IV. B. 3. Odeurs

La démesure touche également à l’odeur que le narrateur sent dans les rue de Marseille, dans la mesure où cette odeur est coupée de l’objet ou de la chose dont elle émane. Il s’agit ici d’une odeur de narcisses et de mollusques. Cette odeur qui vient frapper le narrateur est à l’origine de toute une réflexion et d’une méditation. Elle provoque en lui des sensations d’attirance et de répulsion. C’est aussi une sorte d’enquête qu’il mène, par des interrogations, des suppositions, afin d’essayer d’en déterminer l’origine et le sens. Mais cette enquête pousse le narrateur, et le lecteur avec lui, dans les méandres d’un monde plein d’images, de personnages et de récits. Le narrateur arrive à la conclusion que l’odeur des mollusques signifie ‘« le côté profond des choses, le côté gouffre, glu, glouton et sournois de la chose; le côté puissance; le côté vérité; le côté fond des choses »’ (III, 676), autrement dit ‘« c’est l’odeur des passions »’ (III, 682). Passions qui animent les gens des rues de Marseille, mais aussi qui font agir tous ces personnages de Noé .

L’odeur s’adresse au narrateur, et plus particulièrement à quelque « chose » en lui, qui est comparable à la poudre à canon : ‘« J’essayais de répondre à l’odeur. Elle s’adressait manifestement à des endroits de moi-même où, sous des voûtes retentissantes, sont entreposés de grands entrepôts de poudre à canon »’ (III, 673). S’agit-il de la passion qui couve en lui? Ou s’agit-il métaphoriquement de toute sa création qui est au fond de lui-même et qu’il suffit d’une incitation (comme cette odeur) pour qu’elle sorte et explose? Le rapport entre cette « chose » en lui, l’odeur des mollusques et la création, est peut-être mieux rendu dans ce passage :

l’odeur des coquillages se mit à me répéter de sa voix rauque tout ce que me disait l’odeur des narcisses. Les mots qu’employait cette voix étaient tout aussi incompréhensibles que les premiers; mais il y avait dans la façon de les prononcer un timbre, une hâte gutturale qui donnait une forme, sinon au sens, mais à l’esprit même.
Je sentais qu’il était question d’un de ces sentiments épais et mordorés comme du goudron qui changent brusquement les être vivants en flambeaux. (III, 674)

Il s’agirait ici de montrer l’état du créateur et de son univers intérieur, où l’oeuvre est en pleine gestation. Ce monde intérieur est le lieu d’un grouillement d’images et de sensations qui n’ont pas encore pris forme. Les mots qui ont « un timbre » sont encore « incompréhensibles ». La « voix » qui se fait entendre en lui est encore « rauque ». Tout cela est sur le point de sortir. L’image du « flambeau », aboutissement final du changement « des êtres vivants» rappelle celle de l’« explosion ». En effet, on l’a déjà vu, la conflagration (et la déflagration) est en rapport avec la poésie et le poète. Ici, le narrateur sent une sorte de « bouleversement » qui se prépare : ‘« des bouleversements sont déjà en train de rouler, majestueusement quoique à toute vitesse »’ (III, 673).

C’est à cause de toutes ces images, de tous ces personnages qui viennent dans son esprit, que le narrateur se sent un peu débordé et qu’il souhaite pour exprimer tout cela à la fois avoir la possibilité qu’a le peintre ou le musicien, comme on vient de le voir. Car il s’agit d’une « monstrueuse accumulation » (III, 642) qu’il faudrait exprimer. Les mots peuvent à peine contenir le débordement de tout ce monde qu’il sent en lui. Le recours à la superposition et à la « surimpression » des personnages et des scènes est un moyen d’exprimer en même temps ce trop-plein d’images ou de personnages. Tel est le cas des personnages d’Un Roi, d’Angelo et d’Adelina White qui surgissent en « surimpression » dans l’espace du narrateur (bureau, bibliothèque, rue). Tel est aussi le cas de Rachel :

‘Actuellement, sur l’emplacement de ce domaine passent les rues Cisneros, de Dakar [...] Le lieu même où Rachel fut mise en présence de l’éblouissement se trouve exactement derrière le comptoir de la petite épicerie [...] il y a un tiroir qui, une fois tiré, se trouve exactement à l’endroit où Rachel, qui était de petite taille, avait sa majestueuse poitrine de neige... (III, 751)’

La structure apparemment claire au début cède la place progressivement à une structure plus complexe. Le fait de jouer sur la chronologie des événements, de mélanger les épisodes du passé avec ceux du présent (de l’énonciation), de confondre les saisons, comme le remarque R. Ricatte584, d’imbriquer les récits les uns dans les autres, montre que Giono cherche à rendre l’effet d’une écriture qui suit l’élan spontané du moment et essaie de tout dire à la fois. Il invite ainsi le lecteur à refaire le travail de la création lui-même ‘: « Ne pas lui écrire un livre. Ne pas composer le livre pour le lecteur, mais lui donner les éléments avec lesquels le lecteur composera son propre livre. »’ 585.

Dans Noé , Giono pose le problème de la création romanesque. Par exemple : quel est le vrai roman? Est-ce celui qui est écrit ou celui qui est virtuel, que l’auteur a écarté mais qui demeure toujours présent entre les lignes? Car il y a ce qui a été dit et tout ce qui n’a pas été dit et que l’auteur aurait aimé dire. L’évocation, après coup, d’Un Roi sans divertiss e ment , avec toutes les nouvelles dimensions données désormais aux histoires racontées et aux personnages, montre bien que l’auteur est préoccupé par ce problème.

Il faudrait donc un texte où toutes (ou presque toutes) les virtualités soient réalisables. Car Noé est un roman qui est plein d’amorces de récits et de portraits inachevés. La tache du narrateur est d’arriver à obtenir cette fameuse « monstrueuse accumulation » dont il a été question plus haut. Et c’est Noé qui tente de le faire. Noé, comme il est noté dans l’épigraphe, est le livre à la fois « arche » et « coeur » où l’auteur doit tout faire entrer, c’est-à-dire ‘« toute chair de ce qui est au monde pour le conserver en vie ».’ C’est dans cette optique qu’on peut dire que Noé est le livre où le « plein » constitue la caractéristique principale. Comme si l’auteur voulait tout noter au fur et à mesure que naissent les personnages et les histoires dans son esprit. Tout se cueille et s’amasse comme les olives. Le narrateur doit tout capter comme s’il craignait que quelque chose lui échappe. C’est le roman qui fait fi des règles du réalisme. La seule règle c’est de tout raconter et de ne rien laisser perdre (images, souvenirs, sensations fuyantes...). Même les souvenirs ne semblent pas être la reconstitution des faits passés, ils sont inventés au moment de la narration. Nous pouvons dire avec J. Chabot que  ‘« le narrateur ne feint pas, comme celui de Proust, de reconstituer un souvenir perdu, il compose tout bonnement des phrases pour se fabriquer un souvenir qui réponde très précisément aux besoins thématiques du passage. »’ 586

En effet, le référent, dans Noé , ne peut se situer en dehors du texte lui-même. Car c’est à l’intérieur de lui-même que le narrateur trouve aussi bien ses souvenirs que ses personnages ou ses images. La pénétration dans l’univers intérieur se fait symboliquement par le « porche » (terme répété plusieurs fois) qu’il voit lorsqu’il est perché sur son olivier :

‘Je ne vois plus les cariatides, mais j’ai toujours l’impression de porche; c’est à travers ce porche que je vois les feuillages de laurier et de platane, et je suis en train d’éprouver la sensation du désir d’entrer, d’aller vers ces lauriers et ces platanes qui ne sont pas dans un jardin, mais dans une cour...  (III, 654-655)’

A travers ce « porche », le narrateur nous entraîne dans un au-delà, dans ce monde des récits divers et multiples.

Il est alors facile de comprendre pourquoi ce roman  « bateau » (n’est-il pas l’arche de Noé ?) est susceptible de tout contenir et de tout « sauver » (c’est pourquoi il y a insistance sur le thème de l’avarice). L’auteur, incarnant le patriarche biblique essaie de tout insérer dans ce livre. Toute sa création y trouve refuge. Et tout se mêle dans une sorte de polyphonie. Le lecteur a l’impression que tout est dévidé d’un seul trait, sans pause ni arrêt, comme si l’auteur était pressé par tout ce qui veut sortir, du fond de son imagination créatrice.

Ceci suppose qu’il y a deux mouvements opposés : il y a ce mouvement de « ramasser » et de faire entrer (dans l’arche, dans le coeur), et ce mouvement contraire qui consiste à faire sortir ce qui a été rassemblé et conservé (nous avons déjà vu comment ce monde intérieur est bouillonnant et comment il est sur le point d’« exploser »). Ces deux mouvements opposés sont incarnés également par les deux thèmes mis en valeur dans ce texte : l’« avarice » et la « perte ». Noé fait entrer dans son coeur la création mais aussi, il l’étale devant nous. Car pour être fidèle au mythe biblique, il ne s’agit de sauver les créatures que pour les libérer ensuite.

Notes
584.

voir « Notice », Op. cit., III,1442.

585.

Cité par R. RICATTE, Ibid.

586.

J. CHABOT, « L’avarice : un divertissement de roi », Op., cit., p.193.