Dans chacun de ces épisodes, le narrateur, ce « voyageur immobile », part à l’exploration du monde pour cueillir les images et les revêtir de ses mots. En effet, cueillir les olives c’est symboliquement cueillir à la fois les images et les mots. D’où le plaisir du narrateur à ramasser ses olives (c’est Giono qui souligne) :
Et à la page suivante, le narrateur exprime comment il tient à ne rien laisser échapper de ces olives-mots ‘: « Je suis collé des deux mains dans cette glu d’olives. »’ (III, 652). La cueillette des olives est donc la métaphore de la création. Le narrateur dans son arbre est, comme le note J. Chabot, pareil à Noé dans son arche :
‘« Noé dans l’arche de sa parole, au beau milieu d’un réel proprement diluvien, le narrateur-ramasseur d’olives écartelé entre "deux mondes" (comme le patriarche entre le Déluge et la Terre promise), tente désespérément de se rassembler, de se ramasser lui-même, sans jamais coïncider avec soi. Et quand bien même il coïnciderait - ou plutôt, ils coïncideraient -, ce ne pourrait être que "le temps d’un éclair" (illusion parfaite, mais illusion quand même, et combien fugitive!) »578.’Le plaisir d'amasser les olives et de bien les conserver entraîne le thème de l'avarice. Ce thème à son tour entraîne des digressions. Le narrateur évoque le grand propriétaire, le dynaste de l'Ouvèze qui amasse tout autour de lui (III, 671). Le narrateur craint même que cet homme ne le ramasse lui-même : ‘« il va me ramasser, comme il a ramassé tout le reste »’ (III, 672). En fait, il le ramasse parce qu’il occupe tout son esprit et il racontera par la suite son histoire. De toute façon nous avons là un exemple, parmi tant d’autres, qui constitue au plan narratif une variation de la métalepse579, et qui consiste en ce que le narrateur se glisse dans l’univers des personnages, et vice versa, (comme pour le cas de la rencontre d’Angelo et d’Adelina White). Ce qui montre que le même univers contient le narrateur et les personnages.
Sur son arbre, le narrateur effectue un voyage imaginaire dans l’espace et le temps mais aussi dans l’oeuvre elle-même. Il y a évocation de ou allusion à certains des textes. Mais il s’agit aussi d’écrire et de se décrire en train d’écrire. Et cette opération ne se fait sans débordement du cadre « réel ». Le réel débouche vite chez Giono sur l’imaginaire, même lorsqu’il s’agit de parler de son activité d’écrivain ou des souvenirs qu’il évoque.
Dans ce roman, la chronologie est peu respectée. Certains événements racontés relèvent d’un passé lointain, d’autres appartiennent à un passé relativement récent (par exemple le voyage à Marseille580, et d’autres encore qui sont nés tout simplement de l’imagination.
L’enchevêtrement de tous ces récits nous amène à penser que l’auteur chercherait à rendre compte de la simultanéité des faits et des événements en effaçant l’ordre chronologique (et tout en sachant que ces événements ne peuvent être présentés dans le texte que de façon successive). Par exemple, dans l’épisode de la cueillette, nous notons que la durée de toutes ces histoires racontées est réduite, voire effacée. Il n’ y a de durée que la durée de la cueillette (quelques heures au plus).
Nous constatons aussi que dans cette partie relative à la cueillette (et dans bien d’autres épisodes aussi), il n’ y a pas vraiment de décalage, sur le plan temporel, entre l’acte de l’énonciation (ici l’acte de raconter), l’acte de l’écriture (de Noé ), la vie quotidienne du narrateur (la cueillette des olives) et le déroulement des événements des histoires racontées. Ces actes sont confondus. Quelques uns sont assimilés (le ramassage des olives ne correspondrait-il pas, au plan symbolique, à la cueillette des images et des mots?). Raconter, écrire et vivre constituent des activités presque indissociables : ‘« Voilà à quoi je passe les premières heures de l’après-midi pendant que j’écris ce livre-ci »’ (III, 644). Si ces actes sont, au niveau de la « réalité », simultanés, ils sont confondus dans le texte. Ecrire c’est vivre et vivre c’est écrire. Cette confusion vient en fait de ce que ces actes sont le produit de l’écriture et qu’ils n’ont pas d’existence à l’extérieur du texte.
La tentative de rendre compte de la simultanéité des événements trouve, selon nous, son illustration la plus claire dans l’épisode du « tram 54 ». Tout en étant à sa place dans le tram, le narrateur imagine ce que font certains voyageurs après leur descente aux arrêts. Le passage d’une scène à l’autre se fait rapidement, comme dans une sorte de montage cinématographique. Une phrase suffit parfois pour relater ce que fait l’un ou l’autre personnage. En voici un exemple :
‘Et la femme à qui on a fait les rayons est arrivée chez elle et elle a trouvé son chat qui l’attendait au seuil du trottoir : « Ah! tu es là, toi », dit-elle. Cachou n°2, suant et épongeant discrètement de l’index le tour de son cou, est arrêté au coin de la rue de la Bibliothèque. La femme aux beaux yeux de vache a descendu le boulevard... (III, 814)’Il s’agit d’instantanés d’actions de personnages différents à des endroits différents, que le narrateur tente de capter et de rapporter au moment même où les actions se passent. Ce processus narratif fait penser au « simultanéisme », notamment à celui de Dos Passos581. Il s’agit de présenter des événements qui se déroulent au même moment, en divers endroits. Giono, on l’a vu, a déjà, en 1937, tenté l’expérience dans Le Poids du ciel , en racontant les divers événements dans une rue de Marseille entre midi et deux heures.
Il est vrai que les événements, même s’ils sont simultanés (au plan de la dimension référentielle), ne peuvent être présentés que de façon successive dans le texte. Toutefois l’auteur a été tenté par une telle expérience sur le texte en essayant de faire ressembler la composition de son livre à un morceau de musique où tous les instruments jouent en même temps et également à un tableau où le peintre fait voir dans le même espace et au même moment des scènes variées et multiples. Il pense à Breughel, peintre qu’il aime particulièrement, comme on l’a déjà vu. Dans Noé , Giono regrette de ne pas pouvoir faire, dans son texte, ce que le peintre fait dans son tableau :
‘Il ne m’est pas possible de faire connaître l’histoire que je raconte, le livre que j’écris, comme on fait connaître un paysage (comme Breughel fait connaître un paysage), avec des milliers de détails et d’histoires particulières. (III, 641)’Mais le non respect de la chronologie, le passage d’un récit à l’autre, d’une époque à l’autre, les digressions, l’emboîtement des scènes, l’enchevêtrement des récits, l’enchâssement des histoire, etc., tout cela fait penser que Giono essaie de faire comme le peintre (ou le musicien). Il essaie de tout faire avancer en même temps. Par certains de ses aspects, le texte fait penser à la peinture. En plus des instantanés dont nous avons parlé, nous notons, par exemple, cette insistance sur les couleurs dans la description des paysages. Des couleurs vives ou ternes : couleur du ciel, couleur des olives, couleur de la mer...Parfois, le réel se mêle à l’imaginaire et produit des scènes qui ressemblent à des peintures impressionnistes où les formes aux contours bien nets se superposent aux formes aux contours flous. Ce sont des scènes perçues à travers la vision du narrateur :
‘J’avais beau connaître d’Adam et Eve l’emplacement des lignes de la réalité et la tonalité des couleurs, mes formes ont débordé les formes exactes, mes couleurs ont des rapports dans un autre ton, ont coulé sur des formes qu’elles ne devaient pas colorier. Cette toiture qui dépasse les feuillages du verger n’a pas la forme d’un chaperon. Elle n’est pas rouge. (III, 828)’L’auteur fait donc un travail de peintre qui va au delà de la reproduction de la réalité. Ses couleurs émanent de lui. Et c’est dans cette vision « déformante » qu’on peut aussi lire et comprendre cette autre caractéristique qu’offre Noé : la démesure.
J. CHABOT, Op. cit., p. 188.
Sur cette notion, voir G. GENETTE, Figures III, Seuil, 1972, p. 244.
Selon R. RICATTE, ce voyage n’est pas attesté, du moins à l’époque indiquée dans Noé . Voir « Notice » sur Noé, III, 1396-1443.
Voir R. RICATTE, « Notice » sur Noé , Op. cit., III, 1436.