Dans Les Grands Chemins , les vides sont perceptibles à plusieurs niveaux. Tout d’abord au niveau du Narrateur. Les informations qui le concernent sont données - par lui-même - au compte-gouttes. Son nom ne sera jamais connu ( contrairement per exemple au narrateur de Un de Baumugnes ). On sait seulement, par la bouche de l’aubergiste qu’il a ‘« un joli prénom »’ (V, 595). On ne sait ni d’où il vient ni où il va à la fin du roman. Son existence n’ a de durée que le temps du récit. Il appartient, comme on l’a vu, à la catégorie des errants de Giono (il est comme Charles-Frédéric Brun du Déserteur ou Tringlot de L’Iris de Suse ). Son passé reste inconnu pour le lecteur (malgré quelques allusions ici et là); ce qui est révélé au fil du texte est seulement en rapport avec sa situation présente (ses penchants, ses goûts, etc.) Par exemple, il ne cesse de faire allusion à sa barbe. Il la laisse pousser, la taille le plus souvent pour se donner une personnalité, un air aux yeux des autres (air de virilité auprès des femmes et de respectabilité auprès des hommes). Il donne ainsi une importance à son paraître, et comme s’il cherchait à dissimuler une part de lui-même ou à se déguiser (ce thème du déguisement, on l’a vu pour Ulysse de Naissance de L’Odyssée, est lié au jeu et au mensonge). Même à la fin, quand il décide de se couper la barbe, il s’amuse à se déguiser en cherchant à ressembler à des personnages historiques :
‘J’ai une envie folle de couper ma barbe. Je le dis à Catherine. Elle s’esclaffe. Elle m’apporte des ciseaux et tout le monde se met de la partie. Je commence à me la couper à la rigolade : je fais Richelieu et Napoléon III. (V, 621)’Puis, après s’être amusé, il se rase complètement la barbe :
‘Je me débarbouille à l’évier. Je sors de la cuvette lisse et net, avec mon menton volontaire, ma bouche mince et dure dévoilée, ma gueule de printemps. (Ibid.)’En se rasant la barbe, il annonce un peu la fin. La fin de l’hiver, c’est-à-dire la fin d’une saison vécue en sédentaire; il a désormais ‘« [s]a gueule de printemps »’. Cette action est symboliquement aussi le signe qu’il se débarrasse d’une personnalité qu’il à adoptée le long de son séjour. Maintenant il est prêt à paraître tel qu’il est, « lisse et net », et à intégrer en quelque sorte la société (le fait qu’il sera félicité par la police pour avoir tué l’Artiste est à cet égard assez significatif).
Pourtant tout n’est pas clair sur sa personnalité. Par exemple, sa surprenante lecture de L’Esprit des lois peut être déroutante pour le lecteur. En fait, l’explication, partielle, qu’il donne vient juste après. C’est, d’après lui, une habitude qu’il a prise au temps où il était « valet de chambre » (V, 583) chez le docteur Ch., un « psychiatre » qui ‘« vivait à poil en toute saison »’ (Ibid.). Celui-ci lui faisait lire Balzac, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Lamartine, pour ‘« se rendre compte si ces lectures avaient de l’importance, par la suite, dans [sa] manière de vivre »’ (V, 584). Mais ici la lecture de ce texte en particulier semble avoir une signification particulière pour le Narrateur. Au début, c’est le médecin qui soignait l’Artiste qui a procuré ce texte à son malade pour le distraire ‘: « Le docteur a l’air d’être un sacré rigolo si j’en juge par le bouquin qu’il a apporté à l’artiste, histoire de le distraire »’ (V, 582). Le Narrateur en profite, ensuite, pour le lire. La lecture de ce livre n’est donc pas considérée dans le sens constructif ou éducatif du terme. « L’Esprit des lois, c’est une blague » (V, 583), dit le médecin. La lecture de Montesquieu est peut-être, pour le Narrateur, une manière de faire allusion à ses rapports - de transgression -avec la loi « officielle », et à l’écart qui existe entre la morale générale et son propre comportement.
Le vide concerne aussi le personnage de l’Artiste. Un vide autour de son identité d’abord. Le lecteur, ainsi que le narrateur, ne saura son nom qu’après le meurtre qu’il a commis. Il s’appelle ‘« Victor André, né à Alger, de père et de mère inconnus »’ (V, 624). Ce nom composé de deux prénoms est loin de préciser son identité. Il ne sort donc pas réellement de l’anonymat. C’est aussi un bâtard. Il ne vient de nulle part, comme s’il appartenait à une « génération spontanée »556. Il est doublement déraciné : de ses parents et de son pays. Son existence est liée au texte. C’est un être qui existe grâce au récit fait par le Narrateur. C’est celui-ci qui lui donne un nom : celui de l’« Artiste ». D’ailleurs il le considère, vers la fin, comme ‘« un souffle, un rien »’ (V, 629).
Le portrait du Narrateur ainsi que celui de l’Artiste restent donc incomplets. Jusqu’à la fin, une partie de leur personnalité demeure inconnue.
Le vide touche également d’autres aspects du roman. Voici quelques exemples. L’histoire d’Edmond avec la jeune fille et le ‘« type maigre »’ à qui il envoie de l’argent n’est jamais tirée au clair. On ne connaît pas la suite de l’histoire de la jeune fille qui vient demander l’aide du Narrateur. Le comportement de Mme Albert, la ‘« petite poule »’(V, 603), ‘la « buveuse de vent »’ (V, 609), celle qui est tout le temps sur le point de partir et ‘« qui va à D.; ou au diable; ou aux deux »’ (V, 610), qui laisse supposer l’histoire d’une aventure extra-conjugale, n’est pas expliquée. La relation entre Catherine et son mari ‘« le petit blond » « qui est tout le temps parti »’ (V, 594) et toujours distant, n’est pas claire.
Des portraits aussi restent inachevés. Le narrateur se contente d’allusions à propos par exemple, du comportement de certaines femmes, comme Mme Ferréol, ou la Mère Truc. A certains personnage, le Narrateur donne un surnom conforme à leur aspect physique, comme les deux « éléphants »557.
Nous empruntons ce titre à celui de l’article de R. RICATTE « Les vides du récit et les richesses du vide », in Etudes littéraires, vol. 15, n°3, déc. 1982, Les Presses de l’Université de Laval, p. 291-311.
Christine RANNAUD, « Jeux d’Abymes dans Les Grands Chemins », Bull. N°36, 1991, p. 105.
Le surnom donné à certains personnages et qui vient d’un détail physique ou vestimentaire est très utilisé par Giono, par exemple dans Noé . Ce procédé caricatural relève de son style humoristique et ironique.