Tout le texte met en oeuvre un double phénomène qui est celui de l’écriture et de la lecture. L’auteur se présente comme en train d’écrire mais en même temps en train de lire ses textes. On trouve en effet évoqués avec plus ou moins de détails, soit en parlant de l’oeuvre, soit en évoquant un personnage, Un Roi sans divertissement (III, 711-743), Pour Saluer Melville (III, 722-726) et III, 787-789), Angelo 587 (III, 717-718, III, 734-735 et III, 795). Cette évocation est aussi une lecture qui est en même temps une réécriture. Car en parlant de ces textes, il invente des détails qui n’existaient pas avant. Il ne s’agit pas de parler seulement des circonstance qui ont présidé à la genèse de ces textes, il s’agit de donner une autre genèse. Il s’agit, surtout pour Un roi, de revenir sur des récits qui n’ont pas abouti, de donner des suites à des actions qui n’ont pas été racontées, de commenter un comportement qui reste inexplicable et même d’inventer d’autres personnages qui ne figuraient pas dans le texte. Il s’agit, en quelque sorte de défaire le roman qui a été écrit et de le refaire devant nos yeux. La lecture est ainsi une réécriture. D’ailleurs Giono le montrera encore dans ses Entretiens avec Amrouche lorsqu’il donnera un aperçu nouveau sur certains de ses textes.
Le chemin de l’écriture est métaphoriquement tortueux et labyrinthique : l’auteur-Noé cueille, sur son passage, les images et les mots pour construire des récits et inventer des personnages. En effet, tous les thèmes évoqués dans Noé sont comme l’allégorie de l’écriture. Mais ce qui est important c’est que l’écrivain se manifeste dans l’acte de sa création. C’est peut-être toute l’originalité et l’intérêt de ce livre. Opération qui est tout le temps rappelée mais aussi qui se concrétise devant nous, et qui bouleverse parfois les règles de la composition. Même si le « moi » qui se manifeste dans le texte est imaginaire (comme le laisse entendre le passage liminaire que nous avons déjà analysé dans la première partie), ce « moi » représente l’auteur lui-même. Il permet à l’écrivain de se dédoubler. Il y a celui qui écrit Noé et celui qui est décrit dans Noé. A la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’oeuvre. Un miroir qui réfléchit celui-là même qui est en train de se regarder faire. Un image qui bouge donc et qui change parce qu’elle est en train d’être composée. C’est un roman qui met en scène un « moi » à mi-chemin entre la fiction et le réel. Par ailleurs c’est un roman qui développe deux genres de discours, qui sont bien articulés l’un à l’autre, une narration et un commentaire. Tout en racontant des histoires, Giono tient un discours métanarratif sur les problèmes de la création. Noé est le récit d’un récit qui est en train de se construire. C’est aussi le récit d’un créateur pris au moment où il crée.
Bref, la modernité de Noé réside d’une part dans le fait de proposer des « possibles narratifs »588 multiples, et de ne pas en choisir un seul, comme le fait tout romancier. D’autre part, c’est un roman où l’auteur se montre à plusieurs niveaux, comme on vient de le voir. Il ressemble ainsi à certains textes du « Nouveau roman », bien que Giono adopte une position hostile envers ce courant littéraire. Giono déplore en 1961, dans le « Prière d’insérer » de la réédition Gallimard, le peu d’intérêt que les critiques avaient accordé à cette oeuvre en 1947, vu les circonstances, alors qu’il mettait en valeur une écriture originale : ‘« puisqu’on en est actuellement à découvrir l’art du récit, je pense que dans ce livre publié en 1947 il y en a peut-être un auquel on n’a pas fait assez attention; un sur lequel, pour des raisons, dirons-nous « d’intérêt public », on a trop vite jeté le manteau de Noé. »’ 589.
Noé , qui vient à peu près au milieu de la production littéraire de Giono, est de ce fait susceptible de donner, en aval comme en amont, une signification à toute l’oeuvre. Car c’est la problématique de la création qui est le sujet essentiel de ce livre. Il est donc, d’une part, comme l’aboutissement de tout un processus d ’écriture qui a commencé, on l’a vu, avec Naissance de L’Odyssée et qui s ’est poursuivi dans les textes qui ont suivi. C’est d’autre part la mise en place des bases d’une écriture nouvelle qui se manifestera dans les « Chroniques » et dans le « Cycle du Hussard ».
Reste à dire que l’image du créateur est un peu différente de celle qu’on trouve dans Naissance de L’Odyssée, dans Pour Saluer Melville ou dans Les Grands Chemins . Dans ces romans, elle apparaît par des personnages interposés (Ulysse, Melville, le Narrateur et l’Artiste), alors que dans Noé , elle est plus directe.
Giono parle du Hussard (III, 734) alors qu’il évoque une scène d’Angelo . On sait par ailleurs que Giono rédige Angelo en 1945, alors qu’il commencera à rédiger Le Hussard sur le toit en 1946 et ne le finira qu’en 1951.
Nous empruntons l’expression à Claude BREMOND, dans son article « La logique des possibles narratifs », paru d’abord dans Communications n°8, 1966, puis repris dans L’Analyse structurale du récit, coll. « Points », Seuil, 1981, p. 66-82.
Cité par R. RICATTE, Op. cit., III, 1443.