III. Les Grands Chemins ou le portrait de l’artiste en tricheur

III. A. Thèmes

III. A. 1. L’amitié

Les Grands chemins est le récit de la rencontre de deux hommes qui font, chacun à sa façon, figure d’artiste. Le premier, que le Narrateur537 surnomme l’« Artiste », est comme Ulysse de Naissance de l’Odyssée : c’est d’abord un menteur. Dès leur rencontre, le Narrateur remarque en effet « ses mains habiles » (V, 485) mais soupçonne chez lui le goût pour le mensonge :

‘J’ai envie de me renseigner sur lui aussi, mais j’hésite. Il va sûrement raconter des mensonges. D’un côté, c’est ce que je préférerais; s’il me dit la vérité, j’ai peur qu’elle me dégoûte. (V, 485)’

Le Narrateur donne ainsi une fois pour toute, dès leur rencontre, son jugement définitif. L’Artiste ne peut jamais dire la vérité. Il gardera toujours ce côté mystérieux en lui. La vérité d’autre part, comme dans Naissance de L’Odyssée, n’est pas toujours agréable à découvrir, car elle est quelquefois fort décevante. Le mensonge est dans ce cas bien plus beau parce qu’il contribue à donner au personnage un caractère qu’on aime voir ou qu’on croit retrouver en lui (comme pour Ulysse). Plus tard, le Narrateur s’apercevra encore que l’Artiste lui ment en ne lui expliquant pas clairement ce qu’il a fait à Saint-Crépin pour être poursuivi et battu (c’est Giono qui souligne) :

‘Pour savoir ce qu’il a fait à Saint-Crépin je peux toujours repasser. Il ne refuse pas de répondre, au contraire, il répond. Il ment. Il s’en tient fermement à son mensonge. Il embellit son mensonge. Je m’y connais et j’en bave. Il ment franc, si on peut dire. Je sais qu’il ment, il ne s’en cache pas et je sais qu’ayant écouté ce mensonge je ne saurai jamais la vérité. Même si un autre me la dit, même si cent autres me la disent. Même si j’ai des preuves. J’ai trop intérêt à croire ce qu’il dit. Et qui est bien arrangé. (V, 510-511)’

Tout en sachant que l’Artiste ment (et sur ce point le Narrateur fait encore montre de son don de connaisseur des hommes et de leur « psychologie »), le narrateur préfère ce mensonge à la vérité. La phrase soulignée indique bien ce choix. Mais si le mensonge est parfois préférable à la vérité, celui de l’Artiste prend ici un autre aspect que celui d’Ulysse. Il est d’une part agréable pour le narrateur qui est désormais très attaché à son ami et qui est prêt à lui pardonner tout, et d’autre part ce trait fait partie de la personnalité de l’Artiste. Alors que le mensonge d’Ulysse est un mensonge créateur qui donne au personnage une autre personnalité, toute fabriquée mais assez forte pour se substituer à la sienne. Contrairement à Ulysse, le mensonge de l’Artiste n’est qu’une part minime par rapport à l’autre trait essentiel qui est la tricherie. D’ailleurs il ment mais ‘« il ne s’en cache pas »’, comme il le fait pour la tricherie dans le jeu.

L’Artiste tient aussi d’Ulysse son caractère d’illusionniste parce que, comme lui, il crée un monde imaginaire et faux, non pas par les mots mais par sa virtuosité à manipuler les cartes. Il fait passer l’artifice pour le vrai. Pour lui, il n’ y a aucune frontière entre le faux et le vrai. Comme Ulysse, il trompe son monde. Sa vie est désormais rattachée à ce côté faux et illusoire des choses, car une fois qu’il ne peut plus avoir la possibilité pratique de créer cette illusion et d’y vivre (quand il perd l’usage de ses doigts), il meurt (il se laisse en fait tuer comme nous le verrons).

Dès leur rencontre, le Narrateur est séduit par l’habileté des mains de l’Artiste qui taille ‘«  une clavette avec un couteau »’ (V, 484). Il ne peut s’empêcher d’avouer ‘: « je regarde ses mains avec grand plaisir » ’(V, 485). Par la suite quand il le voit manipuler les cartes dans la partie qu’il joue avec lui et qu’il perd, il ne cache pas son admiration : ‘« j’aurais voulu avoir mille francs en poche; je les aurais joués rien que pour le voir faire »’ (V, 489). Et c’est la démonstration que fait l’Artiste qui finit par séduire définitivement le Narrateur (V, 489-490). ‘« J’en bave »’ (V, 490), avoue-t-il. Car c’est pratiquent un plaisir physique qu’il éprouve, un plaisir ‘« presque d’ordre sexuel »’ 538 : ‘« je ne reconnais plus ma voix »,’ dit-il, avant d’ajouter :

‘Je n’ai jamais été aussi contenté que maintenant. Et cette chose-là dure tant que j’en ai presque de la peine et que je lui dis de s’arrêter. Mais il continue comme si je n’existais pas et à la fin j’ai plaisir de lui en voir prendre. (V, 490)’

En même temps qu’il est séduit par la virtuosité de l’Artiste, le Narrateur est dégoûté par un détail physique de celui-ci : son regard, ‘« un vilain regard »’ (v, 484). C’est la première impression qu’il a dès le début et qu’il ne cessera d’avoir à chaque fois qu’il voit ses yeux. Cette séduction/répulsion qui se poursuivra tout le long du récit souligne l’attrait quasi aliénant qu’exerce l’Artiste sur le Narrateur. Celui-ci souligne par exemple ce paradoxe : ‘« Son regard a été d’un seul coup tellement désagréable que j’ai envie de le revoir »’ (V, 485). Et encore deux pages plus loin ‘: « J’ai tout loisir d’admirer son vilain regard »’ (V, 487). Tout en reconnaissant les défauts de cet homme : ‘« Il a des quantités de choses qui me déplaisent. Ce n’est pas un homme de ce genre que j’aimerais avoir pour ami »’ (V, 487), il s’attache à lui et devient son protecteur. En effet, bien de fois l’Artiste se montre désagréable, voire grossier et méprisant pour son ami (il le traite de « paysan » (V, 491) et lui refuse une cigarette qui n’est pas ‘« pour[son] bec » ’(V, 494) ). Dans un même épisode, le Narrateur fait deux portraits opposés de l’Artiste. D’abord, un portrait très positif et très élogieux puisqu’il donne à l’Artiste des qualités qu’en réalité il n’a pas (ou peut-être qu’au fond de lui-même, le Narrateur souhaite voir chez lui). C’est ainsi qu’il parle aux « éléphants », les deux charpentiers qui l’aident à retrouver son ami :

‘ Je leur raconte l’histoire d’un copain magnifique, affectueux et fidèle, et tout, qui se ferait couper en quatre pour moi. Toutes les qualités que je trouve, je les lui donne. Et je cite des faits où il a été courageux, honnête, sensible, prévenant, dévoué. A mesure que je parle, mon coeur se fond. (V, 504)’

La dernière phrase souligne le fait qu’il se met à croire à ce mensonge au fur et à mesure qu’il l’invente.

Ensuite, le narrateur retrace en lui-même le portrait « véridique » de son ami :

‘le fameux copain dont je parle est en réalité le plus beau salaud que la terre ait jamais porté : la vache finie, voleur, menteur, égoïste, la saloperie incarnée, capable de tromper père et mère, de se vautrer dans la merde avec la joie d’une truie. J’en rajoute tant que je peux. J’ai beau en rajouter, il me manque. (V, 504)’

La dernière phrase de ce passage, souligne, quant à elle, l’écart infranchissable entre les mots et la réalité.

Le Narrateur loue les mérites de son ami en même temps qu’il le dénigre. Son amitié pour l’Artiste reste toujours non payée de retour. C’est pourquoi, il est toujours en train de guetter le moindre signe d’attachement ou même de reconnaissance qui le rendrait heureux. Il suffit que l’artiste soit d’accord avec lui sur n’importe quoi pour qu’il jubile. En voici un premier exemple :

‘Nous décidons de rejoindre le plus vite possible une grande route, n’importe laquelle, et de prendre n’importe quel camion pour n’importe où. L’artiste est d’accord cent pour cent. Il dit : "Oui, n'importe où." Je lui réponds : "Essuie -toi la bouche." Il a de plus en plus tendance à saliver. Sa joie égoïste me fait plaisir. Et même, à la réflexion, quand je me suis bien gargarisé de ces "n'importe où" je vois dans son acceptation cent pour cent une sorte d'attachement. Ce n'est pas moi qui trouverai jamais la mariée trop belle. (V, 591)’

Encore une scène très révélatrice de l'attachement du narrateur à l'Artiste et sur l'ingratitude de celui-ci. Pendant sa convalescence, grâce aux soins de son protecteur, et au cours de la seule promenade qu'ils font ensemble, le Narrateur exprime tout son bonheur de se retrouver seul avec son ami, au point que le monde naturel que d'habitude il admire ne l'attire plus : ‘« On dirait que je vois le monde pour la première fois de ma vie; je le regarde et il m'ennuie. Je ne prends aucun plaisir »’ (V, 604). Car il attend un mot gentil de son ami :

 [...] je suis dans un drôle d’état d’esprit. C’est loin d’être rigolo.
Au fond, ce que je voudrais doit venir de l’artiste. Et ce que je voudrais, je n’en sais rien. J’en suis toujours au même point. Je voudrais faire amitié, et qu’on ne parle plus de rien... (V, 605-606)

Mais au lieu de ce signe d’amitié qu’il attend de l’Artiste, celui-ci l’accuse de l’avoir volé après qu’on l’a battu. Et il lui dit même que s’il était à sa place et que c’est son camarade qui était blessé, lui, il «n’irai[t] à [s]on secours » (V, 604-605). Le Narrateur est bien conscient de cette situation. Et il finit par l’accepter :

‘Tel qu’il est il me plaît. Et tel qu’il me plaît, il est à côté de moi maintenant. Je me demande ce que je réclame. (V, 606)’

Se donner sans contre-partie, tel est le plaisir que ressentent certains personnages généreux de Giono dont nous parlerons plus loin.

Cette histoire d’amitié fait parfois penser, à cause de certains détails à une homosexualité latente entre les deux hommes, du moins une « homosexualité du sentiment », comme la qualifie plus justement Robert Ricatte539.

Notes
537.

Nous nous proposons d’écrire ce mot en majuscule parce qu’en plus de la fonction narrative qu’il désigne, il peut également tenir lieu de surnom à ce personnage qui n’a pas de nom. De même pour l’Artiste, nous nous proposons de l’écrire ainsi pour le différencier de l’adjectif « artiste ».

538.

Luce RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins , V, 1156.

539.

R. RICATTE, « Notice » sur Les Ames fortes , V, 1037. Sur cette question, voir également L. RICATTE, qui qualifie ces rapports entre les deux hommes d’« amitié-passion », Op. Cit., V, 1139, ainsi que Jean PIERROT, « Errance et déviance dans Les Grands Chemins  », dans Etudes littéraires, vol. 15, n°3, déc. 1982, p. 384 et suiv.