, Giono va au-delà du sujet sur lequel il est censé devoir écrire pour laisser libre cours à sa capacité d’invention. Il y a donc des manières d’écrire. Le problème est de savoir s’il faut se contenter d’écrire en faisant son travail de professionnel ou s’« exprimer ». La suite de la conversation avec l’ange éclaire un peu cette idée :

‘Mais enfin quoi? Essayer quoi? Toi qui parles toujours d’exprimer, j’ai exprimé. [...] Ne demande pas des choses d’ange à un homme. Je suis un homme, je veux mes pantoufles. Je veux vivre : oui, manger, boire, dormir. Dormir, tu entends ? et puis, que ceux qui veulent exprimer expriment, j’ai assez exprimé, moi, un peu à un autre à ne pas dormir. Je veux me promener, je veux aller à la pêche, je veux faire des réussites sur la table de ma salle à manger. Un homme n’a jamais empêché le monde de tourner. Ah! Tu es d’accord avec moi! Alors? J’ai fait quelques livres. Ce sont des histoires. Ça distrait. Un point c’est tout. (III, 28)’

« Exprimer » semble avoir ici le sens d’exprimer aussi bien des idées que des sentiments ou des positions. Peut-on dire qu’il y a, là, de la part de Giono, une sorte de «désengagement » suite au déclenchement de la guerre? Il s’agit d’une remise en question, peut-être, de son action d’avant-guerre, exprimée par la constatation amère de son échec ‘: « un homme n’a jamais empêché le monde de tourner »’. Mais apparemment, il s’agirait aussi d’une remise en question de l’écriture elle-même : les livres qu’il a faits‘, « ce sont des histoires. Ça distrait ».’ Le « poète » ne peut plus prétendre se mettre au-dessus des autres ni faire « tourner le monde ». C’est ce que Herman dit encore à son ange :

‘Faites-le tourner, vous, le monde, puisque précisément c’est votre travail. Mais ne venez pas tout le temps emmerder un pauvre diable comme moi, sous prétexte que c’est un poète. Faites votre réclame vous même. Je suis un homme comme les autres. Si! Je suis un homme comme les autres. (III, 29)’

Le monde (intérieur) du poète est, en outre, un monde tumultueux. Il est habité de « monstres » contre lesquels il se bat constamment :

‘Il y a au milieu même de la paix (et par conséquent au milieu même de la guerre) de formidables combats dans lesquels on est seul engagé et dont le tumulte est silence pour le reste du monde. On n’a plus besoin d’océans terrestres et de monstres valables pour tous; on a ses propres océans et ses monstres personnels. (III, 3)’

En parlant de Melville Giono semble exprimer des préoccupations personnelles. Il y a là, en effet, comme l’expression d’un besoin de repli sur lui-même après le déclenchement de la guerre et de la recherche d’un autre objet pour de l’écriture. Durant cette période, que les critiques appellent période de transition, Giono va écrire (en 1944) Fragments d’un paradis où il est question également de monstres marins. Une sorte de fuite vers l’univers intérieur qui est seul susceptible de l’intéresser. Dans la suite de Pour Saluer Melville, il est encore question de « monstres » ou de « monstrueux » (on trouvera l’un ou l’autre terme aux pages 4, 5, 8 et 11). Il dira par exemple ‘: « L’homme a toujours le désir de quelques monstrueux objet. Et sa vie n’a de valeur que s’il la soumet entièrement à cette poursuite. »’ (III, 4).

Malgré la revendication qu’il est simplement un « homme » à qui on ne doit pas demander des choses qui le dépassent, Melville ne cesse d’apparaître comme un poète qui vit dans un univers très particulier. D’abord, il porte en lui un livre qui passe pour être le meilleur de tous ceux qu’il a écrits, mais qu’il n’écrira qu’après sa rencontre avec Adelina White : Moby Dick. D’autre part, il est habité par une tristesse inexplicable et qu’il ne peut chasser ‘: « Il n’a jamais eu beaucoup le cafard. Enfin, il veut dire, cafard comme les autres. Mais il a été souvent aussi triste qu’eux, aussi désespéré, et désespoirs plus terribles. »’ (III, 30). Tristesse et « désespoirs » le rapprochent encore du Giono de cette époque. Quelques lignes plus loin, l’auteur lui donne la parole : ‘« Ma tristesse restait solide au poste. Il ne fallait pas s’imaginer qu’on allait la posséder avec des trucs matériels. Oh! Je sais bien que c’est entièrement personnel. »’ (III, 31).

Mais le sentiment double et contradictoire d’espoir et de désespoir qu’il connaît souvent est un sentiment qui est également en rapport avec son travail d’écrivain :

‘Terrassé par de terribles désespoirs sans issue, avec des créations qui foutaient la camp et s’écroulaient comme de la boue, se disant : tu es un jean-foutre, incapable de créer la moindre chose; et d’autres fois soulevé d’enthousiasme, il se disait : ça y est... (III, 33)’

Dans ce même ordre d’idées, Melville exprime un sentiment de perte ‘: « je suis un homme perdu »’ (III, 31). Le ballottement entre les moments d’espoir et les moments de désespoir est l’état vécu par tout créateur. Giono se projette donc lui-même dans Melville. Celui-ci est présenté comme un homme qui puise tout en lui-même, ‘« il est solide et rien ne peut le saouler, que lui-même. C’est la houle de son coeur »’ (III, 33). D’autre part, et contrairement à ce que Giono-Melville vient de dire à son ange, concernant la décision d’écrire des livres qui distraient, il opte finalement, comme le montre le passage suivant, pour d’autres livres d’un autre genre et d’une autre ampleur. Il s’agit d’un enjeu considérable pour lui :

‘Non bien sûr, il n’a pas envie de continuer à écrire les petits livres qu’il sait faire. L’oeuvre n’ a d’intérêt que si elle est un perpétuel combat avec l’ange inconnu. A moi à me construire mes compas et ma voilure. Le jeu c’est de toujours partir pour tout perdre ou pour tout gagner. Avec le livre qu’il vient d’écrire et qu’on va publier, on va le prendre pour un rebelle. Les gens aiment la classification. Il n’est un rebelle que parce qu’il est un poète. On ne peut le classer qu’à son nom. Il n’est pas plus un écrivain de la mer que ce que d’autres sont des écrivains de la terre. (III, 33) ’

Dans ce passage, où la narration se mêle au discours direct du personnage, on peut dire qu’à travers le projet de Melville, Giono définit encore l’oeuvre comme un « combat » continuel avec une part de lui-même. Elle est aussi à chaque fois comme le signe d’un nouveau « départ » ( comme elle sera figurée par le symbole de la route dans Les Grands Chemins ), mais un départ dont on ne peut prévoir l’issue, c’est-à-dire qui peut aboutir soit au succès soit à l’échec : c’est un « jeu » où l’on peut « tout perdre » ou « tout gagner ». En outre, l’auteur pense peut-être, ici, à ce que sera la forme de son oeuvre personnelle après 1945. En effet, cette oeuvre prendra au dépourvu les lecteurs et les critiques qui hésiteront à la « classifier », parce qu’on a longtemps considéré l’écrivain comme un écrivain de la « terre », ou même un écrivain régionaliste.

Comme s’il prévoyait la mutation qui se prépare déjà chez lui, Giono explique qu’à travers le passage d’un texte à l’autre, il y a toujours chez Melville une continuité, qui est due au fait que c’est son « moi » qui est toujours au centre de l’oeuvre :

‘Il est Melville, Herman Melville. Le monde dont il exprime les images, c’est le monde Melville. Et après ça que Dieu soit béni. S’il y a une continuité dans son oeuvre, que ce soit seulement sa marque. Ses titres ne sont en réalité que des sous-titres; le vrai titre pour tous ses livres c’est Melville, Melville, Melville et encore Melville, et toujours Melville. « Je m’exprime moi-même; je suis incapable d’exprimer un autre être que moi. Je n’ai pas à créer ce que les autres me demandent de créer. Je n’entre pas dans la loi de l’offre et de la demande. Je crée ce que je suis : c’est un poète. » (III, 33)’

Il s’agirait ici d’une autre définition de l’oeuvre comme « portrait de l’artiste par lui même ». Giono reprend donc l’idée qu’une oeuvre d’art est toujours l’expression de celui qui la crée. Celui-ci constitue donc la part inchangeable de l’oeuvre. En outre, il insiste sur l’idée de l’indépendance de l’écrivain par rapport au marché. Car ce qu’il écrit, il doit le faire en toute liberté. Même dans les textes qui lui sont commandés (généralement des préfaces, comme Virgile  ), on a vu que Giono parle souvent de lui-même et de son travail de créateur.

A travers l’univers romanesque de Melville, comme il le fera plus tard à travers Virgile , et à travers l’image qu’il donne de cet écrivain, Giono parle donc de son univers à lui et surtout de certains aspects de sa propre poétique. Toutes les qualités de poète qui se retrouvent chez Melville vont être mise en pratique lors de la rencontre de ce dernier avec Adelina White.

Notes
528.

Texte rédigé entre le 16 novembre 1939 et le 1er mars 1940.

529.

Voir H. GODARD, « Notice » Sur Pour Saluer Melville, Op. Cit. III, 195.