III. B. 4. Les aphorismes

La pratique du présent énonciatif s’allie également aux nombreux aphorismes qui ponctuent le discours du Narrateur568. Ce sont des sentences morales qui, d’après Luce Ricatte, tournent autour du thème du « bonheur difficile » reflétant le « scepticisme » et le « pessimisme »569 du Giono d’après-guerre. Mais la morale à laquelle se réfère le Narrateur ne semble pas être tout à fait une morale générale. Car il y a le plus souvent comme une affirmation d’abord de cette morale, puis après comme une remise en cause, comme d’ailleurs cet aphorisme à propos de la morale elle-même ‘: « La morale, tout le monde la fait. Qui la pratique? Personne, je l’espère bien. »’ (V, 541) Le ‘« j’espère bien »’ pose en effet une certaine ambiguïté : pourquoi cette position contre? De quelle morale s’agit-il?. La distance que le Narrateur semble vouloir prendre à l’égard de la morale générale fait penser qu’il s’agit d’une morale toute personnelle à laquelle il se réfère et qui définit la ligne de sa conduite et de ses rapports avec les autres. En effet, il y a d’une part la morale généralement admise, celle de la loi mosaïque. Elle est hypocrite, comme l’indique le narrateur dans ce passage. Et d’autre part, la sienne dont il parle encore dans les passages suivants : en effet, à propos des rapports de la vie à la réalité pour chacun (et pour le créateur en particulier), le Narrateur dit : ‘« Il y a un abîme entre la vérité et la vie »’ (V, 540). A propos du bonheur et la voie qui y mène, il affirme : ‘« Ce qui compte, pour le bonheur, c’est de tout remettre en question. / Etre heureux c’est abattre des atouts, ou les attendre, ou les chercher. »’ (V, 538) . On croirait entendre ici Ennemonde justifier son action meurtrière pour atteindre son bonheur personnel. Ou, inversement, Mme Numance qui se sacrifie dans un élan de générosité envers Thérèse. Sa morale à lui est donc dans ce don total de soi-même, au risque même de sa perte.

Les vérités qu’il énonce par ces aphorismes sont des vérités qui lui sont propres et qui ont indirectement un rapport avec la conception même de l’écriture chez Giono. A propos de l’impossibilité de connaître véritablement les autres, le Narrateur dit : ‘« La pensée des autres, nous ne la connaissons jamais. Nous l’inventons »’ ( V, 587). Cette vérité doit, en effet, être mise en rapport avec la création romanesque et de l’usage que l’auteur fait désormais de la « psychologie » dans les « Chroniques » (psychologie différente de la psychologie traditionnelle). En effet, beaucoup de personnages des « Chroniques » sont opaques (parce qu’ils sont vus de l’extérieur) et ne se laissent pas vraiment appréhender. Le coeur humain reste insondable bien qu’il renferme des sentiments et des passions insoupçonnés. Cette richesse intérieure est exprimée également par : ‘« Il y a de la ressource dans l’être humain »’ (V, 600).

A propos de la morale du tricheur et de son habilité au jeu, on peut lire : ‘« Tromper, comme c’est solide et valable. Comme on est payé de ses peines. La peine même est un plaisir. »’ (V, 542) Le propos est ambigu mais on peut penser que le Narrateur, au moment où il se trouve seul dans le moulin, essaie de se tromper lui-même en cherchant à trouver des moyens qui remédient à son ennui. Il triche avec lui-même en quelque sorte. Autre aphorisme du même type : ‘« corriger le hasard n’est pas à la portée du premier venu »’ (V, 569). Cette vérité, dite sur un ton mallarméen, et qui s’applique au tricheur, peut également renvoyer à l’écrivain qui, en inventant ses personnages et en leur donnant une vie et un itinéraire précis, corrige en quelque sorte le hasard de leur vie. Il invente pour eux un destin.

Notes
568.

Sur cette question, voir l’article de Jean-Michel WITTMANN, « Aphorismes dans Les Grands Chemins , ou le roman d’un joueur de bonneteau », Bull. N°39, 1993, p. 115-124.

569.

L. RICATTE, Op. ct., V, 1168.