III. A. 3. L’errance

Ce roman est lié au déplacement et à l’errance , comme le laisse entendre le titre. Celui-ci crée en effet un horizon d’attente chez le lecteur qui peut penser à des aventures, des péripéties. Cette errance se réalise en effet sur plusieurs niveau. D’abord une errance géographique et spatiale. Ensuite une errance, nous dirons morale, vécue intérieurement surtout par le Narrateur. Enfin une errance métaphorique de l’écriture.

Le roman retrace en effet la rencontre de deux hommes dont les destins s’entrecroisent pendant un moment de leur vie. Deux hommes qui viennent de nulle part et qui en cours de route se voient liés l’un à l’autre, puis se séparent à la fin.

Dès le début du roman, on découvre le Narrateur en train de prendre la route. A partir de ce moment, il ne cessera de se déplacer, avec toutefois des moments de pause, soit en prenant la grande route soit en empruntant des chemins de traverse lors des différentes fuites. A la fin il reprend encore une fois la route. Entre les deux situations initiale et finale s’inscrit l’itinéraire du personnage.

L’indication des deux saisons : l’automne, au début du roman ‘(« l’automne me traite vraiment en bon copain depuis des semaines »’ (V, 469) ), et le printemps à la fin ‘(« les pins qui s’épanouissent dans la première pluie tiède du printemps... »’ (V, 632) ) cadre le récit des événements. Ce sont les deux moment où le Narrateur prend la route. Entre les deux, c’est-à-dire pendant la saison d’hiver, se situe l’histoire proprement dite.

En général, l’hiver c’est la saison de l’immobilité, mais dans les romans de Giono, c’est souvent la saison où se passe l’action. Dans Les Grands Chemins , c’est la saison où s’intensifie l’activité de l’Artiste; c’est la saison de ses aventures et de ses mésaventures. Dans Un Roi sans divertissement , c’est la saison où M.V. commet ses crimes. Dans Le Chant du monde , déjà, l’action se situe pendant l’hiver. Cette saison est donc privilégiée parce qu’elle semble mettre particulièrement en valeur le drame des hommes. En effet, l’hiver est la saison où manquent le soleil et la chaleur, et où l’homme se replie sur lui-même, comme le Narrateur des Grands Chemins, renfermé dans son « Moulin ». Mais, c’est à cause de cela aussi, c’est la saison où se déploient les passions, et où l’ennui, chez certains personnages, peut atteindre des proportions dramatiques.

A propos des caractéristiques exceptionnelles de cette saison, et des effets que celle-ci produit sur les homme et sur leur comportement, on peut lire cette phrase très significative dans Les Vraies Richesses ‘: « L’hiver [est] le temps de la solitude, des maladies, des morts et de l’égoïsme de l’homme »’ (VII, 231). C’est chez Giono la saison par excellence où se situent les drames qu’il raconte.

Par ailleurs, il semble que, chez Giono, tous les errants soient des étrangers par rapport à la région où ils arrivent subitement et qu’il quittent à la fin. Tel est dans Naissance de L’Odyssée, le cas d’Ulysse dont l’errance a duré des années avant qu’il ne décide de retourner chez lui. C’est aussi le cas d’Amédée et d’Albin dans Un de Baumugnes , des deux ouvriers dans « Solitude de la pitié  », de Charles-Frédéric Brun dans Le Déserteur (même si l’errance de ce dernier est plutôt une fuite pour échapper aux gendarmes), Angelo du Hussard sur le toit (dont la mission première pour laquelle il est en voyage semble pour un moment oubliée au profit d’une errance obligée, à cause de l’épidémie. Errance qu’il pratique d’abord seul puis en compagnie de Pauline). Tous ces errants viennent dans un pays qui leur est plus ou moins hostile mais dans lequel ils laissent bien des traces de leur passage. Leur arrivée est toujours suivie d’un départ à la fin (sauf pour Panturle de Regain qui a une mission à accomplir et qui consiste à faire revivre un pays abandonné).

On peut dire que l’errance du Narrateur des Grands Chemins s’explique par le fait qu’elle s’effectue dans un espace dont les contours sont plus ou moins imprécis. Les toponymes sont vagues et correspondent à plusieurs lieux réels544. Certains se réduisent à une simple initiale : comme le village G. au début et le village D. vers la fin. La structure globale du roman permet de constater que l’itinéraire du Narrateur décrit un cercle fermé. Le village par lequel il ne veut pas passer, au début du roman, à cause de son ‘« château à tourelles »’ qui ‘« [lui] fout la trouille »’ (V, 471) est probablement celui-là même dans lequel il travaillera vers la fin , celui de M. Albert, où ‘« il y a même des tours. (Et certainement des alentours) »’ (V, 597)545. Par ailleurs, les auberges et les bistrots se ressemblent. Il n’ y a pas jusqu’aux surnoms des patronnes qui soient interchangeables : Mère Machin, Mère Pantifle ou Mère Truc. Dans chaque auberge, il y a une cuisine où le Narrateur aime se chauffer devant le poêle. Il s’agit aussi d’une structure qui met en valeur la problématique du double, du reflet et de miroitement. Par exemple, l’Artiste est battu deux fois, il y a deux patrons chez qui le narrateur travaille pour une assez longue durée et qui correspondent à deux haltes essentielles : au début c’est dans le moulin de M. Edmond et vers la fin c’est dans le château de M. Albert.

Les paysages sont quelquefois intériorisés par le Narrateur. Comme cette vision qu’il a de cet endroit enneigé couvert d’une brume où il se trouve pratiquement perdu, en faisant une commission pour son patron M. Edmond :

‘Ce qui fait mon affaire, ce sont ces coups de lumière grise qui passent à travers la brume et font comme des phares d’auto sur un hêtre, un sapin, un mélèze, ou sur la simple croûte de la neige qui se met à avoir brusquement cent couleurs mélangées, comme une coquille de mer. Je respire tellement fort que je me demande si on n’arriverait pas (avec l’habitude, évidemment) à se noyer dans de l’air comme on se noie dans l’eau... (V, 558)’

Notons d’abord ce thème assez révélateur de la liquéfaction de l’air. Ce serait une variante du thème assez récurrent chez Giono de la solidification de l’air. La sensation de perte par noyade dans l’air qu’exprime le Narrateur correspond à peu près à la même sensation de vide dans lequel il se sent lors de son déplacement la nuit, avant de rencontrer le prêtre au début du roman :

Je ne sens rien de particulièrement humain autour de moi, au contraire. En premier lieu, il y a l’odeur du vide. Sur ma droite, la forêt doit tomber raide et profond. De là vient aussi, par moments, une sorte de soupir qui ressemble à celui d’un homme endormi.
[...] Je vois aussi d’autres étoiles, mais celles-là au-dessous de moi. Un petit piquetage de feux pareil à une sorte de grande ourse, mais sous mes pieds. Ça fait toujours un drôle d’effet. J’essaie de voir les étoiles du ciel. Il n’ y a pas mèche. Seules sont visibles la constellation du hameau d’en haut et la constellation du hameau d’en bas. Il n’ y a pas de rapport entre les deux. Ils sont séparés par peut-être cinquante kilomètres de routes comme celle que je suis, toute en tournants, et qui va faire des détours au tonnerre de Dieu. Entre les deux, des centaines de milliards de tonnes de feuillages de toutes les espèces, toutes plus noires que l’ombre. Et, moi, au milieu, je flotte. (V, 478)

Si cette scène nocturne s’oppose à la scène diurne du passage précédent, elles ont toutes les deux quelques points communs. En effet, les deux scènes mettent en valeurs des éléments qui sortent un peu du réel. Dans le passage précédent, la blancheur donne ‘« cent couleurs mélangées »,’ dans celui-ci, le vide a « une odeur ». Dans les deux passages, l’air semble avoir une consistance, puisque dans l’un et l’autre espace, le Narrateur a la sensation de « flotter » entre ciel et terre, dans un espace sans repères. Dans ce dernier passage, il y a comme un renversement ou une confusion entre la terre et le ciel : les feux des étoiles ( qui sont en fait ceux des hameaux) sont paradoxalement au-dessous du marcheur, ‘« sous [s]es pieds ».’ Il marche, ou plutôt il « flotte » entre ciel et terre, comme suspendu en l’air entre deux constellations. La dernière phrase rappelle sans doute un peu Le Poids du ciel où le narrateur médite sur l’étendu de l’univers.

Ces deux mondes « blanc » et « noir » dans lesquels on peut se perdre montrent qu’il s’agit pour le Narrateur quelquefois d’un « voyage » intérieur ou symbolique. Cet espace irréel est aussi exprimé également par cette phrase : ‘« je me promène dans une plaque photographique : les arbres sont blancs et le jour noir»’ (V, 560). Autant dire que cet espace reflète son image. Il prend un chemin qui tourne sur lui-même, mais qui à ses yeux, doit toujours mener quelque part. Mais c’est elle qui décide (le destin?) et non lui-même ‘: « Je suis cependant toujours bien sur la route. Une route sait généralement ce qu’elle fait; il n’y a qu’à la suivre »’ (V,476). La route mène quelque part, mais ceux qui la prennent peuvent avoir l’impression d’être immobiles; c’est ce que constate le Narrateur ‘: « nous nous remettons en route, sans avancer d’un pas »’ (V, 591). Il s’agit en fait de son amitié avec l’Artiste qui semble rester au point mort. Les « chemins » de traverse, quant à eux, peuvent bien contenir des traverses et des obstacles. En aidant son ami l’Artiste à fuir ceux qui l’ont battu, le Narrateur est obligé alors de prendre ces chemins et de changer ainsi son errance en fuite. Ces « chemins » mènent l’Artiste à la mort. Il aura beau fuir, jouer avec son destin (en mettant sa vie en jeu), il arrivera un moment où « il va buter » (V, 632) contre tout ce qui est devant lui, contre un horizon fermé, une impasse.

Chez le Narrateur il y a également une « errance », ou plutôt un « cheminement » de la pensée qui n’est jamais explicité dans le texte mais qui le conduit inéluctablement à prendre la décision de tuer l’Artiste.

Il y a lieu de s’interroger alors sur le but véritable du déplacement du Narrateur. Dès le début, on le voit certes chercher du travail. Mais petit à petit on découvre que cette recherche ne constitue pas tout à fait son souci primordial. D’ailleurs au camionneur qui le prend en stop et qui lui demande s’il cherche un « boulot », il répond évasivement : « oui et non » (V, 470). Ensuite, au curé, chez qui il passe la nuit, et qui ‘« veut savoir pourquoi [il a] quitté [sa] dernière place »,’ il répond ‘:  « Ce n’est pas un mystère : c’est que, de temps en temps, j’aime partir, c’est très simple. »’ (V, 481). C’est donc à cause du plaisir qu’il éprouve à se déplacer qu’il se trouve sur la route. L’objet de sa quête est d’ordre moral. Il est intérieur. C’est ce que semble signifier cette phrase énigmatique, dite pour qualifier les vieillards qui eux seuls acceptent de le renseigner sur un endroit où il peut passer la nuit, mais qui peut avoir un sens général pour lui : ‘« Je me rends compte que ce sont précisément des merles blancs que je cherche »’ (V, 477). Est-ce le divertissement? L’amitié? De toute façon c’est un objet rare, introuvable, mythique et inaccessible.

Dans ce voyage, et avant de rencontrer l’Artiste, il semble aller au hasard. Certains endroits lui plaisent ( ‘« cet endroit me plaît »’ (V, 470) ) et y reste, et d’autres non, alors il les contourne et passe. Une sorte de promenade ( ‘« la route est mieux à mon goût »’ (V, 471)) qu’un véritable voyage, puisqu’il n’y a pas de destination précise.

L’errance, même si elle procure un plaisir, ne peut conduire à la « certitude » que semblent vivre les sédentaires, fixés sur leurs terres :

‘Je commence à être touché par des choses auxquelles je sais par expérience qu’on fait attention dans les grands moments. Par exemple les jardins d’hiver : les potagers avec leurs choux brûlés de gel. [...] Les traces d’un homme qui cherche le bonheur sur place avec des objets soumis, faciles à comprendre et qui, obéissant aux saisons, semblent vous obéir, aimant le soleil et la pluie semblent vous aimer, accomplissant leur destinée vous comblent, par surcroît, sans manière, avec fidélité. Je suis en ce moment sensible à tout ce qui donne une certitude, quelle qu’elle soit. Et j’envie ceux qui sont arrivés à confier leur besoin de certitude à la terre et aux quatre saisons. (V, 590-591)’

Le narrateur semble ainsi parfois attiré par ce mode de vie opposé au sien. Mais il ne peut tenter l’expérience, car c’est dans le déplacement et l’errance qu’il accomplit son destin. Ce sont des choses trop « faciles » pour lui. Notons, par ailleurs, que ceux qui confient ‘« leur besoin de certitude à la terre et aux saisons »,’ ce sont, pour Giono, les personnages des romans des années trente.

Ainsi, à l’errance réelle correspond une errance d’ordre moral546. En effet cet espace est parcouru au gré de tours et de détours qui finalement décrivent un cercle, voire un labyrinthe, ce qui suggère que les choses se passent également à l’intérieur du personnage.

Cette errance est également une métaphore de l’écriture. Le parcours du Narrateur et de l’Artiste ressemble un peu, en effet, à celui de l’écriture. Comme l’itinéraire des deux personnages, la structure de l’oeuvre est faite de mouvements de départs, d’arrêts, de nouveaux départs, d’accélération, de ralentis, d’hésitations et aussi de parties qui se correspondent, se reflètent ou s’opposent. Nous reviendrons plus loin sur ce problème de l’écriture.

Notes
544.

Voir L. RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. Cit., V, 1164-1665.

545.

Voir à ce sujet, l’article de Danielle ESCUDIÉ, « Les Grands Chemins ou le voyage immobile », Bulletin n°18, 1982, p.36.

546.

Sur ce sujet, voir également l’article de D. ESCUDIÉ, Op. cit.