IV. B. 2. La démesure et le monstrueux

La démesure consiste dans le fait de livrer des images à l’état brut. Des images qui sont nées des sensations, des impressions ou de la simple imagination du narrateur. Mais la démesure n’est pas seulement donnée en rapport avec ce qui est grand et immense, dépassant parfois les limites du réel et de l’entendement, et qui ne peut être appréhendé par les hommes que par ses sens ou son coeur (et non par son intelligence, l’auteur insiste là-dessus). Dans Noé , il ne s’agit pas de démesure de l’ordre cosmique (comme dans Le Serpent d’étoiles ou dans Le Poids du ciel ), ni de la démesure qu’incarnent des monstres marins (comme dans Le Poids du ciel, dans Pour Saluer Melville et dans Fragments d’un par a dis ). Elle est d’un autre ordre. Elle est en rapport avec ce qui est tronqué, incomplet et amputé. Elle concerne des personnages qui souffrent d’une infirmité physique « réelle » (« l’homme tronc », le cireur bossu de Marseille...) ou des personnages qui apparaissent comme des infirmes parce qu’ils sont vus sous un certain angle, par exemple, les voyageurs du tram qui, à un certain moment ressemble à des « décapités ».

De ce fait c’est une démesure qui débouche sur le monstrueux. Des personnages monstres parce qu’ils sont ou difformes ou hybrides, comme ces « ombres » qui hantent le narrateur, perché sur son olivier :

‘Des ombres semblables à celle du cireur de bottes, ou composés d’abord à la façon des monstres : moitié du cireur de bottes et moitié de cet allumeur de réverbères qu’il rencontre, moitié du cireur de bottes et moitié de ce mécanicien du chemin de fer... (III, 663)’

Le cireur de bottes est décrit comme un homme qui a ‘« de longs bras de singe »’ (III, 680), rappelant ainsi Toussaint, le guérisseur du Chant du monde . Ce cireur est un homme infirme, mais aussi un homme hybride : puisque ses bras tiennent du singe. D’ailleurs, à la vitesse où il fait son travail, il donne l’impression d’avoir plusieurs bras :  ‘« Le petit bossu semblait au centre des quatorze bras de Vichnou. »’ (Ibid.).

Il est un autre « monstre », c’est L’Empereur Jules, que le narrateur appelle « l’homme tronc » (III, 761). Ce ‘« dynaste »’ infirme se fait porter par son domestique fuégien‘, « brute géante de plus de deux mètres de haut »’ (III, 762). Ils forment tous les deux ainsi un ‘« être étrange qui ressembl[e] à un arbre avec ses deux grosses branches, ses quatre bras et ses deux têtes, dont l’une bourdonn[e] de sons plus doux que le miel et l’autre regard[e] avec des yeux pleins de tristes tendresses. »’ (III, 764). L’image de « l’homme tronc » semble introduire ici une double démesure : une démesure dans le sens de la puissance incarnée par le surnom donné au personnage (l’Empereur Jules) et par l’homme géant qui le porte et une autre démesure, toute opposée, et qui joue comme un contrepoids par rapport à la première, c’est celle de l’homme amputé. Le corps a aussi un double aspect : il est formé de deux parties qui font contraste. Le corps du géant et le tronc de l’Empereur. Ce corps composite (deux corps, deux têtes et deux bras) est l’incarnation même de la monstruosité.

Une autre image de la démesure est donnée par la vision des passagers du tram de Marseille ‘: « des tramways jaunes pleins de têtes qui passent comme les paniers de Sanson »’ (III, 676). L’allusion à la guillotine produit l’image de « décapités ». Tous ces personnages « amputés », ‘« tête sans corps et corps sans tête »’ (III, 673), et qui sont ‘« réduits à des fragments »’ 582, sont en fait nés de l’imagination du narrateur. Ils ont un rapport avec lui, et font même partie de lui (comme les autres personnages d’ailleurs) :

‘Ils sont d’abord des monstres composés moitié de moi et moitié d’eux-mêmes. [...] nous sommes, eux et moi, monstrueusement mélangés, mal soudés, abouchés à la diable et de guingois; les conduits où circulent mes sentiments ne sont pas très exactement dans le prolongement des conduits où circulent les leurs, et tantôt c’est mon coeur qui double un coeur, tantôt c’est mon foie qui double un foie, tantôt c’est une douce femme qui a mes façons de me mettre en colère, tantôt c’est un paysan du Rouergue qui se sermonne intérieurement comme je me sermonne quand je suis mécontent de moi, tantôt c’est un homme de sous Louis-Philippe qui est obligé de trier dans mon coeur tout ce qui n’est pas de son temps... (III, 663-664)’

Ce mélange, même s’il n’est possible qu’à « moitié », en dit long sur le rapport des personnages avec leur créateur. Ils viennent de lui et prennent leur vie dans sa chair à lui. Nous rejoignons ainsi le texte qui sert d’épigraphe : ces créatures sont celles que Noé a fait entrer dans son coeur-arche. C’est pourquoi les personnages sont plus ou moins ses « doubles ». L’action d’être doublé par les personnages est symboliquement montrée dans la scène où les personnages d’Un Roi sans divertissement viennent se superposer aux meubles de son bureau et à lui-même en traversant son corps. A propos de M.V., par exemple, il dit ‘« je l’ai senti qui me traversait, je l’ai vu qui traversait ma table et il est allé où il fallait qu’il aille »’ (III, 618).

Pour en revenir au thème de la démesure, il y a un autre exemple mais qui n’est pas cette fois en rapport avec les personnages; il s’agit de celui d’‘« une huître à sang chaud, par conséquent qui serait capable de vous lécher comme un chien ou de vous embrasser comme deux lèvres! »’ (III, 681). La monstruosité réside, ici, dans la vision, baroque, des « deux lèvres » désincarnées et coupées du corps auquel elles appartiennent. Commentant cette image monstrueuse, le narrateur dit :

‘ J’avais incontestablement là une démesure qui portait la marque olympienne : elle était entièrement installée dans l’ordinaire, le portatif et le quotidien; elle surprenait par son degré de monstruosité; rien de plus monstrueux que des langues sans chiens. Des baisers sans arrière-pays. (III, 681)’

Il est encore question d’amputation, puisque c’est l’absence de « support spatial »583 qui rend ces « langues » et ces « baisers » monstrueux.

Notes
582.

R. RICATTE, « Notice » sur Noé , Op. cit., III, 1438.

583.

Ibid.