A l’habileté des mains de l’Artiste correspond une autre habileté chez le Narrateur, en paroles. Il arrive grâce à sa connaissance des hommes mais aussi à sa façon de parler à convaincre les autres et à gagner facilement leur confiance. Dès le début on s’aperçoit qu’il sait parler avec le chauffeur qui le prend en stop. Il connaît le caractère des gens et prévoit leur comportement et leur réaction. C’est pourquoi il s’y prépare à l’avance et sait ce qu’il faut dire à chacun dans chaque circonstance. Il arrive par exemple à gagner la confiance le vendeur des machines agricoles en lui étalant tout son savoir dans ce domaine. Il arrive à le convaincre qu’il est le seul à savoir démontrer aux clients les qualités de ces machines et en cacher les défauts. Une sorte de tricherie en quelque sorte qui vaut bien celle de l’Artiste quand il manipule ses cartes. Comme celui-ci d’ailleurs, il aime s’offrir en spectacle en faisant la démonstration des tracteurs :
‘Je manoeuvre au milieu de tout ça comme Dieu le père en personne. Je donnerais toute la paye de la journée pour que mon artiste, avec sa guitare et ses jeux de cartes soit dans un coin à se rincer l’oeil de ce spectacle de choix. (V, 499)’Il gagne aussi la confiance de l’aubergiste qui accepte de lui faire crédit. D’ailleurs il a des rapports faciles avec toutes les femmes qu’il rencontre. Il agit toujours avec beaucoup d’assurance‘. « Et je ne me trompe guère »’ (V,526-527), se dit-il.
Dans ses rapports au monde naturel, il témoigne d’une grande connaissance également ainsi que d’une certaine sensibilité. Au début, les couleurs, les odeurs, les bruits des feuilles qui tombent et les formes du paysage en automne suscitent en lui une réaction de poète (V, 484).
Ce qui caractérise ce personnage c’est également (comme d’ailleurs beaucoup de personnages de Giono) c’est qu’il rend service aux autres, parfois au risque même de sa vie, et pour la simple raison peut-être qu’il sent le plaisir de vivre une aventure ou peut-être par curiosité. Il accepte par exemple d’aider la jeune fille, qui apparemment fuit de chez elle sans connaître ni son nom ni les raisons qui la poussent à vouloir s’en aller. Il accepte aussi, au risque de sa vie - puisqu’il se perd dans une région couverte de neige - de faire une commission de son patron Edmond (une grosse somme d’argent) à une personne mystérieuse, sans demander d’explication. A chaque fois il accepte de jouer le jeu.
Comme l’Artiste, il sait faire des choses et des choses que celui-ci même ne sait pas faire. Par exemple, il sait cueillir et manger les bons champignons. Il le fait devant son ami incrédule. Dans ce domaine, il montre qu’il est le plus fort : ‘« Je voudrais qu’il me demande des renseignements sur les champignons; je pourrais l’épater. »’ (V, 487).
D’une certaine façon, le Narrateur cherche donc à ressembler à l’Artiste, mais il se sent incapable de réussir certains « tours » comme lui. Lorsqu’il va au rendez-vous avec la jeune fille, comme convenu, il klaxonne, mais en vain, il se dit ‘: « J’ai l’air d’un prestidigitateur qui rate son coup »’ (V, 521). L’Artiste, lui ne rate jamais ses coups, et même s’il lui arrive de rater il arrive à s’en sortir : ‘« Il rate certains coups mais jamais il ne s’énerve; il est sûr d’y arriver et finalement il y arrive »’ (V, 520).
Mais contrairement au Narrateur, l’Artiste ne se contente jamais de peu, car la passion du jeu le pousse trop loin, comme nous le verrons. Si la virtuosité du Narrateur consiste à séduire et à éblouir, celle de l’Artiste consiste essentiellement à tromper, car il fait ‘« passer l’artifice pour la vie »’ 540.
Le narrateur est un artiste à sa manière, comme nous le verrons encore.
Le Narrateur et l’Artiste forment un couple, parmi ceux, nombreux, qui apparaissent dans l’oeuvre de Giono. On y trouve, en effet, le couple formé de deux amis, l’un est le protecteur et l’autre est le protégé541 comme dans la nouvelle « Solitude de la pitié », Décidément et Madame-La-Reine dans Jean le Bleu , ou Amédée et Albin dans Un de Baumugnes, les couples d’amoureux - dont l’amour n’est pas consommé - comme Saint-Jean et Sarah dans Batailles dans la Montagne, Adelina et Herman dans Pour Saluer Melville, ou Angelo et Pauline dans Angelo et dans Le Hussard sur le toit . Le couple peut aussi être formé de deux frères comme Marceau et Mon Cadet dans Deux Cavaliers de l’orage .
La structure du couple est importante chez Giono. Mais le type de rapport que les deux personnages ont l’un avec l’autre change selon les textes. C’est ce que l’auteur précise lui-même à Pierre Citron en avril 1969 ‘: « Je me suis beaucoup servi de deux errants et de deux amis ensemble qui sont prêts ou à s’aider ou à se détruire. Alors ils se détruisent dans Les Grands Chemins et, au contraire, ils s’aident entre eux avec Un de Baumugnes . »’ 542. Ailleurs Giono insiste encore sur le personnage protecteur ‘: « Nous le trouverons presque partout chez moi le confident, le bon copain, un peu au dessous du héros, l’ombre du héros, mais déjà presque le héros »’ 543.
Nous reviendrons sur l’idée de « destruction » plus loin. Mais on peut se poser la question en ce qui concerne Les Grands Chemins : lequel des deux personnages est vraiment le héros? Le Narrateur ou l’Artiste? Ce rôle est difficile à attribuer exclusivement à l’un ou à l’autre, car la narration a autant besoin de l’un que de l’autre. Et d’abord si l’on définit la notion de héros par rapport à un objet de la quête, il n’ y pas à proprement parler d’objet de quête clair comme dans Un de Baumugnes . Dans ce roman, Amédée aide son ami Albin à libérer Angèle et à se marier avec elle. Or dans Les Grands Chemins, l’objet de la quête peut être le gain ou le jeu lui-même ou le plaisir de tricher pour l’Artiste. Comme il peut être, pour le Narrateur, le divertissement, la recherche de l’amitié ou le plaisir de se donner généreusement pour son ami. Le texte n’obéit donc pas au schéma traditionnel, et on ne peut poser le problème en terme de « héros », à moins de considérer que l’Artiste est le héros au niveau de l’action et le Narrateur est le héros au niveau du discours.
H. GODARD, D’un Giono l’autre, Op. cit., p.170.
Voir à ce propos R. RICATTE, « Préface », I, p. XL
Cité par L. RICATTE dans sa « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, 1156.
Cité par R. RICATTTE dans sa « Notice » sur Un de Baumugnes , I, 970.