III. B. 3. Le présent énonciatif560

Le fait que tout le texte soit au présent témoigne d’une virtuosité presque sans égale chez Giono, et qui même fait ‘« voler en éclats les frontières des catégories de narratologie »’ 561. Car il y a dans Les Grands Chemins une identification entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé, entre le temps de la narration et les temps des événements narrés et le lieu de la narration et le lieu où se passent les événements562.

Le présent, grâce auquel, pour reprendre les termes de Genette, ‘« le temps de la diégèse »’ coïncide avec « le temps du récit », est celui de la création qui permet au Narrateur d’emporter avec lui le lecteur dans un récit-voyage qui commence au moment même où le Narrateur prend la parole (et en même temps prend la route). Ce temps permet de faire de la parole une action. Dire c’est produire un récit. Le narrateur fait naître au moment même où il parle un monde de fiction où il est lui-même engagé, et en même temps il engage le lecteur à le suivre (dans sa narration et dans ses aventures). Le fait de parler au présent, rend les choses vivantes et actuelles. Il s’agit de produire un effet de « continuité », de « succession », d’« instantanéité » et de « totalité narrative »563. L’emploi du présent constitue donc la particularité des Grands Chemins . Il abolit en quelque sorte la distance entre le narrateur et le lecteur. Celui-ci a désormais un contact suivi et direct avec les événements et leur production par la parole. C’est l’une des fonctions de ce temps grammatical que lui donnent Wagner et Pinchon en se référant justement au texte de Giono : « Par l’emploi répété du présent le lecteur se trouve engagé dans le déroulement d’une histoire; il vit cette histoire comme le spectateur enfermé dans une salle vit le drame qu’on y répète et y participe. Les instants et les épisodes qui la composent deviennent successivement le centre de son actualité. Peu de longs récits sont construits sur l’emploi répété du présent. On citera, à titre d’oeuvre remarquable, un roman de Jean Giono, Les Grands Chemins »564.

Mais en raison de l’emploi du présent, le lecteur peut avoir l’impression que les événements, qui sont présentés dans une sorte de simultanéité narrative, donnent à l’action le caractère d’une certaine immobilité ou de stagnation. Or à y voir de plus près on constate qu’il n’y a pas d’immobilité, comme le note R. Ricatte :

‘« Nous sommes à l’intérieur de ce temps narratif, englobés par lui, mais en même temps il fait sentir vivement sa succession d’instant en instant; chacun de ces instants pointe et bascule, d’où cette étrange impression de fracture incessante [...] Il entre dans ce processus de l’écriture quelque chose de ce pas-après-pas à l’intérieur d’une étendue qui nous entoure, comme il convient d’ailleurs au récit d’un trimardeur lyrique »565. ’

Ce qui est important c’est que ce présent permet de faire vivre au lecteur les événements au moment même où ils arrivent au Narrateur. Voyons par exemple le début du roman :

C’est le matin de bonne heure. Je suis au bord de la route et j’attends la camionnette qui ramasse le lait. Quand je la vois arriver je me dresse et je fais signe mais le type ne me regarde même pas et me laisse tomber.
Je bourre ma pipe. L’automne me traite vraiment en bon copain depuis des semaines. Les vergers sont rouges de pommes.
Au bout d’un moment j’entends un autre bruit de moteur : c’est une grosse citerne avec remorque. Celui-là me prend. (V, 469)

Le lecteur est projeté en plein milieu de l’action, car l’immédiateté de cette action est rendu par l’instantanéité de la narration. Le Narrateur, qui surgit de nulle part, prend en charge le récit en même temps qu’il prend la route. En racontant, il vit les événements et nous les fait vivre. A ce point du récit, le mystère qui entoure l’identité du personnage ainsi que le cadre spatio-temporel où il se trouve (l’indication de la saison anticipe sur le fait que les événements se dérouleront entre l’automne et le début du printemps) a comme effet de créer une sorte d’attente chez le lecteur. Mais celui-ci est pris au dépourvu, car la seule alternative qui lui soit laissée c’est de suivre la narration. C’est une sorte de tricherie que de donner l’illusion de la simultanéité de la narration et de l’action, mais cette tricherie passe presque inaperçue parce qu’elle s’inscrit dans un système narratif qui garde sa cohérence jusqu’à la fin.

En outre, la narration à la première personne doit en principe contribuer à la transparence du narrateur et à la clarté du récit qu’il fait. Or, dans Les Grands Chemins , cette technique, au lieu de permettre ‘« au lecteur de pénétrer à tout moment dans la conscience du je qui raconte »’ 566, produit le plus souvent un effet contraire : sur certains points le Narrateur reste impénétrable. Le lecteur n’a pas totalement accès à ce qui se passe en lui. Il y a par exemple des zones d’ombre dans sa vie qui ne sont pas expliquées, comme on l’a déjà vu. Sur certains points, il fait penser à Meursault, le narrateur et héros de L’Etranger. Mais le Narrateur des Grands Chemins, s’il manifeste une certaine hésitation, voire une certaine indifférence, par exemple au début du roman lorsqu’il répond évasivement aux questions du chauffeur qui le prend en stop en disant : « oui et non » ou : ‘« je lui réponds que je ne suis pas fixé »,’ ou encore : ‘« je dis oui par politesse »’ (V, 469), son comportement n’est pas dicté par un malaise existentiel comme le héros de Camus. En outre, s’il donne l’impression de porter en lui un certain mystère, comme les autres « errants » chez Giono, ceci vient probablement du fait qu’il est censé improviser, et que l’acte d’énonciation est lié aux événements. Autrement dit, sa vie ne précède pas l’énonciation. Elle n’est, de ce fait, révélée qu’au fur et à mesure qu’il raconte. Cette indécision apparente sur sa destination est donc en rapport avec le fait qu’il donne l’impression de vivre continuellement au présent. C’est ce qui d’ailleurs lui donne une certaine liberté de disposer de lui-même et d’être totalement disponible. Giono semblait déjà exprimer cette idée dans son Journal , en date du 10 janvier 1938 en parlant du projet du livre qu’il comptait écrire :  

Grands Chemins . Doit débuter par un grand cri de liberté. (Il était de nouveau sur la grand’route et comme chaque fois il n’en demandait pas plus. C’était ça, la vie. Il marche et pénètre dans toute les flexions de la terre. C’était épatant). (VIII, 294)567

Liberté, disponibilité et ouverture caractérisent donc le Narrateur. Ce sont, par allégorie, les caractéristiques mêmes de l’écriture dans ce texte.

Notes
560.

A propos de ce temps dans Les Grands Chemins , certains critiques parlent de « présent de narration ». Voir par exemple l’article de Christiane KEGLE « Présent de narration et instances énonciatives dans Les Grands Chemins », dans Giono Aujourd’hui, Op. cit., p. 50-60. Joëlle GARDES-TAMINE pense que ce « n’est pas un présent de narration, car ce dernier s’insère nécessairement dans un contexte passé, repérable à des temps du passé, passé simple, imparfait... ou à la présence d’adverbes ou compléments indiquant une datation si bien que la distance entre le moment de l’énonciation et les événement relatés reste sensible, même si l’utilisation du présent essaie de l’abolir pour un moment. [...] En un mot, le présent de narration suppose un contraste, ce qui n’est nullement le cas dans Les Grands Chemins. [...] On a affaire à ce présent niveleur que l’on trouve par exemple dans les romans de Marguerite Duras... », in « La parole rapportée dans Les Grands Chemins », Les Styles de Giono (Actes du III è colloque international Jean Giono, Aix-en-Provence, 7-10 juin, 1989), Lille, Roman 20-50, 1990, p.12. Nous avons décidé de l’appeler « présent énonciatif », car il y a coïncidence absolue de l’acte et de son récit.

561.

J. GARDES-TAMINE, Op. cit., p. 11.

562.

Sur ce problème, voir l’article de Christiane KÈGLE, Op. cit.

563.

L. RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, 1168.

564.

Robert-Léon WAGNER et Jacqueline PINCHON, Grammaire du français classique et moderne, Hachette, 1962, p.370. Cité par R. RICATTE dans sa « Préface » générale, t.I, p. LI, et par L. RICATTE, dans sa « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, 1168.

565.

R. RICATTE, « Préface » générale, Op. cit., p. LI.

566.

L. RICATTE, Op. cit., V, 1155-1156.

567.

Cité par L. RICATTE, Op. ct., V, 1140.