III. A. 5. La mort de l’Artiste

Dans le dénouement des Grands Chemins , l’auteur se garde de donner des détails. Le Narrateur ne fait qu’un commentaire bref sur ce qui ce passe. Après avoir poursuivi son ami qui vient d’étrangler une vieille femme, il arrive à le rattraper :

C’est moins le jour qui me réveille que son regard fixé sur moi. Les jours d’amour sont meilleurs que les nuits d’amour. Il ne bouge pas pendant que je me prépare. Je lui lâche mes deux coups de fusil en pleine poire. Je les vois faire mouche.
C’est beau l’amitié!
J’ai été finalement félicité par les gendarmes.
Tout de suite après, je liquide la situation en vingt-quatre heures.
Catherine est tendre mais convenable.
Je descends à pieds vers la route nationale. J’oublierai celui-là comme j’en ai oublié d’autres. Le soleil n’est jamais si beau qu’un jour où l’on se met en route. (V, 633)

L’acte du Narrateur n’est donc pas expliqué. C’est au lecteur de chercher les raisons qui l’ont poussé à exécuter son ami.

La première interprétation qu’on peut donner à cet acte est que le Narrateur n’a cessé d’admirer son ami, mais son admiration s’est petit à petit transformée en une sorte d’aliénation. Son acte est de ce fait une manière de se libérer, de se détacher définitivement. Le réveil dont il parle au début de ce passage peut avoir ce sens symbolique de prise de conscience de l’emprise de l’Artiste et de la nécessité de s’en dégager. A la première rencontre, le Narrateur a tout de suite été attiré par le regard très particulier de l’Artiste. Et il n’a cessé depuis d’en être fasciné. A son réveil, c’est encore ce regard qu’il voit « fixé sur [lui] » . Mais, il n’a plus désormais de pouvoir sur lui.

D’autre part, l’acte commis par l’Artiste est, aux yeux du narrateur, une sorte de trahison. Car il a désormais enfreint les règles de l’amitié. En effet, après le « massacre » de son ami, le Narrateur a fait cette réflexion :

‘ Si quelqu’un vous trompe et vous dupe, il est de ce fait votre maître pour toujours. Il ne vous reste plus qu’à l’aimer ou à le tuer. Vous n’avez que ce choix, mais pas du tout celui de vivre après comme avant. (V, 570)’

Le narrateur met donc en pratique cette réflexion. Car il se sent « trompé » par son ami. Qui est désormais occupé par autre chose. En effet, le Narrateur se répète pendant la poursuite : ‘« Nous, nous n’avons pas les mêmes compagnons. Nous n’avons plus les mêmes compagnons »’ (V, 627). Et plus loin, il se dit :  ‘« Il n’est plus dans la même nuit que moi »’ (V, 628). Il sent désormais que son ami lui échappe. Et comme il n’a que le choix entre « aimer » et « tuer », il choisit de tuer. Mais dans l’acte de tuer il y a aussi une part d’amour.

Mais pour bien comprendre cet acte on doit faire des rapprochements avec des scènes semblables dans d’autres textes de Giono. Dans Un de Baumugnes , Amédée, l’ami et le protecteur d’Albin, décide à la fin de se séparer de celui-ci, qui lui tient lieu pourtant de « fils » et le « tue » symboliquement en lui :

‘Mais plus copains! C'est-à-dire, au contraire, qu'il l'était trop pour moi et qu'il a fallu que, peu à peu, je le tue en moi jusqu'au moment où il est devenu ce qu'il est maintenant, un dont je ne sais presque plus le nom : un de Baumugnes. (I, 317)’

C'est peut-être sa façon à lui d'aimer ce « fils ». Il y a de toute façon une forte ressemblance entre les scènes. Ici, Amédée annonce déjà l’oubli de cet ami. Le Narrateur des Grands Chemins dit presque la même chose dans le dernier paragraphe que nous avons déjà cité : ‘« j’oublierai celui-là, comme j’en ai oublié d’autres »’.

Dans Deux Cavaliers de l’orage , Marceau est très lié à son jeune frère, surnommé justement Mon Cadet. Il joue le rôle de protecteur à l’égard de ce frère. Mais, il finit par le tuer, parce que l’admiration que Mon Cadet n’a cessé de lui montrer a cédé la place à la jalousie et à la rivalité.

En tuant l’Artiste, par amour - ou par amitié -, le Narrateur a voulu lui épargner le jugement des tribunaux. Il a peut-être voulu surtout lui épargner une déchéance inévitable (et elle est dramatique pour un artiste) qui a commencé le jour où il a perdu l’usage de ses doigts. Il a voulu ainsi le sauver de lui même, car l’artiste est guetté par une sorte de vide dans sa vie, qu’il a commencé à combler par un premier meurtre551. Mais l’acte de l’Artiste n’est pas apparemment un meurtre, puisqu’il n’a pas fait usage de son couteau qu’il a toujours porté sur lui et que, selon le docteur, la vieille femme est morte ‘« plutôt de saisissement que d’autre chose »’ (V, 624). Pour le Narrateur, l’Artiste ‘« n’était même pas capable d’étrangler un poulet »’ (V, 624). Il a peut-être voulu essayer ses doigts brisés. De toute manière, c’est ainsi que Le Narrateur imagine le déroulement de la scène et l’explication qu’il lui donne (c’est Giono qui souligne) :

‘Il n’a pas dû rester plus de cinq minutes cramponné au cou de Sophie, à essayer de faire obéir ses doigts. La tête pleine de choses magnifiques (pas du tout à la portée de tout le monde) et rien pour les mettre à exécution. Obligé désormais de se faire croire sur parole! Il est sorti en courant avec l’idée de se précipiter dans n’importe quoi, à condition qu’il y tombe de son propre poids. (C’est pourquoi certains types - et surtout des femmes - se jettent du haut des ponts dans des rivières. Ce n’est pas à la rencontre de l’eau qu’elles vont : c’est vers tout ce qui leur manque. Elles savent bien que ce n’est pas dans l’eau, au contraire, mais comment résister au plaisir d’aller enfin vers n’importe quoi, sans effort, de son propre poids? Ce qui est chouette, c’est le temps qu’on met à tomber du pont.) (V, 626)’

L’artiste est donc un homme exceptionnel. Il a ‘« la tête pleine de choses magnifiques »’. Il parvient à vivre des sensations inouïes. Il éprouve ‘« un plaisir d’aller [...] vers n’importe quoi »,’ c’est-à-dire de donner et de se donner entièrement. Car le don de soi procure un plaisir, comme le constate le Narrateur : ‘« Il y a des cas où on est bien plus content de donner que de garder, de partager que d’être seul à avoir; qu’il y a des cas où l’on a plaisir à donner »’ (V, 605). Mais le don de soi est aussi une « perte ». L’Artiste sait qu’il perd et qu’il se perd. Car en fait, il aime perdre et il a choisi de perdre et de se perdre. C’est pourquoi, lorsqu’il tente d’étrangler la vieille femme, dernier jeu auquel il s’adonne, il sait qu’il est perdant, mais il essaie pourtant de vivre ‘« un bon moment de trente secondes »,’ comme le montre le passage suivant :

‘J’éprouve un très grand plaisir à imaginer qu’ici même, après tout, il a bien profité de la vie. Il a eu un bon moment de trente secondes. Qui peut se flatter d’en avoir eu plus, ou même autant? Je parle de ce qu’un homme digne de ce nom appelle un bon moment.) Règle générale, on est dupe toute la vie à courir après ces bons moments-là. Il en a eu un. Je suis content pour lui. (V, 627)’

En effet, tout le long du roman, l’Artiste ne cesse d’aller à sa perte, mais malgré cela il éprouve comme un plaisir à continuer. C’est un peu le même phénomène qui se produit chez Mme Numance dans Les Ames fortes . Celle-ci, tout en sachant qu’elle va vers sa ruine, elle ne cesse de se donner entièrement pour Thérèse.

En outre, on peut dire qu’à défaut de pouvoir jouer, et donc de jouir en palpant les cartes et en les manipulant, et en s’exposant à la mort, l’Artiste a cherché ces sensations ailleurs, c’est-à-dire en essayant ses doigts sur le cou de Sophie. Ces « choses magnifiques » qu’il a dans la tête expriment ce divertissement extrême qui n’est pas « à la portée de tout le monde ». Seuls ceux qui se jettent dans le vide par dessus les ponts ( et par conséquent tous ceux qui cherchent les sensations fortes en risquant leur peau) éprouvent des sensations analogues. Eux aussi (ils sont nombreux dans l’oeuvre de Giono) ne résistent ‘pas « au plaisir d’aller enfin vers n’importe quoi ».’

L’Artiste s’ennuie et trouve un divertissement dans la tentative du meurtre : c’est une autre interprétation qu’on peut donner de ce passage. Il ressemble ainsi à M.V. d’Un Roi sans divertissement . Le Narrateur, lui, ressemble à Langlois qui tue M.V. Comme Langlois, le Narrateur tire « deux coups ». De son côté, l ’Artiste se laisse faire comme M.V., « il ne bouge pas ». L’acceptation de sa mort souligne peut-être, comme le remarque Luce Ricatte, l’idée que du moment qu’il n’est plus capable de tricher - car tricher chez lui est une façon de vivre -, ‘« il ne lui reste plus qu’à mourir »’ 552. Avant de tuer M.V., Langlois a parlé avec lui comme pour mettre les choses au point. De même, le Narrateur dit en se lançant à la poursuite de son ami ‘: « Je sais que nous allons régler cette affaire à l’amiable »’ (V, 629). C’est un service que le Narrateur rend à son ami, comme Langlois le fait pour M.V.

Mais à voir de plus près, le Narrateur semble tuer un autre soi-même, son double. Juste avant cet épisode, certains détails montrent à quel point il y a identification du Narrateur à son ami l’Artiste. Par exemple, Narrateur parle de l’Artiste comme si celui-ci se trouvait en lui : ‘« Nous nous remettons en route, sans avancer d’un pas : ennemis intimes et d’autant plus inséparables »’ (V, 591). Mais c’est surtout dans cette « battue » que la thématique à la fois du double, du dédoublement, de la dualité et de la duplicité est rendue de façon la plus claire. Quand Le Narrateur est en train chercher l’Artiste, il se dit ‘: « Je comprends très bien ce qu’il a fait. Je suis dans sa peau »’ (V, 626). Et lorsqu’il le rejoint, il a l’impression de refaire avec lui le même chemin qui les conduit chez le vielle Sophie et qu’ils l’étranglent en semble. Dans son discours, le « je », le « il » et le « nous » sont désormais mêlés :

‘Je ne bouge pas. Il est à trois pas devant moi. Nous faisons ensemble la balade la plus extraordinaire. Il refait cent fois le chemin du village ici. Il étrangle cent fois la vieille andouille. Il la manque cent fois, court dans la rue, se jette dans le ravin [...] Et sans me fatiguer je l’accompagne. [...] il n’est pas plutôt couché ici sous les lauriers qu’il repart, qu’il retourne au bistrot de Catherine, qu’il en sort[...] monte chez Sophie, se précipite sur elle. Je l’étrangle avec lui. [...] Je cours à trois pas de lui, de toutes mes forces. Je ne bouge pas. Lui non plus. Nous tournons sans arrêt dans un bol amer fait de terre, de genévriers, de lauriers, de buis et de tout ce que nous avons fait, le refaisant sans cesse, avec une envie de dormir irrésistible. (V, 632-633)’

C’est donc toute une scène imaginaire où le Narrateur se voit dans l’autre, son double, accomplissant avec lui le forfait.

Dans la nouvelle « Une histoire d’amour » du recueil Les Récits de la demi-brigade, Martial, le brigadier qui reprend les traits de Langlois d’Un Roi sans divertissement , tue « à double balle » (V, 30) une brigande qui a tout l’air d’être consentante, en faisant face à son exécuteur.

Dans Le Bonheur fou , Angelo tue son frère Giuseppe, parce que celui-ci l’a trahi., En 1968, Giono explique à Jacques Chabot la raison de cette trahison et l’acte d’Angelo :

‘ Parce que c’était son reflet. C’est fatal : il a été son compagnon de tout le temps. Il l’a trouvé tellement beau, tellement complet avec toutes ses cartes, qu’il a toujours été son reflet, il voulait être lui. Mais c’est pour ça, quand il l’a embarqué dans la révolution, il s’est dit : " Je vais être moi le premier, lui ne va plus être que le drapeau, moi serai le porte-drapeau, je le porterai mais je serai vivant tandis que l'autre ne sera qu'un drapeau". Mais Angelo ne voulait pas, il voulait être un homme vivant avec ses arbres; c'est pour ça qu'il le tue, et l'autre le sait.553

Cette explication permet de comprendre le geste du Narrateur des Grands Chemins tuant l’Artiste, celui de Langlois tuant M.V., celui de Marceau tuant son frère Mon Cadet et celui d’Angelo tuant son frère Giuseppe. Chacun d’entre eux cherche à effacer de lui-même cet autre soi-même. Dans la plupart de ces cas, la victime apparaît comme consentante et accepte le jugement, le verdict et son exécution.

Selon, Pierre Citron, Des Souris et des hommes de Steinbeck, paru en français en 1939, aurait été « la source essentielle » des Grands Chemins . Dans ce roman, George tue par balle son camarade Lennie, « par humanité  »554. Or la différence entre les deux romans est que dans celui de Steinbeck, Lennie ne savait pas que son ami allait le tuer.

Tous ces exemples donnent donc des variations sur un thème : tuer son frère, son ami, celui à qui on voue une affection sans borne, pour le sauver, ou pour se sauver un peu soi-même. Bref il s’agit de celui qui constitue un peu notre « reflet » comme dit Giono, notre double.

Nous avons vu que par certains côtés, et malgré les points qui les séparent, l’Artiste est un peu le double du Narrateur. D’ailleurs tout le roman repose sur la thématique du double, comme nous l’avons déjà vu. Le curé, que le Narrateur rencontre au début, et qui est le seul à savoir jouer avec lui sur les mots, est un peu son double aussi. Ils se rencontrent la nuit sur le chemin. Ils sont dans la même situation, comme le laisse entendre le début de leur conversation :

"C'est un peu tard pour être sur les routes, monsieur le Curé?
– Vous y êtes bien vous." (V, 479)

Les deux hommes ont surtout une autre ressemblance significative ‘: « Il a comme moi un bon travers de doigt de barbe »’ (V, 480), dit le Narrateur. Cependant, ce n’est pas avec celui-ci qu’il fera amitié. C’est avec l’autre qui est à la fois attirant et repoussant.

Dans Un Roi sans divertissement , Langlois tue celui à qui il se sentira plus tard de plus en plus proche. Avec Langlois, le Narrateur a en commun l’habitude de fumer : le premier fume le cigare, qu’il remplacera à la fin par un bâton de dynamite, le second fume la pipe. Mais contrairement au héros d’Un Roi sans divertissement, le Narrateur des Grands ch e mins ne connaîtra pas une fin tragique, car il ne succombera pas à cette maladie qui est l’ennui.

D’autre part, on peut interpréter de la façon suivante le dénouement du roman : en tuant l’Artiste, le Narrateur réalise complètement sa destinée. Ce qui, métaphoriquement, veut dire : l’artiste c’est l’écrivain. Il s’efface, pour finir, de son oeuvre; et c’est en cela qu’il y a oeuvre. D’autre part, le Narrateur et l’Artiste sont, on l’a vu, le dédoublement du sujet de l’oeuvre. L’un est celui qui construit (par la parole) et l’autre est celui qui détruit (et se détruit). Cet aspect de construction/ destruction caractérise chez Giono, comme on le verra, non seulement la parole poétique (dans « Le poète de la famille » notamment), mais l’acte de la création en général (comme dans Noé ).

Notes
551.

L’Artiste meurtrier n’est plus alors étranger au personnage qui apparaît dans L’Eau vive qui tue les « petites filles » et qui est surnommé « l’Artiste » (III, 88).

552.

L. RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins  », Op. cit., V, 1154-1155.

553.

Jacques CHABOT et Aline VALENTE, « Interview de Jean Giono, 4 avril 1968 », in Giono : L’Humeur belle, Publication de l’Université de Provence, 1992, p.424.

554.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.442-443. Sur le rapprochement avec Steinbeck, voir également L. RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, 1156-1157.