IV. Noé ou le roman du romancier

IV. A. Structure et narration

L’image du créateur en train de créer trouve certainement son expression la plus parfaite dans Noé . Nous avons déjà vu comment, au début de ce texte, l’auteur soulève le problème de l’identité du moi de l’énoncé au moi de l’énonciation, et comment il affirme que ‘« rien n’est vrai »’ dans ce texte. En effet, il y a, dans Noé, un « moi » double; un chroniqueur qui essaie de se saisir en train de travailler, et un sujet de l’action à qui il arrive de nombreuses aventures. Cette problématique de la dualité du « moi », entre autres problématiques, est exprimée ainsi (c’est Giono qui souligne) :

‘Voilà à quoi je passe les premières heures de l’après-midi pendant que j’écris ce livre-ci. Le voyage que j’avais décidé de faire après la mort de Langlois, je l’ai fait, je vais en parler. Mais, avant d’en parler, je veux dire ce que je suis en train de faire, quelle vie je mène pendant que j’en parle. Je veux qu’on sache bien que je ne suis pas dans un wagon, dans un tramway, sur les boulevards de Marseille avec un carnet à la main, en train de copier la réalité; que, de tout ce temps-là, au contraire, j’étais les mains dans les poches; qu’au fond, ce que j’écris (même quand je me force à être très près de la réalité) ce n’est pas ce que je vois, mais ce que je revois. (III, 644)’

En plus des rapports du sujet de l’énonciation avec le sujet de l’énoncé, et des rapport entre écrire et agir (qui sont souvent des actions simultanées), ce passage met en valeur un certain nombre de question relatives à l’écriture dans Noé . Il y a par exemple la question des rapports entre la réalité et la fiction : le rôle de l’écrivain n’est pas de « copier la réalité » mais de d’inventer. Le créateur ne « voit » pas mais « revoit », c’est-à-dire qu’il transforme le réel et le recrée. Ce passage évoque également le problème de l’articulation du passé et du présent : dans Noé se confondent souvent les dates et les lieux. Il est question aussi de l’articulation des personnages inventés (Langlois) et des personnages réels. Le voyage à Marseille ( qui est censé être réel) est ici donné en fonction d’une action qui relève purement de l’univers romanesque (« la mort de Langlois »).

Il s’agit bien d’un roman, mais du roman du romancier576. C’est un texte ou l’auteur est présenté comme en train de naviguer (le thème de la mer et du voyage en mer est très présent dans le texte) entre ses oeuvres (déjà écrites ou qui vont l’être), entre ses personnages et entre les différentes images qui le hantent et les souvenirs, dont certains semblent inventés pour la circonstance. Ces personnages viennent le submerger, comme des ombres au moment où il se trouve sur son olivier en train de cueillir des olives :

‘ Et j’entends voleter, à travers le feuillage de l’olivier dans lequel je ramasse des olives, d’autres ombres, attirés par mon avarice toute fraîche; se demandant si elle ne vont pas avoir une occasion de vivre avec ce sentiment tout frais, prêt à couler dans leur chair d’ombre, à la colorer, à la durcir. (III, 663)’

Installé sur son olivier, le narrateur voit s’ouvrir devant lui, par une sorte de « porche » imaginaire, tout un monde plein de personnages et d’histoires qu’il va décrire. Par les différents sens, vue, ouïe, odorat, le narrateur semble capter les personnages qui viennent emplir son univers.

Dans Noé , les récits se regroupent autour de ce qu’on peut appeler des « centres d’intérêt ». Ils sont au nombre de quatre.

Le premier centre d’intérêt est composé de récits liés à Un Roi sans divertissement , dans lesquels le narrateur évoque certains personnages de ce roman. Des personnages principaux ou même des comparses que le lecteur découvre pour la première fois mais dont le narrateur dit qu’ils ont vécu dans l’univers de ce roman et qu’ils avaient des liens avec les événements de l’histoire racontée. Dans cet épisode, le narrateur parle de l’ambiance qui a existé lors de la rédaction d’Un Roi sans divertissement, des rapports qu’il a entretenus avec ces personnages lorsqu’ils venaient meubler sa maison et se superposer au décor de son bureau. Il donne aussi, après coup, l’explication de certaines ellipses et de certains silences que le lecteur aurait pu noter dans ce roman. Cependant il ne s’agit pas d’un prologue à un roman déjà écrit, il s’agirait plutôt d’un roman sur le roman, ou mieux, de ce que l’auteur aurait pu écrire, c’est-à-dire de cet autre roman qui n’a pas vu le jour et qui a été écarté - parmi d’autres possibles narratifs - mais qui demeure toujours présent et vivant dans l’esprit de l’auteur.

Le deuxième centre d’intérêt est constitué de récits ayant un lien avec la « cueillette des olives ». Ce sont des récits où s’entremêlent des souvenirs plus ou moins lointains et des images - souvent plus fantastiques les unes que les autres - qui viennent à l’esprit du narrateur au moment où il est perché sur son arbre et en train de cueillir ses olives.

Le troisième est relatif à son (ses) voyage(s) à Marseille. Récits qui relatent des « aventures », réelles ou imaginaires, vécues par le narrateur.

Le dernier centre d’intérêt est formé de récits relatifs à la photographie d’une noce; photographie laissée par des amis et dont l’auteur (narrateur) s’inspire pour la conception d’un roman qu’il projette d’écrire.

Malgré la diversité des récits et leur disparité, en dépit du caractère fragmentaire des épisodes, nous pouvons noter, au niveau de l’ensemble du roman, qu’il y a une certaine unité, favorisée justement par la focalisation. C’est en effet, un seul et même narrateur qui assure la relation des événements auxquels il est directement ou indirectement mêlé : il en est le héros, le témoin ou simplement le narrateur. Tout est filtré à travers sa vision, qui sait mêler le présent au souvenir, le réel à l’imaginaire. C’est une sorte de conscience omniprésente qui sait observer et enregistrer.

En outre, malgré la prolifération des récits, le roman présente dans son ensemble une structure relativement claire.

Au niveau de la structure d’ensemble de Noé , nous pouvons noter une grande digression formée par l’épisode du voyage à Marseille. L’épisode de la cueillette des olives est en effet interrompu par cette incursion dans le passé (puisque ce voyage est censé précéder la cueillette). Puis le retour au moment présent s’effectue par le retour à l’épisode de la cueillette. Et c’est alors seulement que le récit, se retrouvant au point où il a été interrompu par ce « flash-back », se poursuit désormais de façon linéaire à partir de la page 842. Pour comprendre cette structure, nous dirons qu’il y a en fait d’une part, l’ordre logique et chronologique des événements dans la « réalité » (ordre de la fiction), et d’autre part, l’ordre qui figure dans Noé (l’ordre du récit). Voici ces deux axes :

  1. l’ordre de la fiction
    1. La fin de la composition d’Un Roi sans divertissement

    2. En route vers Marseille

    3. Le séjour à Marseille

    4. Le retour de Marseille

    5. La cueillette des olives

    6. La rencontre avec des amis

    7. La réflexions sur le thème des « noces »

  2. L’ordre du récit
    1. La fin de la composition d’Un Roi sans divertissement

    2. La cueillette

    3. En route vers Marseille

    4. Le séjour à Marseille

    5. Le retour de Marseille

    6. La cueillette

    7. La rencontre avec des amis

    8. La réflexion sur le thème des « noces »

Nous constatons que l’épisode de Marseille constitue une sorte d’axe autour duquel s’organisent de façon symétrique les autres épisodes, comme le montre ce schéma :

message URL IMG002.gif

L’épisode de la cueillette apparaît, lui, à deux reprises, à des moments différents.

Car dans ce roman, la structure repose aussi sur les reprises. Par exemple, « le porche de l’Arsenal  de Toulon » est évoqué à deux fois (p. 839 et 841). Il y a également reprise du thème de l’ « avarice », des histoires du « cireur de bottes », du « Saint-Jérôme de Buis » et du « Dynaste de la vallée de L’Ouvèze ». Un autre thème récurrent est celui de la « cellule ». Une fois cette cellule c’est le bureau du cadastre : ‘« la cellule monacale à l’Antello de notre Saint-Jérôme »’ (III, 692). Une autre fois, c’est la prison du fort Saint-Nicolas où Giono fut incarcéré : ‘« C’est exactement dans cette proue que j’avais ma cellule en 1939 »’ (III, 719). Ou bien c’est la bibliothèque où il a travaillé une fois et qui lui rappelle la prison, car ‘« le moindre vent tambourinait, continuait à me tenir entre les murs du fort Saint-Nicolas »’ (III, 723). La cellule est encore évoquée à travers le tramway dans lequel il voyage : ‘« [...] dans mon tramway qui me donne ainsi une petite cellule monacale en pleine rue »’ (III, 786). Le thème de l’odeur, lui, est évoqué au début et à la fin du séjour à Marseille (par exemple, p. 673 et p. 820). Parfois, il s ’agit d’une simple analogie entre les métiers ou les prénoms des personnages : le cireur de bottes de Toulon et le cireur de bottes de Marseille, l’Empereur Jules et Jules le cordonnier, etc. La plupart de ces thèmes sont plus ou moins développés dans la première partie (avant le voyage à Marseille). Leur reprise constitue une sorte de réflexion qui apporte parfois un éclairage nouveau sur le sens qui a été différé. La première partie se retrouve non seulement réfléchie dans la deuxième mais aussi complétée et précisée. Les reprises ne sont pas de simples répétitions. Elles jouent parfois un rôle d’anticipation. Le narrateur donne parfois des indications brèves sur ce qu’il racontera en détails plus tard. Par exemple, le voyage à Marseille est évoqué à maintes reprises avant que le narrateur ne décide de le raconter. Le texte effectue ainsi une sorte de mouvement cyclique qui permet aux récits, aux personnages et aux thèmes de s’éclairer mutuellement.

Cette structure symétrique est très nette en ce qui concerne la disposition, sur l’axe temporel, des trois livres (principaux) dont il est question ici. Entre Un Roi sans divertissement qui a été écrit (le passé) et Noces qui est projeté (le futur), il y a Noé qui est en train de s’écrire (le présent) et qui englobe et contient les deux autres (ainsi que bien d’autres livres qui ont été déjà écrits). Noé, c’est donc l’évocation des faits passés, la narration des faits présents (contemporains à l’énonciation) et l’anticipation des faits futurs. Tous ces faits tournent autour du problème de la création romanesque, de l’univers du roman et du romancier.

Noé est formé d’un réseau de récits multiples qui mettent en jeu des procédés narratifs très variés : on y retrouve des redites, des parenthèses, des suspensions, des ruptures, des digressions... Et c’est d’ailleurs l’emploi de la digression qui, selon nous, constitue le procédé narratif le plus caractéristique dans Noé. En effet, la plupart des récits sont disposés les uns vis à vis des autres selon un rapport d’enchâssement : les histoires racontées ne se suivent pas mais s’imbriquent les unes dans les autres.

A l’intérieur de chaque épisode nous constatons également des digressions multiples. Considérons, par exemple, les micro-récits (entre la page 649 et la page 655) qui se retrouvent à l’intérieur de l’épisode de la cueillette des olives. Le narrateur, qui est sur son arbre, voit déferler devant lui - en fait dans son esprit - des images très variées : les unes se superposant aux autres ou les unes se substituant aux autres dans va-et-vient entre le réel et l’imaginaire, entre l’ici et l’ailleurs. Perché sur son arbre, il se sent pareil à quelqu’un en train de naviguer. C’est alors que l’image du navire, qui traverse son esprit, en entraîne une autre : celle de Moby Dick de Melville, livre que l’auteur a traduit en 1936. Ce qui provoque, à son tour, l’image ‘« des baleines endormies dans l’écume des collines »’ (III, 650). Cette image amène alors le souvenir d’une lecture de jeunesse : un livre de Richard Dana où il est question de « naufrage » et d’« abîmes » (III, 650). Cette image cède la place, à son tour, à l’Ulysse de L’Odyssée et à son fameux voyage, avec l’évocation des créatures fantastiques (« centaures ») (Ibid.). Puis, tout d’un coup, se produit un retour au moment présent : le narrateur parle alors de sa position dans l’arbre et de l’ « avarice » qui le pousse à tout « amasser » (ce thème de l’avarice sera plusieurs fois repris tout le long du roman577). Ensuite, toujours sur son arbre, il entrevoit des images très variées :

‘A travers les rameaux de l’olivier que le vent charrue, et dans les irisations des feuilles charruées, je vois onduler des formes, comme à travers le halo visqueux des flammes ou la transparence huileuse des eaux profondes. Une de ces formes qui, à l’instant même, était un noeud d’écorce, prend les biceps et le torse d’une de ces cariatides qu’on voit à Aix sur le côté droit du cours Mirabeau. (III, 653)’

Puis, à son tour, ce mot « cariatides » entraîne une séries d’images homériques (III, 653).

Dans la suite du texte, nous assistons à une métamorphose de l’espace et du temps : l’olivier se transforme en « laurier » (III, 654) et on n’est plus en « novembre » mais en « août ». L’image d’un « porche » apparaît alors. Elle vient d’un souvenir lointain, un souvenir de ‘« l’ancien archevêché d’Aix-en-Provence  »’ (III, 655) que le narrateur dit avoir visité. Ce qui rappelle le souvenir d’un autre voyage fait cette fois à Toulon où le narrateur a vu le « porche de l’Arsenal » (III, 655). Ce qui le conduit à parler de l’histoire d’un « cireur de bottes » (III, 656) dont l’échoppe est près du porche. Cette histoire entraîne toute une série d’images qui ne se rattachent les unes aux autres que dans l’esprit du narrateur, car elles appartiennent à des registres différents et qui se réfèrent à des cadres spatio-temporels différents aussi.

Ces glissements d’un récit à l’autre s’opèrent de façon presque imperceptible. Le fictif se superpose au réel, des images puisées dans des livres sont mêlées à des images qui viennent des souvenirs lointains. Il y a parenthèse dans la parenthèse. Le tout est débité comme d’un seul trait, sans que le narrateur change de position sur son arbre. Son poste d’observation lui permet, en fait, d’effectuer tous ces voyages parmi les images et les souvenirs en mêlant la réalité à la fiction. Des voyages que seul un navigateur tel que Noé peut faire.

Notes
576.

C’est pour cette raison peut-être que Noé est l’un des romans les plus étudiés par les critiques (voir notre bibliographie). C’est un texte incontournable pour comprendre le problème de la création chez Giono.

577.

Sur cette question, voir J. CHABOT, « L’avarice : un divertissement de roi », Giono : L’humeur belle, Op. cit., p.183-223.