II. B. Herman / Adelina ou le récit d’amour d’un poète

Cette rencontre constitue en effet, l’épisode central de cette « biographie » de Melville. Elle occupe pourtant une période assez courte, car si on recoupe les dates, on s’aperçoit qu’elle se passe entre la fin de 1848 et le début de 1849. Mais c’est autour de cette rencontre - imaginaire - que Giono organise toute la suite de la vie de Melville. Par exemple on peut lire à la page 5 :  ‘« Quand, en 1849, Melville revint en Amérique, après un court séjour en Angleterre, il rapportait un étrange bagage. C’était une tête embaumée; mais c’était la sienne. »’ A la page 8, le narrateur évoque le moment « actuel », c’est-à-dire celui qui suit son retour d’Angleterre : ‘« [...] Herman, mort en 1891, aura déjà la tête pleine de terre. / Mais pour l’instant elle pleine de baume et mai fleurit en ses yeux. ».’ A la page 72, le narrateur parlera encore de la période qui suit son retour :  ‘« De retour aux Etats-Unis il dit : "Je n'ai plus un moment à perdre; j'avais un vieux rêve, j'attendais toujours. Je vais le réaliser." Il va s'installer dans les collines du Berkshire».’ L’épisode de sa rencontre est donc située au milieu de la « biographie », d’où son importance.

Il s’agit d’un épisode que l’auteur situe en Angleterre. Herman rencontre fortuitement Adelina White dont il tombe amoureux. Cette rencontre bouleverse sa vie. Le portrait d’Herman est fait en grande partie à la lumière cette rencontre. Car c’est dans cet épisode que Herman fait montre de ses dons de poète : aussi bien par sa sensibilité, sa vision du monde que par les images qu’il fait naître autour de lui. Cet amour entre Herman et Adelina fait penser, par son caractère de chasteté, à celui d’Angelo et de Pauline dans Le Hussard sur le toit . Cette histoire d’amour permet à Herman de voir le monde autrement. Nous nous proposons de voir de plus près les différentes étapes de cette idylle. Cette histoire d’amour est née au cours d’un voyage que les deux personnages font ensemble, et elle se développe tout au long de ce périple, comme pour Angelo et Pauline. Au début, Herman ne voit pas la femme, parce qu’il est installé sur l’impériale de la voiture alors que celle-ci se trouve à l’intérieur. Ce qu’il voit d’abord est une main gantée et ce qu’il entend est une voix. Mais derrière cette main et cette voix il devine une « âme »; mais une âme triste : ‘« Elle doit être très triste »’ (III, 42), se dit-il. Il peut deviner aussi chez elle ‘« l’esprit le plus fin »’ (Ibid.). La voix, quant à elle, ‘« exprime toutes les nuances d’un coeur bouleversé de passion »’ (Ibid). Ensuite, à une étape du voyage, il la voit de dos et se rend compte de toute son élégance et de sa beauté :

‘Elle était très élégante. Elle avait même un extraordinaire naturel dans une robe qui ravissait, et, à mesure qu’elle marchait, avec à chaque pas comme une audace, on avait envie d’être à côté d’elle pour la protéger, et qu’elle puisse continuer à marcher ainsi sans risques. Elle n’était pas très grande; assez menue dans sa large robe; et voilà précisément ce qu ’avait la robe pour donner ainsi à ceux qui la voyaient un brusque plaisir sans raison : c’est que, malgré l’ampleur de la crinoline, elle était souple et si exactement ajustée aux hanches qu’on sentait dessous toute l’existence de la chair. Il aurait fallu voir ses cheveux, ou, tout au moins la forme de sa tête mais, tout était caché sous une grosse capeline de soie. (III, 43)’

Pour Herman, Adelina est encore une femme sans visage, cachée dans sa robe. Toute cette perception à distance fait qu’elle est davantage imaginée que réelle. Herman la devine à tous ces signes extérieurs. Il hésite même à aller la voir en face et préfère rester à l’extérieur de l’auberge. Il adopte cette démarche à cause peut-être d’une certaine timidité, car il ne peut ni l’approcher ni lui parler :

‘Il lui était absolument impossible d’entrer dans cette maison, de courir le risque de rencontrer cette femme dans les escaliers et les couloirs, d’être obligé de lui parler ne serait-ce que pour s’excuser s’ils arrivaient ensemble près d’une porte, ou pour lui céder le côté de la rampe. (III, 44)’

Mais, probablement aussi, à cause d’un désir inconscient de conserver cette image qu’il s’est faite d’elle et de prolonger ainsi le plaisir qu’il a à la voir de loin. Resté donc à l’extérieur de l’auberge, Herman guette par la fenêtre530 et observe la silhouette d’Adelina à côté de l’âtre. Il a l’impression de continuer à voir son image même lorsque le feu s’éteint :

‘Il voyait sa silhouette. Chaque fois que les hautes flammes retombaient et laissaient de l’ombre, il restait dans cette ombre quelque chose qui continuait à briller; et quand le feu reflambait , la tache demeurait dans la flamme comme un coeur plus clair. Il vit enfin que c’étaient des cheveux couleur de paille. (III, 43-44)’

C’est déjà une vision « poétique » qu’il a d’elle. Il a donc une vision fragmentée d’elle. Il la découvre progressivement et lentement. A chaque fois c’est une partie d’elle qu’il voit et laisse en lui un effet particulier. Il laisse se prolonger ce plaisir de l’imaginer à partir de ces détails qu’il découvre. Enfin lorsqu’elle sort de l’auberge, il peut voir son visage :

‘Alors, sous les cheveux de paille, il vit son visage un peu long et pâle. Elle avait des pommettes d’enfants; puis elle le regarda dans les yeux et il n’eut plus que le souvenir d’une couleur, très belle, sans nom, et d’une bouche triste. (III, 45)’

La pâleur qu’il distingue sur son visage, un trait sur lequel il va revenir plus loin ‘(« elle est devenue très pâle »’ (III, 48) ) est en fait due à une émotion qu’elle n’a pu retenir à sa vue, car, comme elle le lui expliquera plus tard, elle l’a pris pour un gendarme. C’est donc sur un léger quiproquo que commence pour elle cette histoire. Son déguisement de marin l’a un peu intriguée et lui fait peur. Ce quelque chose qui émane d’elle comme la couleur « sans nom » va continuer à l’attirer. Le narrateur dira par la suite ‘: « elle releva les yeux et il fut encore ébloui par la couleur sans nom »’ (III, 46).

Ensuite, c’est par son odeur qu’Adelina s’est manifestée pour lui. C’est encore une émanation : ‘« tout ce qu’il était capable de penser c’est qu’elle sentait l’encens. [...] Elle avait une odeur qui était semblable à l’odeur de la résine de sapin mais sucrée avec un peu de vanille »’ (III, 46). Et lorsqu’il se trouve enfin obligé de s’asseoir auprès d’elle, il devient gauche dans ses gestes et ne peut même pas lui parler ou la regarder; il est comme enivré par son odeur :

‘ Il essaya deux ou trois fois de parler pour lui offrir le plat mais chaque fois l’odeur d’encens lui déliait les forces comme un vent tiède. Il se dit : il faut que je la regarde. Mais il ne put se résoudre à le faire avant qu’il ait réussi enfin à lui dire "pardon madame" d’une voix qu’il ne reconnut pas.  (III, 46)’

La difficulté de parler va pourtant se transformer par la suite en expression plus facile et même en verve lorsqu'ils feront davantage connaissance et qu'il lui parlera du monde tel qu'il le voit.

A partir de ce moment ils resteront ensemble et il l'invite, pour la suite du voyage, à se mettre à côté de lui sur l'impériale, autrement dit à quitter son monde et le rejoindre dans le sien. A la fois un mouvement vers l'extérieur et vers le haut :

‘ Ils étaient assis sur la première banquette : celle qui est directement au-dessus du siège du cocher. Ainsi, à peine un peu couverts de la grande capote de la voiture, ils étaient de face, tous les deux à la fois, dans le vaste paysage boisé, et dans le ciel. (III, 49)’

C’est alors que, sur quatre pages, il lui parle, en poète, de sa vision du monde. C'est elle d’ailleurs qui le qualifie de « poète » (p. 50 et 51). Grâce à la parole, il transforme le monde:

‘ Alors Herman se mit à parler du monde qui était là devant eux. Il roula le ciel d’un bord à l’autre comme s’il avait été fait de soie peinte; et, pendant un court instant, il n’y eut plus de ciel. Le temps de peut-être quatre bruits de sabots au galop, puis il redéroula le ciel, mais alors c’était devenu comme une grande peau qui enveloppait à même les artères et les veines. (III, 51)’

Herman est donc capable, comme Dieu, de transformer l’aspect du monde, de le plier et de le replier à sa guise. Les repères du temps et de l’espace réels disparaissent pendant un court moment. Pour les deux personnages c’est ce monde créé par la parole qui prend la place du monde réel.

Adelina est complice de cette vision et partage avec lui ses sensations. Herman lui apprend comment entrer avec lui dans ce jeu qui consiste à voir le monde autrement :

‘ Il montra une échancrure de ciel entre deux accumulations de nuages neigeux. Elle avait la forme d’une feuille; elle était d’un vert nocturne et l’on voyait la profondeur des espaces se creuser à travers la couleur. " Vous souvenez-vous d'avoir tenu dans vos mains une feuille de laurier? – Oui. – Vous souvenez-vous de la couleur de la feuille? – Oui. – Sombre comme la nuit? – Oui. – Mais quand même verte? – Oui. – D'un vert qui semble venir de très loin et monte à travers la couleur sombre, comme si la feuille était un monde? – Oui. – Comme si des gouffres extraordinaires s'ouvraient dans la feuille? – Oui." Et brusquement, elle eut ainsi cette échancrure de ciel dans la main; elle sentait les gouffres du ciel s'approfondir dans sa main; elle les voyait contre son oeil. Ce n'était plus le même monde, elle toute petite et le ciel illimité, c'était, elle, illimitée et le ciel, là, tout petit. Tout simplement parce qu'une fois elle avait tenu dans sa main une feuille de laurier dont la chair est pareille à cette immense poussière de sable vert sombre qu'est la nuit. Et surtout parce qu'une voix venait de lui dire, de réunir les deux images et d'apporter la lumière. (III, 52)’

Il s'agit d'une leçon de poésie qui consiste à faire naître une image, grâce à la combinaison du monde réel et du monde imaginaire, image qu’Herman suscite chez Adelina, en suivant une sorte de suggestion progressive ( par des questions et par l'expression « comme si »). Grâce à sa « voix », Herman parvient à faire voir tout un univers macrocosmique (« ciel i l limité », « gouffres extraordinaires ») dans un microcosme (« une feuille de laurier ») et à changer les rapports de l’être au monde qui l’entoure : aussi bien la place qu’ils occupent respectivement que leurs proportions. En effet proportions et distances sont abolies. Et c’est grâce à la métaphore que ce qui est grand se confond avec ce qui est petit531. Ce passage donne plus qu’un aperçu sur la parole poétique chez Giono. Par Herman interposé, il fait une sorte de démonstration (au lecteur, rôle que joue ici Adelina face à Herman) sur le travail de l’imagination pour transformer le réel et sur la traduction en langage de cette transformation. C’est une opération qui est donnée comme au ralenti et suivant une démarche pédagogique. On peut y voir l’acte poétique même de la parole, son pouvoir de transformer le réel en images. Opération qui consiste à modifier les dimensions et proportions de l’espace et des objets et à faire naître chez le lecteur un « état poétique », pour reprendre l’expression de Valéry, analogue, sinon semblable à celui que vit l’auteur. En effet, Adelina est persuadée que ce qu’elle voit « n’[est] plus le même monde », et la « voix » qu’elle entend est certes celle d’Herman, mais surtout la voix du poète (et donc au fond celle de Giono), seule capable de cette transformation. C’est dire combien, pour Giono, la parole poétique est capable de substituer au monde réel un autre monde dont la réalité n’est pas moins évidente.

Herman continue, grâce à la parole, à déconstruire le monde et à le reconstruire tel qu’il le voit, c’est-à-dire en poète. Et il fait d’Adelina le témoin de cette opération :

‘Il faisait rapprocher les bois. Avait-t-elle jamais vu un bois comme il le lui faisait voir? "Non" Il le lui tournait sens dessus dessous, l’envers, l’endroit, l’orient, l’occident, les mystères du nord et du sud, la mousse, le champignon, l’odeur, la couleur. "L'aviez-vous vu? – Non. – L'avez-vous vu? – Oui." Ils renvoyaient les bois à leur place; ils reculaient, diminuaient et se couchaient au bord de l'horizon. Avait-elle bien remarqué les bouleaux avec leur écorce en peau de cheval? "Non." Il appelait les bouleaux. Et les bouleaux venaient. (III, 52)’

Herman montre ainsi le pouvoir du poète, celui dont parlait déjà, dans Jean le Bleu , le père à son fils Jean quand il lui disait que le poète est capable de faire voir ‘« le poisson qui chante sur la branche » ’et celui qui se fait suivre par les collines en leur disant : ‘« "Collines, collines, venez, moutons-collines et suivez-moi jusqu’à la mer" »’ (II, 127).

Grâce au langage, Herman arrive à communiquer à Adelina l’image qu’il perçoit. Outre le fait qu’il permet l’expression, le langage poétique permet ici la communication. Comme le note si bien Henri Godard, Giono met en valeur ‘« le pouvoir qu’a le langage de porter la sensation au-delà d’elle-même et de rendre communicable une expérience aussi personnelle, mais en même temps trop consubstantielle à notre vie pour que nous ne la supposions pas universelle. »’ 532. En effet, Adelina parvient à partager les sensations que lui communique Herman. Mais est-ce seulement grâce à la parole de ce dernier? N’est-ce pas aussi grâce à cette harmonie parfaite entre les deux personnages? Harmonie si forte dans ces instants de tête-à-tête qu’Adelina ne pose pas de questions. Elle semble comprendre et sentir les choses telles que Herman les sent lui-même. Et la leçon continue. Adelina se sent pénétrée par ce monde que Herman crée pour elle. Elle a même l’impression que ce monde créé par les mots existe réellement, que ses souvenirs d’enfance sont là. En fait, Herman lui fait partager ses propres sensations et lui fait vivre son propre monde :

‘Il la faisait exister, non plus comme une femme assise à côté d’un homme sur l’impériale de la malle de Bristol, mais comme une propriétaire absolue du temps; il la faisait vivre dans son domaine. Elle sentait bien qu’il était en train de lui donner son monde à lui. (III, 53)’

La parole poétique est si forte et si agréable à entendre qu’elle permet à Herman non seulement de transmettre à Adelina des images mais aussi de lui procurer un plaisir. En effet cette parole poétique tient lieu d’acte d’amour. A la fin de son long discours , Adelina lui avoue qu’elle est « ivre » » : ‘« Enfin, quand on arriva à l’étape de midi, mettant pied à terre elle dit :  "Je vous en prie, prêtez-moi votre bras s'il vous plaît, je suis ivre" »’ (III, 54). Lui-même, il a l’air d’être fatigué, d’être « pâle » à son tour:  ‘« "Mon Dieu, dit-elle, vous êtes devenu tout d’un coup très pâle. Vous êtes de cire, sous votre barbe!" »’ (Ibid.).

Après cette première étape, Herman craint de la perdre et il imagine un monde où il pourra l’emmener :

‘Il imagina un monde autre que le monde réel où il ne la perdrait pas. Il faudrait que l’air soit un mur invisible mais solide et que j’y connaisse une porte. Il imaginait qu’il ouvrait cette porte et derrière était un autre monde. Il disait : « Venez, madame. » Elle venait. Il fermait la porte derrière eux et ils étaient ainsi tous les deux dans un pays; un pays inimaginable où il était seul à la connaître et elle ne connaissait que lui. Inséparables. (III, 54)’

L’une des caractéristique de l’espace gionien, quand il est présenté à travers une vision poétique comme celle de Herman, est la solidification de l’air. C’est un thème récurrent dont nous verrons, par exemple, une variante dans Les Grands Chemins .

Ce monde imaginaire dont rêve Herman va s’offrir à eux lorsque, au cours d’une autre étape de leur voyage et pendant une pause, il l’invite à une promenade, ou plus précisément à « une balade magique » (III, 55). C’est le crépuscule et c’est dans un paysage couvert de brume épaisse qu’ils entrent. Cette fois il s'agit d'un monde « réel » dont le charme tient au fait qu’il est fermé, coupé du reste du monde :

‘"Eh bien, allons, dit-elle. – Voilà, dit-il. (Au bout de cent pas ils étaient perdus dans la brume.) Regardez, tout a disparu, il n' y a plus rien : ni voiture, ni auberge, ni monde. En avant! – Vous voilà bien gaillard maintenant, marin, dit-elle... (III, 55)’

La sensation d'être perdus est importante pour les deux personnages :

‘ – Encore un petit effort, dit-il, je ne vous donne pas le bras parce qu'il faut que vous soyez bien perdue. Etes-vous bien perdue? – Je suis parfaitement perdue, dit-elle : ma robe s'enroule autour de moi comme une écorce; d'ici cinq minutes je vais être à la fois perdue et prisonnière en plein champ, comme un arbre. – Alors, tout va bien, dit-il, c'est exactement ce qu'il faut. (III, 56)’

Cette sensation de perte est nécessaire pour que tous les deux trouvent le plaisir d'être véritablement en contact avec le monde naturel et magique où les choses et les êtres prennent d’autres formes et aspects. Adelina compare sa robe à une « écorce » et se voit même en train de se transformer en « arbre ». Herman vient en quelque sorte ainsi de mettre en pratique sa vision poétique du monde, en faisant vivre cette expérience à Adelina.

Expérience qui consiste surtout à franchir le seuil d’un autre monde et à traverser la ‘« barricade mystérieuse »’ (III, 56) qui sépare le monde « réel » et le monde «magique ». C’est ce que Herman dit à Adelina :

‘Il me semble que nous venons, précisément, à l’instant même, de forcer ensemble une pellicule d’air qui a éclaté à mesure que nous passions. Oh! Attention : à partir d’ici, nous allons être seuls tous les deux et inséparables. Ça a fait un bruit imperceptible; mais ne l’avez-vous pas entendu, vous aussi? [...] je crois en effet que nous venons de passer de l’autre côté. (III, 56-57)’

Nous retrouvons encore ici le thème de la solidification de l’air (« pellicule d’air »), qu’il évoque encore à la page 61, et un thème récurrent dans l’oeuvre de Giono‘, « le pays de derrière l’air »’ 533 dont une variante est donnée ici par « l’autre côté ». Cette expression renvoie à un espace imaginaire qui n’est accessible qu’aux poètes. Une sorte de traversée qu’effectuent les personnages : d’un espace « réel », ils passent à un espace souvent magique et mystérieux. C’est encore un état poétique qu’ils peuvent vivre à un moment donné de leur vie et qui les écarte de la réalité, comme le font ici Herman et Adelina.

C’est au milieu de cet espace qui se referme sur eux que Herman parle à Adelina d’une « ville étrangère » (III, 57). Une ville mystérieuse dont les habitants parlent une langue étrange.

Au cours d’une autre pause, ils font encore une autre promenade. Ils entrent également dans un monde qui se referment sur eux. Mais cette fois, il s’agit non pas de brume mais d’arbres qui les entourent (III, 62). Autre changement : c’est elle qui parle. Elle parle d’elle-même (ce n’est qu’à ce moment qu’elle lui donne son nom), de sa vie, de son passé et de son activité : elle fait de ‘« la contrebande du blé pour l’Irlande qui meurt de faim »’ (III, 63). Elle donne à ses souvenirs une coloration de poésie et de mystère. Elle parle de ses origines paysannes qu’Herman dit avoir devinées dès le début puisqu’‘« il y avait de la terre dans [sa] voix »’ (III, 64). Elle avoue aussi son extrême sensibilité et son goût pour la rêverie (III, 64). Elle lui parle de ses trois frères, de sa soeur et de leur personnalité. Elle en fait des personnages exceptionnels, des personnages romanesques. Par exemple l’un est médecin, mais plus guérisseur que médecin (III, 65), l’autre ‘« est le parfait dépositaire de ce que, dans le pays, on appelle le silence des White »’ (III, 66). Adelina se révèle ainsi comme une femme qui a des propensions à la rêverie et à l’imagination. Le milieu dans lequel elle vit ainsi que son mari ne lui permettent pas l’épanouissement de sa personnalité. Sa rencontre avec Herman lui permet enfin de vivre une expérience à laquelle elle est prête.

La dernière fois où ils se retrouvent ensemble c’est lorsqu’il vient lui dire adieu. L’espace n’est plus fermé : 

‘Adelina et Herman se trouvaient dans la grande lande qui domine l’estuaire du Severn. La terre absolument nue, déserte, ondulée, couverte de bruyère, s’étendait à perte de vue de tous les côtés... (III, 67)’

Ils ne sont plus seuls non plus. Ils rencontrent des chasseurs. Et la musique que ceux-ci jouent est comme une musique d’adieu, et qui les touche tous les deux. A la fin de cette promenade, Adelina avoue qu’elle se sent devenir une autre. Herman vient de lui faire voir les choses d’une autre façon :

‘je suis, voyez-vous, en ce moment , pleine d’idées grandioses sans rapport logique entre elles sinon qu’elles sont toutes semblables à ces landes démesurées où nous marchons. Je n’ai jamais pu rester debout au milieu de ces espaces qui s’élargissent avec tant de force sans qu’immédiatement je ne me donne la liberté de penser à mes plus grands rêves. (III, 69) ’

Elle le remercie parce qu’il ne lui fait pas de déclaration d’amour : ‘« Et merci de marcher à côté de moi en ne parlant pas précisément de ce que vous auriez envie de dire ’» (III, 69). En effet, Herman parle de tout sauf de son amour pour Adelina, ou peut-être le fait-il, mais indirectement à travers ce qu’il dit de lui et d’Adelina.

On peut dire que lors de ces quatre tête-à-tête, Adelina et Herman vivent différemment ces moments.

La première fois (III, 49-54) lorsqu’ils se trouvent sur la banquette de la voiture, c’est Herman qui fait naître pour Adelina un monde magique grâce à la parole. La deuxième fois (III, 55-61), le monde dont parle Herman se transforme comme par enchantement en monde vécu par eux. Il fait vivre à Adelina cette expérience poétique exceptionnelle. La troisième (III, 61-67) lors d’une autre promenade : c’est au tour d’Adelina de parler. Mais le récit de sa vie n’est pas dépourvu d’une certaine poésie, comme si elle venait de subir la manière de voir et de parler de Herman. La quatrième (III, 67-71) est la dernière promenade qu’ils font ensemble. Mais déjà la réalité est là. Ils se séparent sans s’avouer qu’ils s’aiment.

Ainsi, on voit que cette histoire d’amour, qui est courte en durée, constitue l’essentiel de cette « biographie » de Melville. Mais à travers elle c’est encore le portrait du poète qui est brossé. L’amour est une manière de mettre en valeur l’expérience poétique. Avant la rencontre d’Adelina, Herman ne parle pas : il est en lutte constante avec les images qu’il porte en lui, et qui sont incarnées par l’ange. Parler c’est pour lui se libérer. C’est aussi mettre en forme ce qui est enfoui en lui. C’est pourquoi son ange, compagnon inséparable, disparaît tout au long de la période que vit Herman avec Adelina. Il ne réapparaît que vers la fin de la dernière rencontre, par les empreintes qu’il laisse derrière eux et sous forme de nuage blanc dans le ciel. Mais il n’a plus l’emprise qu’il avait auparavant sur le poète :

"Encore un instant, dit-il. Regardez."
Il montra l'herbe couchée derrière eux.
"N'est-ce pas l'empreinte de quelqu'un d'énorme qui vient de se poser derrière nous?"
"Oui, dit-elle, en effet, et on dirait que cette empreinte s'est faite pendant que vous parliez.
"Eh bien, regardez là-haut maintenant!"
D'admirables nuages s'étaient élargis comme les ailes d'un oiseau qui plane.
"Qu'est-ce que c'est?" dit-elle.
Il baissa la voix :
"Un ange."
– A qui est-il?
– A moi.
– Gardien, demanda-t-elle?
– Oui, gardien de prison."
Il fit le geste de se débattre.
"Il vous bat?
– Oh! Non, dit-il, c'est tout à fait différent : nous nous battons.
– Adieu", dit-elle. (III, 71)

Ainsi s'explique le rapport de l'ange avec Herman. La parole poétique l'a libéré de ce désir intérieur qui l'opprimait. L'ange est maintenant chassé de lui.

Cette expérience amoureuse a donc marqué Herman Melville. Après son retour en Amérique, il va se mettre à écrire son chef-d'oeuvre Moby Dick. Mais, quand il ne recevra plus de lettres d’Adelina White (sans doute à cause de sa mort), il s'arrêtera d'écrire à son tour et donc de ne plus « parler ». Giono dira ‘:  « Il mourra après trente-quatre ans de silence total » ’(III, 76). Elle est donc une sorte de « muse » pour lui.

Le portrait d’Adelina fait penser à certains personnages féminins chez Giono. Elle est, elle aussi une « âme forte ». Herman a découvert cette « âme » exceptionnelle ‘: « une chose vous permet de tenir le coup : l’âme »’ (III, 64), lui dit-il. Car réussir à la fois à conduire sa vie de femme du monde et à faire de ‘« la contrebande du blé pour l’Irlande »’ relève d’un tour de force que seules les « âmes fortes » sont capables de réaliser. Mais cette l’histoire d’amour que vit ainsi une femme mariée, fait penser à celle que Giono fera vivre entre Pauline et Angelo dans Angelo (rédigé en 1945) et dans Le Hussard sur le toit (rédigé entre 1946 et 1951). Dans sa « Notice » sur le texte534, H. Godard relève certains point communs. Par exemple, aussi bien Herman qu’Angelo découvrent d’abord la femme qu’ils vont aimer par son parfum. En outre, les deux femmes sont des « femmes interdites » : elles sont mariées et dès le départ, elles s’avèrent inaccessibles. Adelina prévoit dès le début leur séparation : ‘« je vous quitterai demain soir »’ (III, 64) lui dit-elle.

En plus de ces points, on peut en relever d’autres qui ne sont pas sans importance. Par exemple, aussi bien Herman qu’Angelo découvrent chez la femme, qu’ils voient pour la première fois, certains traits physiques qui s’opposent un peu à l’image idéale qu’ils se sont faites d’elle. En effet, Adelina et Pauline accusent chacune certains défauts. Herman voit ainsi Adelina535 ‘: « Alors, sous les cheveux de paille, il vit un visage un peu long et pâle. » ’(III, 45). A la page suivante, Herman continue à observer le visage d’Adelina ‘: « Il osa même la regarder. Il vit qu’elle avait un front un peu rond avec un gonflement comme une amande au sommet du nez... »’ (III, 46).

« Pâleur » et visage « long » distinguent aussi Pauline de Théus. C’est à peu près dans les mêmes termes que Giono décrit, dans Angelo , le visage de Pauline, tel que le héros le voit :

‘Il remarqua surtout ses magnifiques cheveux noirs. Il n’aima pas ses immenses yeux verts, que l’attention rendait immobiles et froids. Son teint pâle et une très belle toilette de grande dame la vieillissait. Vers la fin du repas [...], il vit sa bouche, qui était large et sinueuse. « Tout son visage tiendrait dans mes mains, se dit-il, on dirait un petit fer de lance. » (IV, 122)’

Dans Le Hussard sur le toit , quand Angelo rencontre Pauline dans une maison abandonnée à Manosque, il la voit ainsi :

‘C’était une très jeune femme. Elle tenait un chandelier à trois branches à la hauteur d’un petit v i sage en fer de lance encadré de lourds cheveux bruns. (IV, 374)’

Nous retrouverons ce même détail concernant le visage de Pauline vers la fin du roman :

Chaque soir, Pauline mit une robe longue. Son petit visage, que la maladie avait rendu plus aigu encore, était lisse et pointu comme un fer de lance et, sous la poudre et les fards, légèrement bleuté.
"Comment me trouves-tu? dit-elle.
– Très belle." (IV, 635)

La femme qui n'est pas belle mais qui séduit apparaît déjà dans Regain (rédigé en 1929), l'un des premiers roman de Giono. C'est ainsi que Panturle trouve Arsule :

‘Il la voit bien : sa figure pointue et pâle comme un gros navet, presque pas de menton, un long nez en pierre lisse, des yeux comme des prunes, ronds, veloutés, luisants, sa lèvre gonflée par ces deux dents qui pointent quand elle rit. C'est la plus belle! (I, 376)’

Et une page plus loin : « elle lève sa figure pointue ». Arsule présente donc des traits qu’on trouvera chez Adelina et Pauline. Il s’agirait donc d’une sorte de canon de la beauté féminine constant dans les roman de Giono.

Adelina et Pauline sont deux femmes exceptionnelles parce qu’elles ont un caractère romanesque qui les dispose à la rêverie, à l’amour et à la poésie. Il faut toutefois souligner que le rôle politique que joue Adelina, en faisant transporter secrètement du blé en Irlande avec tout ce que cela comporte d’action secrète, de complicités et de mystère, sera plus tard attribué en quelque sorte à Angelo , surtout dans Angelo et dans Le Bonheur fou . Intrigues, complots et secrets seront l’apanage du colonel des hussards. Autre rôle inversé : dans Pour Saluer Melville, quand Adelina voit le teint pâle d’Herman, après l’effort qu’il vient de faire en lui parlant du monde imaginaire, et qu’elle croit qu’il est malade, elle décide de le soigner :

‘Elle se dit : j'ai eu tort de lui parler de sa pâleur, il doit avoir de ses fièvres orientales qui prennent par accès. Il pourrait être obligé de s'aliter dans une auberge. Je le soignerais. (III, 54)’

Dans Le Hussard sur le toit , en revanche, c'est Angelo qui soigne Pauline, atteinte du choléra.

A la fin de Pour Saluer Melville, c'est Adelina qui part. Dans Angelo et Le Hussard sur le toit c'est Angelo qui quitte Pauline.

Le personnage de Pauline est si important pour Giono qu'il le fera revivre dans Noé . En effet, il racontera comment ce personnage est né, surgissant à improviste dans sa bibliothèque (tout comme les personnages d'Un Roi sans divertissement ou comme Angelo ) au moment où justement il écrit Pour Saluer Melville (III, 724-726).

Dans ce dernier texte, Giono met en valeur le pouvoir de la parole poétique à recréer le monde. Ce pouvoir dont dispose Melville, et qui le met au rang des dieux, est semblable à celui d'Ulysse. Mais, contrairement à celui-ci, Melville ne s'adresse qu' à une seule personne : Adelina. Car c'est grâce à l'expérience amoureuse qu'il peut non seulement tenir un discours poétique sur le monde, voire recréer le monde, mais aussi avoir la volonté d'écrire son oeuvre maîtresse, Moby Dick. Il s'agit, contrairement à Ulysse, d'un homme qui possède le don aussi bien de la parole orale qu’écrite.

En outre, la rédaction de ce texte pendant la guerre expliquerait peut-être cette tendance à se replier sur lui-même et à ce détourner du « social ». Il vient juste de sortir de prison et c’est ‘« [son] livre de prison »’ (III, 722), comme il le dira dans Noé . Sur ce point, il ressemble un peu à Naissance de l’Odyssée , livre écrit en marge d’Homère pour compenser un autre emprisonnement, d’ordre moral : son travail à la banque. Il avait besoin d’espace comme il l’explique à P. Citron en 1969 : ‘« [...] j’étais enfermé dans une banque où je travaillais toute la journée, et par conséquent, j’avais besoin d’espace; j’avais besoin de cet espace spirituel que je trouvais dans L’Odyssée... »’ 536.

Le poète ne s’adresse pas ici, comme dans Que ma joie demeure , ou même dans les « Essais pacifistes » à un groupe d’hommes, il se contente d’une seule personne qui partage avec lui ses sensations et ses sentiments.

Pour Saluer Melville est donc un texte qui, à une étape de la vie de Giono, met en valeur un aspect particulier du « portrait de l’artiste ». On a vu qu’il s’agit surtout de celui du poète qui est un « accoucheur d’images ». Il rassemble un certain nombre de traits de poètes que nous retrouvons dans d’autres textes.

Notes
530.

Dans son article « Pour Saluer Melville. La passion blanche », Marcel NEVEUX considère Herman comme un personnage qui « appartient à la lignée des voyeurs gioniens, et plus précisément au sous-groupes des guetteurs de femmes ou amoureux guetteurs », Jean Giono 5, Les oeuvres de transition 1938-1944, Textes réunis par Laurent Fourcaut, Lettres Modernes, Minard, 1991, p. 24.

531.

H. GODARD commente ce passage en montrant notamment le rapport de l’image et du langage et la valeur de la métaphore chez Giono, D’un Giono l’autre, Gallimard, 1995, p. 51-53.

532.

H. GODARD, D’Un Giono l’autre, Op. cit., p. 15.

533.

Voici le renvoi à quelques occurrences de cette expression et de ses variantes dans dans certains textes de Giono : dans « Le Voyageur immobile  » (de L’Eau vive, III, 118), dans Jean le Bleu , II, 21, dans Manosque-des-Plateaux, VII, 52, dans Le Serpent d’étoiles , Vii, 77 et 82, dans Présentation de Pan, I, 757,

534.

H. GODARD, « Notice » sur Pour Saluer Melville, III, 1117-1118.

535.

C’est nous qui soulignons dans les passages cités qui suivent et qui mettent en valeur les défauts physiques de ces femmes.

536.

Cité par Pierre CITRON dans sa « Notice » sur Naissance de L’Odyssée, I, 814-815.