III. C. Les Grands Chemins et Un de Baumugnes

On peut peut-être encore mieux comprendre Les Grands Chemins en comparant ce roman à Un de Baumugnes . Beaucoup de détails dans le roman de 1951 rappellent, en effet, ceux qu’on trouve dans celui de 1929, comme nous l’avons déjà vu. Nous avons parlé par exemple du thème de l’amitié qui lie un homme relativement âgé à un homme plus jeune. D’autres points communs peuvent être décelés. Par exemple, aussi bien dans l’un que dans l’autre, le plus jeune est un artiste : Albin joue de l’harmonica et l’Artiste joue de la guitare. Ces deux artistes prennent des risques; le premier, en voulant libérer Angèle séquestrée par son père et le deuxième en trichant aux cartes. Amédée, le narrateur de Un de Baumugnes ressemble à celui des Grands Chemins. Tous les deux sont des errants qui vivent des petits travaux :  ‘« Nous autres, il y a rien de plus bohémien que nous »’ (I, 221), dit Amédée. Vu leur âge, les deux personnages ont une certaine expérience de la vie qui leur permet de savoir se comporter en fonction des situations où ils se trouvent. Par ailleurs, comme le sera plus tard le Narrateur des Grands Chemins, Amédée est attiré par le regard d’Albin dès leur première rencontre :

‘Ce qui m’avait attiré, je ne vous cache pas, c’est que, dans ses yeux, y avait un quelque chose d’amer; une ombre, comme le reflet d’une viande qui pourrirait au fond d’une fontaine. (I, 222)’

Mais le regard d’Albin, contrairement à celui de l’Artiste, qui est qualifié de « vilain », est un regard qui exprime une profonde souffrance. Il est comme celui de l’un des deux personnages de la nouvelle « Solitude de la pitié  » (1930), un homme malade et justement pris en charge par son ami « le gros » :

‘Le gros regarda alors son compagnons. Il était là, toujours flottant dans sa houppelande grise. Il n’avait pas de visage, sauf les yeux, les yeux bleus froids, toujours plantés dans la soutane noire du curé mais regardant au travers et par-delà, l’âme triste du monde. (I, 438)’

Ce passage montre que tout l’être de ce personnage, un peu aérien (« flottant »), se retrouve comme concentré en ses yeux. Son regard reflète son absence. Il est ailleurs. Albin lui-même possède cette caractéristique de voir loin, au-delà des choses :

‘Il me regardait, sans me voir. Je sentais les deux raies de son regard qui passaient de chaque côté de ma tête pour aller plus loin sur quelque chose d’au-delà des murs. (I, 239)’

Dans les deux romans, ce sont ces deux hommes d’un certain âge qui se chargent de la narration. C’est de leur seul point de vue que les événements sont racontés. C’est à chaque fois un seule version des faits qui nous est donnée à lire. Un de Baumugnes est le premier roman à la première personne. Mais dans Les Grands Chemins , Giono ajoute la gageure d’un roman entièrement au présent. Dans les deux romans, en revanche, on peut dire que le narrateur partage avec le personnage le rôle principal. Davantage : il y a comme un dédoublement du même personnage. Dans Un de Baumugnes, Amédée mène aussi l’action dans une grande partie du récit, puisqu’il se fait engager chez les parents d’Angèle pour percer le mystère de la fille, pendant que son ami s’efface pour un certain temps. Il lui prépare ainsi le terrain. De simple adjuvant, il devient, pendant un certain temps, le véritable héros en quête de la fille. C’est à cause de cette substitution momentanée que Saturnin le confond avec Albin et l’appelle l’« artiste », croyant que c’est lui qui joue de l’harmonica la nuit. Après il cède la place à son ami qui entre en scène, et il reprend son rôle d’auxiliaire. De même pour Les Grands Chemins, le Narrateur ne se contente pas de raconter, il mène aussi l’action, puisqu’il sauve son ami l’Artiste à deux reprises et qu’il se charge de le tuer à la fin.

Comme Les Grands Chemins , Un de Baumugnes présente déjà un rapport avec l’écriture. Le récit fait par Albin à Amédée au début du roman est un récit enchâssé dans le premier. Dans la manière dont le narrateur Amédée présente Albin en train de raconter son histoire, nous pouvons déceler certains détails qui symbolisent l’acte créateur lui-même du romancier. La toute première phrase annonce l’avènement même de la parole, son éclosion en quelque sorte : ‘« Je sentais que ça allait venir »’ (I, 221), dit le narrateur. Puis trois lignes plus loin ‘: « c’est qu’il va parler ».’ A la page suivante, et toujours à propos de cette étape qui précède la parole : ‘« C’est lui, ce soir-là que ça travaillait »’ (I, 222). C’est toute une préparation physique qu’il observe chez Albin et qui prépare la parole : ‘« il souffle un soupir long de ça, que dans sa poitrine grosse comme deux miennes ça a fait un ronflement de vent collinier ».’ Le narrateur, lui, joue le rôle de « l’accoucheur » qui aide Albin à se délivrer : ‘« Faut faire un peu l’accoucheur, des fois. Ça leur fait tant de bien de se soulager. Moi qui suis une vieille noix j’ai passé par là vingt fois avant eux. »’ (I, 222). Nous avons déjà vu que Giono emploie ce terme d’ ‘« accoucheur »’ pour parler de l’un des bergers dans Le Serpent d’étoiles . Enfin vient le moment de la délivrance et c’est le jaillissement de la parole : « il était lancé. Ça allait tout seul » (I, 222). Quelques pages plus loin, le narrateur parle de la « voix » d’Albin, en pleine possession de son discours :

‘Ça avait commencé comme la voix de tout le monde, mais à mesure qu’il entrait dans le chaud-vif de son malheur elle devenait plus sienne, elle semblait faite exprès pour l’histoire. C’était parti du moment où le nom de son village lui était monté à la bouche. De ce coup, ce son de langue, ce ne fut plus la voix d’un homme. [...] c’était grave, profond, de long souffle et de même verte force que le vent. Ça semblait comme le vent, la parole des arbres, des herbes, des montagnes et des ciels. Il me semblait que, sortie de sa bouche, cette voix lente partait dans la nuit, droit devant elle comme un trait et qu’elle dépassait le rond du monde. Ça avait la luisance d’une faux. (I, 237)’

Dans ce passage, Albin est présenté comme un poète. Sa voix fait penser à celle de l’auteur lui-même, qui ‘« sembl[e] faite exprès pour l’histoire »’. Une voix qui se veut l’expression du monde naturel, comme c’est le cas pour les textes de cette période. En outre, pour Giono, comme pour Albin, ‘« le nom de son village »’ constitue dans ces années une source d’inspiration pour un certain nombre de textes. Enfin, notons que cette voix qui part de plus en plus loin, ‘« dépass[ant] le rond du monde »’ est celle-là même de Giono qui se fait de plus en plus connaître, grâce à Colline .

Il y a donc une analogie entre ce début de Un de Baumugnes et le processus de l’écriture, tout comme c’est le cas pour Les Grands Chemins .

Par ailleurs, nous avons vu que le Narrateur des Grands Chemins montre, au début du roman, une certaine disponibilité, une ouverture que le récit de sa rencontre avec l’Artiste comblera progressivement. Le narrateur de Un de Baumugnes se trouve dans la même situation au début. Il remarque également une disponibilité chez Albin dès leurs première rencontre. Celui-ci lui apparaît comme un ‘« de ces hommes qui sont seuls dans le monde, seuls sur leurs jambes avec un grand vide autour, tout rond »’ (I, 221). Ce « vide » va être rempli par l’amitié entre les deux hommes. Mais il va aussi être rempli par le récit que fera d’abord Albin, puis par le récit d’Amédée lui-même. Le vide est un thème important chez Giono, et c’est le récit qui vient le combler, comme le souligne bien Jean-François Durand : « Le récit vient combler un vide, tromper la solitude. L’homme du récit est un solitaire pascalien qui enracine la fable dans le néant du monde et de soi. Le récit ne se conçoit que sur cet arrière-plan vertigineux »570.

Le point de ressemblance réside surtout, comme on l’a déjà vu, dans le dénouement des deux romans. Chacun des deux narrateurs « tue » son ami. Mais, pour Amédée, « je le tue en moi » (I, 317) reste un geste symbolique, contrairement à l’acte du Narrateur des Grands Chemins . Nous avons vu comment celui-ci fait face à son ami avant de le tuer. De même dans Un de Baumugnes , on retrouve un face à face sans paroles entre les deux amis : ‘« Je le regardais, il me regardait, et ça s’est fini comme ça, sans une parole »’ (I, 319).

D’un autre côté, il y a plusieurs divergences entre les deux romans. On peut remarquer tout d’abord qu’Albin vit une histoire d’amour, contrairement à l’Artiste qui n’est passionné que par le jeu. Le premier met son talent d’artiste (de joueur d’harmonica) au service de cet amour. Le second, lui, le met au service de la tricherie. D’autre part, la passion dévore l’Artiste peu à peu et le rabaisse, du point de vue de la morale ordinaire (d’ailleurs, il n’est jamais capable d’une action morale), alors que l’amour d’Albin lui donne une certaine grandeur. Il est celui qui, grâce à la pureté qu’il a héritée de ses ancêtres, sauve une femme et la transforme de prostituée qu’elle était en femme pure (son prénom, Angèle, est à cet égard significatif). C’est cette pureté chez Albin qui empêche Clarius, le père d’Angèle de tirer sur lui :

Il n’a pas tiré.
Ce n’est ni Philomène, ni la Vierge, loin, là-haut, qui l’ont retenu.
Il n’a pas osé.
C’était quelque chose, vous savez, l’Albin dans cette maison : cet homme pur comme de la glace. (I, 314)

Or, le Narrateur des Grands Chemins tue son ami parce que ce dernier ne cesse de se rabaisser au point de devenir un assassin. Les deux personnages, dans les deux romans, suivent donc, au fil du récit, deux courbes opposées. En plus, l’Artiste est toujours en conflit avec les autres. C’est un personnage marginal, toujours en fuite. Alors qu’Albin, lui, ne vit pas en dehors de la société. Il cherche à se réconcilier avec le père d’Angèle. Celui-ci consent à la fin à son mariage avec sa fille et le bénit.

Le terme « artiste » est employé différemment dans les deux romans. Dans Les Grands Chemins , le terme est utilisé par le Narrateur comme un surnom à son ami joueur aux cartes, car il ne connaîtra son « vrai » nom que vers la fin. Dans Un de Baumugnes , l’adjectif a une acception positive (et de coloration populaire). Il qualifie Amédée qui sait bien faire son travail. Les occurrences sont les suivantes. D’abord, Clarius, le patron qui emploie Amédée, appelle ce dernier « l’artiste » pour le travail soigné qu’il a fait (I, 250). Ensuite, Le narrateur lui-même qualifie Saturnin, cet homme qui est toujours en train de rire, d’« artiste » avec une pointe d’ironie (I, 256). Une page plus loin, Amédée dit avoir le « goût d’artiste » pour le travail (I, 257). Enfin, Saturnin, de son côté, l’appelle l’« artiste » parce qu’il croit que c’est lui qui joue de l’harmonica la nuit (I, 288).

Dans Un de Baumugnes , l’intrigue est simple. Le récit suit un déroulement chronologique et se termine par une fin heureuse. Or, dans Les Grands Chemins , on peut vraiment parler de récits. Il y a des récits (dont certains restent inachevés) qui sont amorcés autour de cet axe central : l’amitié entre le Narrateur et l’Artiste. Des personnages, qui ont plus au moins des rapports avec l’un ou l’autre de ces deux derniers, apparaissent puis aussitôt disparaissent. Dans Un de Baumugnes, en revanche, les personnages sont classables, par exemple par rapport à la notion du bien et du mal. C’est une conception ‘« manichéenne qui organise le roman : d’un coté les bons, purs et naïfs, de l’autre les mauvais, pourris et pervers. La même dualité se retrouve dans Angèle, composée de deux êtres qui s’opposent : la bête d’un côté, l’ange de l’autre »’ 571. Or, dans Les Grands Chemins, tous les personnages vivent plus ou moins une transgression par rapport à une certaine morale572. Ils ont tous quelque chose à se reprocher. Même le Narrateur a un passé qu’il n’aime pas évoquer. Nous avons déjà cité son aphorisme : ‘« La morale, tout le monde la fait. Qui la pratique? Personne, j’espère bien »’ (V, 541). Le ‘« j’espère bien »’ souligne l’ambiguïté du propos. Mais aussi la complexité du personnage. Le Narrateur ainsi que l’Artiste portent en eux des tendances parfois contradictoires. Ce n’est donc pas seulement en termes de bien et de mal qu’on peut saisir leur personnalité. Les Grands Chemins est de ce fait, comme la plupart des « Chroniques », un roman où les personnages n’ont plus un statut aussi clair et aussi stable que l’était celui des personnages des romans d’avant-guerre. Dans ce roman, le sens est éclaté, malgré l’unité assurée par la narration à la première personne. Si on admet qu’Un de Baumugnes est organisé en fonction de la « loi du contraste »573 entre les personnages, qui met en jeu des oppositions entre les thèmes et les motifs, il n’en est pas tout à fait de même pour Les Grands Chemins. Dans ce roman, même si les contrastes existent, il y a en plus une sorte d’imbrication des thèmes, une circularité dans l’espace, une juxtaposition des histoires et des structures en abyme.

Mais au-delà des divergences entre les deux romans, il y a un point commun important : c’est le portrait de l’artiste, qui se dégage à travers le thème de l’amitié, et qui prend dans les deux romans des figures légèrement différentes, mais qui demeure une occupation permanente chez l’auteur. C’est aussi la métaphore de la création qui prend une place importante dans les deux romans. Certes, pour passer de Un de Baumugnes aux Grands Chemins , il a fallu pour l’auteur écrire d’autres textes qui constituent les étapes d’une longue maturation, qui va dans le sens de l’épuration de la forme, et surtout dans la richesses du sujet abordé. Toutefois, ce roman de 1951 constitue, dans l’esprit de Giono, le maillon d’une chaîne plus longue.

Pour conclure, on peut dire que Les Grands Chemins est roman qui fait partie de ceux qui tout en racontant une histoire posent des problématiques qui sont en rapport avec la création romanesque. Certes, le roman traite de certains thèmes qu’on trouve déjà, à des degrés variés, dans d’autres romans, comme celui de l’amitié, du couple, de l’ennui et du divertissement, de la vérité et du mensonge ou encore de l’être et de ses rapports avec l’autre, etc. Autant de problèmes qui occupent l’auteur à cette époque. Mais la figure de l’artiste y est, cette fois, en rapport essentiellement avec le jeu et la tricherie. Métaphore de l’écriture, car la manipulation des cartes renvoie à la manipulation des images et des mots. Le Narrateur, ainsi que son ami, font partie de cette lignée de personnages d’artistes, qui commence avec Ulysse et qui se continue avec beaucoup d’autres. Le narrateur à qui l’auteur délègue la parole est promu au rang du créateur, qui grâce à son discours nous raconte une histoire, mais aussi, indirectement fait voir ses rapports au langage. Il est le porte-parole de l’écrivain et un peu son double. Il y a entre les deux, comme le note Luce Ricatte, une « incessante osmose linguistique où l’écrivain s’identifie vitalement avec son personnage et où le personnage finit par vivre la vie mentale de l’écrivain »574.

Bien que le récit soit fait par un seul Narrateur et que tout soit focalisé sur lui, il ne propose pas un sens univoque. Au contraire c’est un texte à multiples significations, comme on l’a vu. Il offre plusieurs niveaux de lecture comme la plupart des Chroniques. D’autre part, le récit met en jeu une structure basée sur l’imbrication, la superposition et surtout sur l’inachèvement et la suspension. En plus des thèmes abordés, le problème de la narration reste à notre avis un problème crucial dans ce roman. Par exemple, l’emploi du présent tout le long du roman, faisant entorse aux schéma narratologiques traditionnels, reste un tour de force exceptionnel qu’accomplit l’auteur. De même pour l’articulation entre différents styles (style direct, style indirect, style indirect libre), dialogues, monologues, paroles prononcées, méditations, commentaire et narration. Avec en plus les registres de langue dominés surtout par le langage parlé. On trouve tous ces niveaux à l’intérieur du discours englobant du Narrateur. Dans cela l’auteur chercherait l’effet d’une ‘« instantanéité du récit »’ 575. Sous l’apparence d’une narration simple et fluide à la première personne, se cache donc une complexité qui dénote un travail important de l’auteur (voire une virtuosité) au niveau de la forme de son roman.

Bref, l’image de l’artiste est saisie ici à travers le rapport que le Narrateur a avec l’autre, et saisie dans un jeu d’identification et de distanciation. Un jeu complexe où la tricherie joue un rôle important. Tricherie avec les règles établies, avec soi-même, mais aussi avec la langue. L’écriture étant d’une certaine façon une tricherie, le Narrateur-artiste représente ici l’image même du créateur tricheur.

Notes
570.

Jean-François DURAND, « Un de Baumugnes , Les miroirs du récit », Bull. N°39, 1993, p.103.

571.

Jean MOLINO, « Celui qui va parler. La parole et le récit dans Un de Baumugnes  », Jean Giono, Imag i naire et écr i ture (Actes du colloque de Talloires, 4, 5 et 6 juin 1984), Aix-en-Provence, Edisud, 1985, p.13.

572.

Sur ce sujet, voir l’article de Jean PIERROT, « Errance et déviance dans Les Grands Chemins  », Etudes littéraires, Vol. 15, n°3, 1982, Les Presses de l’Université Laval, p.391 et suiv.

573.

Jean MOLINO, Op.cit., p.15.

574.

L. RICATTE, Op. cit., V, 1168.

575.

Op. cit., V, 1167.