II. A. 6. Ennui et divertissement

Le rapprochement avec Un Roi sans divertissement peut être fait justement par le biais du thème de l’ennui, cette ‘« grande malédiction de l’univers »’ (Ent., 58), comme l’appelle Giono. Lors de séjour au moulin, le Narrateur des Grands Chemins dit qu’il est heureux de se retrouver au chaud, mais il se laisse petit à petit gagner par l’ennui. La saison d’hiver s’y prête bien comme dans Un Roi sans divertissement. Comme chez beaucoup d’autres personnages, la solitude prolongée finit par engendrer l’ennui. Pour se divertir, il écoute la radio du patron Edmond ou ses disputes continuelles avec sa femme. C’est peut-être à la fois la curiosité et l’ennui qui le poussent à venir en aide à la jeune fille, sans qu’il connaisse son nom et qu’il cherche à comprendre les raisons qui la poussent à quitter ses parents. Pour la même raison probablement, il accepte d’aider son patron apparemment dans une affaire de coeur (affaire qui n’est jamais dévoilée). Mais tout cela ne semble pas lui apporter le remède nécessaire. Il sent en lui des « désirs » assez forts qu’il n’arrive ni tout à fait comprendre ni à maîtriser (nous soulignons ) :

‘J’ai évidemment tout ce qu’il faut dans mon moulin : chaleur, café et boustifaille. Mais l’hiver est la saison des désirs. J’accumule des envies extraordinaires. Dans cette partie du jour qui va du moment où j’ai bu le café du matin jusqu’à l’heure où la nuit arrive j’imagine des chose sans queue ni tête. On n’y voit pas beaucoup ici dedans; sans le r e flet de la neige, on n’y verrait même pas du tout. J’arrive à trouver que les presses au repos ont des allures de grandes personnes debout, habillées de fer. Pendant que je me chauffe, dans la lueur rouge du poêle, je vois le bout de mon nez, mes mains, mes genoux, mes jambes et mes pieds. Les grosses poutres entrecroisées du plafond sont comme une carcasse de boeuf. Les coups de bise frappent contre les murs. Le bien-être ne sert qu’à désirer plus; et dans cette idée il n’y a pas de limite. Je me sens capable d’aller fort dans des quantités de choses. Je pense aux marmottes qui sont roulées en boule dans les profondes fourrures de la terre. Je me demande pourquoi nous autres nous n’arrivons pas à endormir complètement notre sang. (V, 537-538)’

Le Narrateur est dans cette solitude face à lui-même et à ses désirs. Cette situation commence à devenir grave puisqu’il a désormais des hallucinations. Son imagination commence à lui jouer des tours. Par ailleurs, il se sent capable d’aller trop loin et ‘« fort  dans des quantités de choses ».’ En effet l’absence de limites est ce qui caractérise les actes du meurtrier M.V. dans Un Roi sans divertissement . Quant à la couleur « rouge » du feu, mise en valeur par la couleur blanche de la « neige », elle n’est pas sans rappeler le décor des crimes de M.V. ainsi que de la scène où, plus tard, Langlois contemple le sang de l’oie qu’il vient de tuer sur la neige. L’obsession du sang est présente aussi chez le Narrateur, comme le laisse voir plus explicitement le passage suivant :

‘Le silence et le blanc font un tel vide qu’on a envie de mettre du rouge et des cris dans tout ça avec n’importe quoi. (V, 538)’

On a ici tous les éléments de l’atmosphère décrite dans Un Roi sans divertissement : « le silence » (à la fois extérieur et intérieur chez le personnage), « le blanc » (de la neige), le « vide » (dû à l’ennui), le « rouge » (du sang) et « les cris » (de la victime). Tout l’acte du divertissement par le meurtre est là en puissance chez le personnage.

Celui-ci est donc victime de l’ennui. Pour se divertir, il coupe du bois - à défaut d’entailler des personnes comme M.V. ou de tuer une oie comme Langlois - :

‘Je n’ai de repos que lorsque je fends du bois à la hache. La relever au-dessus de ma tête et l’abattre de toutes mes forces sur les bûches qui craquent et éclatent me fait du bien. Je ne m’arrêterais plus. Je ne sens pas la fatigue. Le bruit des coups et du bois fendu me plaît. Le coeur ouvert des bûches est beau à voir et c’est agréable de tripoter l’arête vive des éclats. (V, 538)’

Le Narrateur parle d’un véritable plaisir ‘( « me fait du bien », « me plaît », « beau à voir », « agréable »’) à s’acharner de la sorte sur le bois qui fait bien penser à un corps humain ‘(« le coeur ouvert », « tripoter l’arête vive »’). Il aime regarder ce « coeur » ouvert des bûches comme M.V. aime regarder les corps tailladés de ses victimes.

Le Narrateur est peut être sur le point de ‘« mettre du rouge » « avec n’importe quoi »’ quand son ami l’Artiste vient l’en empêcher en lui proposant de venir jouer avec lui, car il a trouvé un « filon ». Il l’arrache ainsi à sa solitude, ‘« par amitié pure »’ (V, 536), lui dit-il. Le Narrateur décide de le suivre, car il s’aperçoit qu’il vit des moments difficiles et qu’il est temps de changer d’air :

‘Je le laisse dire. C’est une belle vie! Il y a des moments où j’en ai marre de vivre à ma façon. (V, 537)’

Pourtant l’idée du « sang » l’obsédera encore. Le terme apparaîtra à plusieurs reprises dans les pages suivantes (548-549). Une fois, il est associé au terme « ennui ». Il s’agit de l’épisode du jeu chez Ferréol :

Ce qui nous est le plus nécessaire aux uns comme aux autres, c’est le sang. Il faut en avoir le plus possible. Des quantités de choses qu’on aime peuvent nous en réclamer à chaque instant. C’est bête de faire ceinture devant des choses épatantes qu’on rate de posséder faute de quelques gouttes de sang [...].
On fait du sang en quantité dans cet endroit cerné par la neige, et par la nuit, et par l’ennui. (V, 548)

Mais, le Narrateur arrive à guérir de ses obsessions en se mettant à jouer. Il s’aperçoit à temps qu’il doit se divertir. Le jeu est donc un remède à l’ennui. Le seul qui lui permette de ne pas aller trop loin dans ses « désirs ». L’Artiste, lui, prend le jeu peut-être trop au sérieux. C’est pourquoi lorsqu’il perdra l’usage de ses doigt, et donc qu’il ne pourra plus jouer, il deviendra un meurtrier. Chose que le Narrateur a pu éviter à temps.

La plupart des autres personnages s’ennuient aussi, c’est pourquoi ils cherchent, chacun à sa façon, par le moyen qui est sa portée, à échapper à cet ennui. Pour rompre la monotonie de sa vie, Edmond a une affaire louche pour laquelle il demande les services du Narrateur. Sa femme, elle aussi, est victime de l’ennui :

‘Mme Edmond reste des semaines dans l’état de quelqu’un qui adore le blanc et qui en a en veux-tu en voilà. Elle conserve précieusement un petit sourire idiot sur la bouche. Puis elle finit par s’apercevoir que son mari tourne d’un côté et de l’autre. Elle constate qu’il a quelque chose en tête. Et la voilà elle aussi avec du souci, dans cette maison encore plus chaude que les profondes fourrures de la terre où dorment les marmottes. Dans cette maison entourée de blanc de tous les côtés. (V, 539)’

Dans ce passage on constate d’une part que l’ennui est un état contagieux et qu’il est surtout lié à l’hiver; d’autre part que la couleur blanche de la neige est obsédante et fascinante pour ces personne qui s’ennuient, et enfin que la chaleur et le confort intérieurs accentuent chez eux cette sorte de léthargie. C’est une sorte d’engloutissement progressif auquel il ne peuvent échapper que difficilement. M. Edmond et sa femmes s’en sortent par les disputes et les querelles.

Les compagnons de jeu de l’Artiste (Nestor, Dumas, Molinier, Ferréol...) quant à eux, trouvent comme remède à l’ennui que leur causent la solitude et l’hiver, le jeu avec l’Artiste. Tout le monde semble pris dans cette atmosphère de l’ennui. Leur univers est doublement fermé par la neige et le brouillard. Chacun essaie de s’en sortir, en se créant une sorte de seconde vie, même si celle-ci est artificielle et qu’elle s’apparente au « théâtre », comme celle de Nestor que décrit le Narrateur dans ce passage :

‘Je pense à Nestor qui montait en pleine nuit à la Clarée, gros comme un buffle, rejoindre quoi? Cent mille théâtres (on sort de l’un pour entrer dans l’autre) sur lesquels à chaque instant nous faisons notre petit numéro, tout seul. (V, 553)’

Ce caractère d’artifice qui fait plaisir, et permet ainsi de faire face à l’ennui, est symbolisé par les « fausses ca r tes » de l’Artiste :

‘Tout le plaisir est dans les fausses cartes. Ils le savent, là-haut à l’étage, comme je le sais au rez-de-chaussée, comme ils le savent dans les villages de la vallée couverte de brouillard et dans le village là-haut couvert de brouillard aussi. Maintenant, on a été tous mis au pied du mur. [...] Il faut prendre le taureau par les cornes. Il y a un abîme entre la vérité et la vie. Ce n’est pas avec des remèdes de bonne femme qu’on arrive à jouir de ce qui compte. Tromper ne trompe pas mais rapporte, dans cette histoire où il s’agit surtout d’avoir un os à ronger. (V, 540)’

Tout le monde essaie donc de se tromper soi-même. Et pour lutter contre l’ennui, il faut donc employer les grands moyens. Car on est ‘« tous mis au pied du mur ».’ Il faut, par exemple ‘« miser gros, c’est la vie, et tricher pour pouvoir le faire sans risque de perdre la boule. Jamais carte sur table »’ (V, 541). Chacun a sa façon de tricher pour s’en sortir, pourvu qu’on sache éviter de ‘« se servir de soi-même comme on ne doit pas »’ (V, 541). L’Artiste va plus loin : il mise sa vie.