III. B. 2. Jeu et écriture

Le jeu comme allégorie de l’écriture et de la création se fait à la fois à travers le jeu avec les cartes et le jeu avec les mots. D’ailleurs, les deux aspects se rejoignent car, en définitive, l’Artiste et le Narrateur ne font qu’un. Ce sont les deux facettes du même « portrait de l’artiste », autrement dit du créateur. Nous avons parlé de la virtuosité de l’Artiste dans le jeu des cartes; parlons maintenant de celle du Narrateur. C’est dans le domaine du langage que celui-ci exprime sa virtuosité. Avec le curé qu’il rencontre la nuit sur la route, et chez qui il passe la nuit, s’établit un conversation d’hommes intelligents qui savent jouer sur les mots. Par exemple, le Narrateur parle de lui comme d’un autre mais tout en sachant que son hôte le comprend bien. Une sorte de jeu qui se joue entre eux.

‘Il me demande ce que je fais. Je le lui dis. Il me pose des questions très précises. Je lui en pose, moi aussi, parce qu’il a l’air de ne pas être tombé de la dernière pluie. (V, 481)’

Et tous les deux continuent à jouer le jeu :

‘Il me confesse, en douce, mais pas pour son boulot. Je prête volontiers le flanc. Je crois qu’il a une idée derrière la tête. Ce qui l’intéresse, c’est qu’il a trouvé un homme de son bord. Il veut savoir pourquoi j’ai quitté ma dernière place. Ce n’est pas un mystère : c’est que, de temps en temps, j’aime partir, c’est très simple. (Ibid.)’

Le prêtre se sert donc de sa profession (la confession) mais il la détourne un peu. Elle devient une sorte d’interrogatoire à peine voilé ou plutôt de jeu de devinettes auquel le Narrateur se « prête volontiers » en relevant le défi que semble lui lancer son interlocuteur. Le prêtre change de tactique, et le Narrateur de faire autant; et la conversation a tout l’air de devenir une sorte de duel :

Je sens qu’il est en train de faire un détour. Je l’attends. Il arrive d’un côté imprévu. Il me parle des hommes de tout repos. Est-ce qu’il y en a? Je ne lui pose pas la question. Je raconte très naturellement une histoire ancienne, en gazant toujours, bien entendu.
Si je savais exactement de quel repos il s’agit, je ferais mieux, mais je me tiens prudemment à carreau. Je ne m’avance d’aucun côté, et le bonhomme que je lui dépeins, qui est moi, est vraiment de tout repos. Je vais même plus loin et je me montre aux prises avec diverses difficultés dans des faits qui se sont passés à des endroits précis. Je donne les noms. (V, 481-482)

Comme l’Artiste, le Narrateur triche en parlant de lui, et le prêtre doute de sa sincérité‘, « il n’est pas convaincu. Il se demande si c’est du lard ou du cochon »’ (V, 482). Mais tous les deux semblent trouver de la satisfaction dans ce jeu qui consiste à tourner autour du pot ‘: « Si on s’expliquait clairement ça irait très vite, mais nous avons, lui et moi, notre intérêt personnel »’ (Ibid.). Le jeu est continuel chez lui. Pour cela, il adopte même un vocabulaire approprié. C’est ainsi qu’en parlant des soeurs qui prodiguent des soins à son ami blessé, il dit (nous soulignons) :

‘Je constate aussi qu’elles ont fait un grand jeu extraordinaire à l’artiste. Dès qu’il a ouvert les yeux dans ce jour nouveau de souffrance, elles ont fait voltiger au ras de son nez une multitude de cartes royales qu’il n’avait jamais vues. (V, 575)’

A chaque situation, le Narrateur trouve les propos qu’il faut. Il ne dit jamais les choses comme elles sont, mais il fait des détours et des allusions. Bref, il « gaze » comme il aime à le répéter. Il dit aussi : ‘« j’aime toujours procéder par allusions voilées »’ (V, 570). En outre, il ne cesse d’inventer des « histoires » en fonction de ses interlocuteurs. C’est ainsi qu’il invente une histoire crédible pour la Mère supérieure afin qu’elle accepte d’être discrète au sujet de son ami blessé. Il le fait aussi avec le docteur, mais en racontant une autre histoire susceptible d’intéresser celui-ci.

Le discours du Narrateur développe ainsi, à un autre niveau, la métaphore même de l’écriture chez Giono dans les « Chroniques ». Il y a d’abord l’invention des histoires, le jeu sur les mots, qui consiste souvent à ne pas dire les choses telles qu’elle sont, mais à ‘« procéder par allusions voilées ».’ L’essentiel n’apparaît que par ricochet, dans le vide ou laissé en suspens. Le rôle de l’écrivain dans ces romans est de ‘« détourner les choses de leur sens »’ (V, 540). Les Grands Chemins est un roman où le sens est en perpétuelle fuite. C’est d’ailleurs ce qui caractérise la plupart des « Chroniques ». Car, dans ce roman, il n’ y a pas que cet écart de conduite chez le personnage, il y a également souvent un autre écart entre la chose qu’il faut désigner et le langage employé pour la désigner. Le discours est parfois elliptique; ce qui contribue à maintenir cette image floue des personnages. Il épouse également la forme du récit : si celui-ci figure un voyage avec un itinéraire sinueux, et qui parfois bifurque, avance, s’arrête, etc., le discours du Narrateur, lui, est composite (monologue intérieur, narration, dialogue...). Il change assez souvent d’aspect et de registre : ‘« j’ai plusieurs façons de parler, et notamment de me parler »’ (V, 577), dit le Narrateur, traduisant la pensée même de l’auteur.

La parole est ce qui distingue la plupart des personnages-artistes de Giono, mais elle varie de nature et de fonction selon les personnage et les textes (comme nous le verrons plus loin). Dans Les Grands Chemins , le narrateur, qui est l’un des doubles de l’auteur, mérite le titre d’acrobate dans le domaine de la parole. Un jongleur des mots, comme son ami est jongleur des cartes. De ce fait, le Narrateur est un artiste aussi. C’est un faiseur de tours et un illusionniste à sa manière. La scène où l’Artiste fait la démonstration de sa virtuosité à son ami (V, 489-490 )558, a entre autres significations, la manipulation des mots et des images par l’écrivain.

Par ailleurs, la vacuité d’esprit que montre le Narrateur qui prend le chemin au début du roman ‘(« je n’ai pas d’idées »’ (V, 471), dit-il) fait un peu penser à la situation de l’auteur devant sa page blanche qui se remplit ensuite, petit à petit. Mais une fois qu’il prend la route, tout devient facile559. L’avancée du Narrateur sur la route correspond ainsi, métaphoriquement, à celle de l’écriture (nous soulignons) :

‘ Le matin s’avance. Il y a déjà quelques abeilles. Je fais les quinze cents mètres à la papa. La route est mieux à mon goût. C’est un chemin vicinal de trois à quatre mètres de large à peine, très souple au pied et qui respecte toutes les propriétés. On planterait un piquet devant lui, il en ferait le tour à bonne distance. C’est ce qu’il a fait quand on l’a tracé. (V, 471)’

Puis peu à peu, le récit est enrichi (la page est de plus en plus remplie) au fil des paysages que traverse le Narrateur, au fil des rencontres qu’il fait, jusqu’à la rencontre de l’Artiste qui permet de faire démarrer le récit pour de bon.

A la vacuité initiale correspond celle de la fin. Dès qu’il a accompli son « oeuvre » en tuant l’Artiste (en « l’achevant » tout comme l’auteur qui  « achève » son roman), l’artiste s’en va sur les chemins pour d’autres aventures et d’autres rencontres. La boucle est bouclée. Dans Un de Baumugnes on trouve déjà un dénouement analogue. Le narrateur Amédée met fin à son amitié avec Albin juste à temps :

 J’étais au bout de la ficelle d’amitié amarrée dans nos deux coeurs; encore un pas, elle cassait.
Et j’ai fait ce pas en arrière, et je suis parti.  (I, 319)

L’auteur, lui, se détache de ses personnages et pense éventuellement à un autre roman; autrement dit à se [re]mettre « en route » (V, 633). Cette circularité, ce perpétuel recommencement, renvoie à la fois à la vie humaine en général et au travail même de l’écrivain.

Notes
558.

Vu son importance, ce passages a suscité un intérêt particulier des critiques. Des commentaires intéressants en ont été faits. Voir par exemple Christiane KÈGLE, « Présent de narration et instance énonciative dans Les Grands Chemins  », Giono Aujourd’hui (Actes du colloque international Jean Giono d’Aix-en-Provence, 10-13 juin, 1981, Edisud, Aix-en-Provence, 1982, p.55-57. Voir également l’article d’Edgard PICH, « Aux frontières de l’écrit et de l’oral. Pour une diglossie généralisée », Bulletin de liaison, n° 26, A.L.D.R.U.I., Lyon, printemps 1996, p. 5-7. Voir enfin Christine RANNAUD, « Jeux d’Abymes dans Les Grands Ch e mins », Bull., n° 99, 1991, 100-101.

559.

Voici comment GIONO parle de sa démarche qui fait sans doute penser au début des Grands Chemins : « [...] Dès que le personnage est vivant, je peux lui donner et me donner à moi une pâture nouvelle, c’est-à-dire que je verrai la couleur de ses yeux, la forme de son visage, j’entendrai le son de sa voix. J’ai déjà de quoi écrire, tout de suite, et dès qu’il va se mettre à bouger, immédiatement je vais avoir besoin de la nécessité. S’il marche, s’il fait un pas, il faut la terre, et cette terre il faut qu’elle s’organise de suite, il y a donc le paysage. Si à ce moment-là il a besoin de répondants, il a tout de suite un répondant puisqu’il y a un drame, brusquement il y a les autres. Cela ne m’intéresse plus alors, ça va tout seul. L’important c’est le premier, il est tout seul, sans rien, sans contexte, comme l’air, et brusquement quand il arrive, hop! Il prend terre... », J. CHABOT et A. VALENTE, « Interview de Jean Giono, 4 avril 1968 », Op. cit., p.23.