III. A. 4. Mensonge, jeu, tricherie

Le roman a pour sujet principal le thème du jeu et la tricherie dans le jeu. Car le personnage principal, l’Artiste est un joueur hors pair qui sait manipuler les cartes. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est surnommé ainsi par le Narrateur. Mais c’est aussi un tricheur, mais qui sait ne pas se faire pas prendre, du moins pour un certain temps547. Il a donc un rapport assez particulier avec la vérité. Il triche d’abord en mentant sur lui-même (le sens premier du mot tricherie est mensonge). Dès la première rencontre, le Narrateur est séduit par son habileté, mais soupçonne chez lui une tendance au mensonge :

‘ J’ai envie de me renseigner sur lui aussi, mais j’hésite. Il va sûrement me raconter des mensonges. D’un côté, c’est ce que je préférerais; s’il me dit la vérité, j’ai peur qu’elle me dégoûte. (V, 485)’

Le narrateur préfère le mensonge à la vérité, tout comme les habitants d’Ithaque qui préfèrent le mensonge d’Ulysse à la vérité de son fils. Le mensonge lui permet de garder chez son ami ce côté mystérieux et attirant. Celui-ci ‘« ment comme un arracheur de dents »’ (V, 614), dira-t-il encore de lui. L’artiste ne cessera en effet de mentir. Après qu’il a été battu une première fois par ses partenaires de jeu de Saint-Crépin, le Narrateur n’arrive pas à savoir ce qu’il a pu faire pour mériter une telle correction. Il sait que l’histoire que son ami lui raconte est un mensonge :

‘Il ne refuse pas de répondre, au contraire, il répond. Il ment. Il s’en tient fermement à son mensonge. Il embellit son mensonge. Je m’y connais et j’en bave. Il ment franc, si on peut dire. Je sais qu’il ment, il ne s’en cache pas et je sais qu’ayant écouté ce mensonge je ne saurais la vérité. Même si un autre me la dit, même si cent autres me la disent. Même si j’ai des preuves. J’ai trop intérêt à croire ce qu’il dit. Et qui est si bien arrangé. (V, 510-511)’

Comme il le fera pour le jeu, l’Artiste ne cherche pas à cacher son jeu : il ment mais il le montre en quelque sorte, car il ‘« embellit son mensonge»’, nous dit le Narrateur. Il triche mais il ne le cache pas. La phrase soulignée par l’auteur dans ce passage indique combien le Narrateur se complaît dans le mensonge de son ami. Il s’en satisfait aussi. Car il sait d’avance que la vérité peut lui déplaire et que son ami n’est pas celui qui cache des trésors qu’il faut chercher à découvrir. Au contraire, il pressent chez lui un vide moral et affectif et il sait qu’il est incapable de grands sentiments. C’est pourquoi il accepte son mensonge. Et il le répétera encore : ‘« Jusque-là c’est parfait. C’est un mensonge parfait. On peut y croire. Et je ne demande pas mieux »’ (V, 511); et quelque lignes plus loin ‘: « Je l’écoute et c’est l’histoire d’un saint qu’il me raconte »’ (Ibid.).

Le tricherie semble faire partie de lui même. Malgré sa protestation, le Narrateur est persuadé qu’il est en train de ‘« tricher contre soi-même »’ (V, 614) et de mentir contre lui--même pendant les parties de jeu : ‘« il ment contre lui avec ce regard qui s’est enlaidi à désirer plus violemment que tout le monde; mieux et beaucoup plus »’ (V, 546). En effet, l’Artiste est tellement absorbé par la passion du jeu et la tricherie qu’il a l’air de tricher même en dormant : ‘« Un fil de salive emplâtre ses lèvres serrées comme quand il s’apprête à tricher; et cependant il dort »’ (V, 495). La salivation du personnage lui donne l’air presque d’un animal qui réagit, comme par réflexe conditionné, ne pouvant se retenir devant le jeu et le désir de tricher. Comme un animal, il lui arrive, quand il est bien « rassasié » de rester indifférent au jeu :

‘L’artiste est bien sage dans un coin du bistrot. [...] Près de lui, il y a quatre ou cinq tables de belote, mais il est rassasié de cartes. Il regarde les joueurs avec mépris. De temps en temps il y a dans ses yeux un petit truc assez inquiétant. J’ai vu ça dans l’oeil des bêtes de cirque quand on passe devant les cages. Je me dis que, quand le diable y serait, ce type-là me fera toujours un drôle d’effet. J’ai l’impression de le prendre constamment sur le fait. (V, 519)’

Le regard méprisant que porte l’artiste sur les autres révèle son caractère d’homme exécrable et odieux. Le Narrateur ne cesse de le découvrir. Quant à sa réserve, elle s’explique peut-être par le fait que la mise n’est pas importante ou que les joueurs ne sont pas à sa hauteur. Mais ce qui est important dans ce passage c’est encore ce côté animal (de « bête de cirque » plus exactement) qui rumine quelque chose en son for intérieur mais que ses yeux trahissent.

Mais quand il joue, ce n’est pas tellement le jeu qui l’intéresse c’est le fait de tricher même s’il risque sa vie à chaque fois. Le Narrateur ne fait que le constater (c’est l’auteur qui souligne) :

‘Je me dis qu’il a trouvé mieux que le jeu : il triche. Il n’a jamais de sécurité. Ses gains sont toujours contestables. Il risque constamment sa mise et sa peau; et la mise ne compte pas puisqu’il triche, qu’il en dispose à son gré, la donne à Pierre ou à Paul pour préparer le gros coup. Ce qui compte, c’est sa peau, c’est ce qu’il risque; le gros coup ne sert qu’à risquer plus. Pas de réserve, sauf ses quatre ou cinq litres de sang qui, d’une minute à l’autre peuvent couler dans la sciure. (V, 546)’

Dans ce passage, le Narrateur prédit le « massacre » de l’Artiste. Celui-ci est de ceux qui poussent les choses trop loin. Que ce soit dans le mensonge, dans la tricherie ou dans la mise ‘« sans plafond »’ (V, 546 et 614). Car s’il méprise les petits jeux, il est insatiable quand il s’agit de miser gros. Il va toujours plus loin, en cherchant à ‘« jouer sa peau »’ (V, 599). C’est une manière de défier la mort. Mort à laquelle il est exposé quand il se retrouve la nuit dans un hameau coupé du reste du monde par la neige. Selon le Narrateur qui l’accompagne dans cet endroit, l’Artiste est capable de tricher (de faire ‘« ses coups derrière l’air »,’ ses coups « invisible[s] ») sans que personne s’en aperçoive mais il montre volontairement sa tricherie à cause même du danger qui l’entoure :

‘S’il le voulait, qui l’empêcherait de faire ses coups derrière l’air, comme au bistrot? Il est toujours aussi habile. Je vois qu’il est obligé de se forcer pour ne pas l’être. Quelquefois, il perd le contrôle de soi et il réussit. Magnifiquement sans y penser un coup invisible. Mais tout de suite il se reprend. Il y a trop de neige, trop de nuit; nous sommes trop loin de tout. Alors il se découvre, il décompose, il triche au ralenti; pour un peu il expliquerait. Or, les bons petits copains, là autour, ont beau être froids comme glace; ils font ça pour jouer comme tout le monde; donc, ce qu’ils misent leur tient à coeur. A chaque instant, le ventre de l’artiste passe à un millimètre des cornes. Il mâche tout un bouquet de salive. (V, 550)’

Vers la fin, le narrateur croit qu’il s’est fait prendre à cause de sa façon de jouer au ralenti et de ce plaisir qu’il a de jouer avec le feu :

‘Est-ce que c’est à la suite de ce que, moi j’appelle une de ces imprudences (faute de trouver mieux) c’est-à-dire à la suite de ces tricheries décomposées au ralenti qui déjà, cette fois où j’étais avec lui, m’avaient fait froid dans le dos? Il s’ajoute triomphalement une grosse pâquerette de salive au coin de la bouche. Il est ravi que j’aie vu ça. Je lui dis : "Tu jouais avec le feu." Il me répond : "Naturellement! (Je retiens ce mot-là.) Avec quoi veux-tu qu'on joue? » (V, 615)’

Dans l’esprit de l’Artiste, il n’ y a donc pas de jeu en dehors du jeu « avec le feu ». Le risque est recherché pour lui-même, puisqu’il décompose son jeu. Non, il s’est fait prendre « au hasard » :

‘Ce soir-là, dit-il, il a été encore plus invisible que d’habitude. Alors, trop invisible : il fallait bien qu’ils trouvent un truc. De guerre lasse, ils l’ont accusé de tricher, au hasard. Et c’était vrai. Alors ils l’ont vu. (V, 615)’

Paradoxalement, c’est en mettant en danger sa propre vie et en se mettant constamment face à la mort, qu’il est le plus proche de le « vérité » ( il « joue la vérité ») :

‘[...] c’est un bien plus beau joueur que nous. C’est lui qui joue la vérité. Tricher l’oblige à miser l’essentiel. Il est quelqu’un en plein. (V, 546)’

Tricher fait donc partie de sa façon d’être dans le monde. Le risque qu’il prend à chaque fois est lié à cette façon d’être qui consiste à pousser toujours plus loin ses propres limites, comme le font certains des personnages de Giono.

Les fois où ils sont seuls à jouer, le Narrateur ne cesse d’exprimer son admiration. Il aime jouer avec lui tout en sachant qu’il va perdre à chaque fois et en sachant « qu’il tr i che » (V, 489). Il le fait rien que pour le voir manipuler les cartes ‘: « J’aurais voulu avoir mille francs en poche; je les aurais joués rien que pour le voir faire »’ (V, 489). Mais lorsque l’Artiste joue avec les autres, le Narrateur sait que l’enjeu est grand et plus sérieux. Il ne peut, lui, aller au-delà d’une certaine limite. Il s’arrête alors de jouer, parce que cela ne l’intéresse plus et le dégoûte même. C’est ce qui se passe en ce qui concerne les parties chez Ferréol :

Cette fois on va vite. Ce n’est plus du jeu de café. C’est du jeu de charbonnier; maître chez soi. Le premier coup me coupe le souffle. Le second ne me le rend pas. L’Artiste est beau comme la femme à barbe.
Je suis déjà écoeuré. Je passe deux coups. Ferréol n’avait pas besoin d’abaisser la lampe; j’ai compris. (V, 549)

Il comprend que les autres joueurs sont également passionnés et qu’ils ne peuvent s’arrêter Mais ce qui les pousse à aller plus loin c’est le désir de se mesurer à l’Artiste :

‘Plus on est gros plus on veut l’être; ces hommes des forêts montagnardes n’en finiront jamais de vouloir. Ils ne seront jamais assez dieu devant les autres (devant l’autre) ils veulent l’être de plus en plus. Or, ils essayent ça avec des sous et des règles : ils n’y arriveront jamais. Je serais plus rassuré s’ils jouaient pour gagner de l’argent. Je ne le suis pas du tout. (V, 549-550)’

L’artiste, lui, gagne parce qu’il ne suit pas les « règles » et surtout parce qu’il joue son « sang » là où les autres jouent leur argent :

‘Puis, je comprends qu’il est en train de réussir ce que les autres ratent. Il est le seul à jouer le sang qu’il vient de faire; et aussi fièrement qu’eux leurs sous. (V, 550) ’

Il y a bien une différence entre l’argent qu’on perd et le sang qu’on risque de perdre. Toute la question est là. Jouer avec sa « peau », avec son « sang » et avec le « feu » est le propre de l’Artiste. C’est un enjeu qui peut être plus important que le jeu.

La passion du jeu, qui est poussée à l’extrême chez l’Artiste, correspond, chez d’autres personnages de Giono, à d’autres passions auxquelles ils s’adonnent entièrement corps et âme et sans aucune mesure. La passion leur permet de vivre intensément leur vie et de se prouver à eux-mêmes qu’ils existent. Mais parfois ils se détruisent eux-mêmes, sans pouvoir s’arrêter. Dans Les Grands Chemins , seuls le Narrateur semble mesurer l’abîme dans lequel l’Artiste risque de tomber. A plusieurs reprises, il pressent la fin de son ami. « Ça finit par des cassages de gueule » (V, 536), dit-il lorsque son ami vient lui parler de son « filon épatant ».

L’Artiste des Grands Chemins n’est pas le seul à tricher. Giono explique dans ses E n tretiens avec Amrouche qu’il y a toujours tricherie chez ses personnages. Tricherie avec eux-mêmes et avec les autres. Elle vient certes combler un « néant » chez eux, mais elle est aussi en rapport avec un autre problème, celui de la « générosité ». Selon l’auteur, le problème se pose dès Que ma joie demeure 548 avec le personnage de Bobi, et c’est ce qui explique l’échec du personnage :

‘Nous sommes en présence d’un tricheur qui ne triche pas pour le mal, qui tricherait pour le bien, mais qui triche! [...] Dans Bobi c’est de la simple générosité d’idées. Et c’est très grave! [...] C’est de la simple générosité d’idées, ce n’est pas de la générosité des faits. La joie ne demeure pas parce que c’était une joie qui était provoquée par une générosité d’idées. (Ent., 210)’

Celui-ci triche aussi ‘« parce qu’il supprim[e] les problèmes »’ (Ent., 212).

Peut-on alors dire que tous les hommes qui ont une certaine générosité envers les autres, dans élan passionné, trichent avec eux-mêmes et avec ceux qu’ils font bénéficier de cette générosité? Giono semble, en 1953, soutenir cette idée :

‘Nous ne sortons pas quand même de la générosité d’idées, nous ne sortons pas de l’idée qui me préoccupe, c’est actuellement le grand emploi social des idées. Et le porteur de ces idées est presque toujours une sorte de Bobi qui apporte une sorte de Que ma joie demeure magique. (Ent., 212)’

Dans Les Ames fortes , les tricheurs sont Thérèse et Firmin car ils ont tiré profit de la générosité de Mme Numance. Mais pour Giono c’est cette dernière qui triche, à cause même de sa générosité. En effet, à cause de son amour maternel pour Thérèse, elle se ruine. Mais c’est un ‘« amour maternel illusoire, puisque Thérèse n’est pas la fille de Mme Numance »’ (Ent., 213), explique Giono. La tricherie n’est donc pas seulement une tricherie en mal. Elle peut être motivée par de bonnes intentions.

D’après Giono, ce thème est constant dans son oeuvre549. Dans son carnet de septembre 1950, il écrit : ‘« tricher, le vrai jeu, le seul valable »’ 550. Il le dit encore à Amrouche :

‘Vous voyez pourquoi il y a tricherie constamment, et pourquoi après j’ai été amené à expliquer le personnage du tricheur. Le personnage du tricheur parfait. Si bien que, de Bobi à Mme Numance, et de Mme Numance au personnage du tricheur des Grands Chemins , il y a une continuité d’intention. (Ent., 213-214)’

Dans Les Grands Chemins , on peut parler également de cette tricherie liée à la générosité. Il s’agit cette fois-ci du Narrateur. Celui-ci est, en effet, d’une générosité excessive avec l’Artiste. Il lui fait, en quelque sorte, don de lui-même, en se consacrant totalement à lui, tout comme Mme Numance à Thérèse. Il parle à son ami de la générosité et lui explique:

‘qu’il y a des cas où on est bien plus content de donner que de garder, de partager que d’être seul à avoir; qu’il y a des cas où l’on a plaisir à donner; qu’avec le même fric on ne pourrait rien se payer de meilleur. (V, 605)’

Comme Thérèse qui profite de la générosité de Mme Numance, l’Artiste profite de celle de son ami. Le Narrateur le voit à son regard :

‘Je ne peux pas dire que j’aime ce regard-là; personne ne peut l’aimer. Il n’annonce rien de bon. Il vous juge à son profit. Et moi je sais que celui qui a ce regard, et l’envie de profiter de tout le monde, ne peut plus profiter de personne. (V, 606)’

A son tour, le Narrateur, tout comme Mme Numance des Ames fortes , accepte de se faire exploiter par son ami. Il lui « facilite » les choses :

‘Je crois qu’au début, les premiers temps où j’ai préféré ce regard répugnant à d’autres, je m’étais rendu compte que l’homme qui avait ce regard ne pouvait profiter des gens et de moi-même qu’au prix d’une combinaison extraordinaire. J’ai pris en somme plaisir à lui faciliter les choses (et en ce qui me concerne je continue à lui faciliter les choses). Est-ce cela l’amitié? (V, 606)’

Dans ses rapports avec les autres, et en premier lieu avec le Narrateur, l’Artiste ne cesse de tricher. Son ami le soupçonne même de tricher dans la méchanceté qu’il ne cesse de lui manifester :

[...] je comprends des quantité de choses, et notamment tout ce qu’il vient de dire, tout ce qu’il m’a dit depuis que je le connais, dans quoi il n’ y a jamais eu un mot aimable. Il triche là aussi. J’ai l’impression d’être heureux.
Je dis : "Mais tu triches!" (est-ce que je parle des cartes ou de lui et moi?)
Il me répond : "Naturellement, je triche. Est-ce que tu voudrais que je joue comme tout le monde?" (V, 607)

Tricher fait donc partie de la vie de l’Artiste. Pour lui, il n’ y a pas de frontière entre le jeu et la réalité . Il lui arrive de confondre ces deux aspects de la vie. Le faux se substitue en quelque sorte, au vrai. Sa vie est désormais liée à la fausseté des choses. De ce fait, il semble ne plus avoir de rapport avec la réalité. Pour lui, il y a toujours, et en toute situation, une « combine » quelque part. Le Narrateur constate que son ami ‘« triche parce que c’est aussi une combine »’ (V, 607). Mais cette tricherie est, d’autre part, un signe de vie, car le jour où il ne pourra plus jouer et donc tricher, c’est pour lui le commencement de la fin.

Notes
547.

Déjà dans « Le poète de la famille », Primo, le cousin de Jean, est un « tricheur aux cartes sans que jamais on puisse le prendre », (III, 431).

548.

Nous avons vu que le personnage du tricheur remonte plus loin, puisque l’Ulysse de Naissance de L’Odyssée est une sorte de tricheur.

549.

Ce thème, comme bien d’autres, assure la continuité de l’oeuvre de Giono. Nous y reviendrons.

550.

Cité par L. RICATTE dans « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, 1154.