V. La parole de l’artiste

V. A. Les caractéristiques de la parole

L’artiste n’est pas seulement celui qui a une imagination exceptionnelle qui lui permet de voir le monde de façon différente des autres; c’est aussi celui qui possède le verbe, la parole, qui dit le monde d’une manière différente des autres également. Inventer un monde ne suffit pas, il faut le dire, l’exprimer. Mais pas n’importe comment. A vision exceptionnelle, parole exceptionnelle. Ce sont là les deux traits essentiels qui caractérisent le poète. Il y a, chez Giono, des manières diversifiées du « dire », selon les textes et l’époque.

Dans certains textes, il s’agit du pouvoir magique de la parole. Celui qui parle a la vocation démiurgique de créer un autre réel, différent du réel commun. Cette tendance, on la trouve maintes fois exprimée par l’auteur, surtout dans ses textes d’avant-guerre. Par exemple, dans l’un des premiers textes, « Jeux ou la Naumachie  »590 (du recueil L’Eau Vive), le narrateur dit : ‘« Tout le réel a disparu et je suis le dieu qui regarde »’ (III, 121).

A priori, il y a deux genres de parole. Une parole reconnaissable comme celle de l’auteur lui-même. C’est celle qui transcende le texte et qui emploie la première personne « je », laquelle renvoie à l’auteur. Une autre parole, c’est celle des personnages. Mais, en fait, le problème est plus complexe chez Giono, car l’auteur parle, le plus souvent, par personnages interposés. Certains de ses personnages sont des porte-parole (comme ils sont des porte-vision, si l’on peut dire) de l’auteur. La ligne de démarcation n’est pas toujours claire. Quand l’auteur passe quelquefois du niveau extradiégétique au niveau intradiégétique, dans certaines nouvelles, ou mêmes dans certains romans (comme dans Ennemonde ), il est vraiment difficile de dire s’il s’agit de l’auteur ou d’un narrateur fictif qui parle. D’ailleurs, cette distinction a-t-elle vraiment un sens quand on sait que toujours, à un certain niveau, la parole du personnage rejoint celle de l’auteur lui-même? Surtout lorsque la parole a un caractère poétique ou lorsqu’elle touche au problème de la création.

La nature souvent discursive des récits chez Giono fait que ces textes sont des actes de parole. On a vu que ce qui distingue les romans comme Naissance de L'Odyssée, Pour S a luer Melville, Les Grands Chemins et Noé c'est la parole, du narrateur ou des personnages, qui sous-tend à chaque fois tout le texte et qui permet au récit d'avancer.

Nous continuerons à traiter de cette question, mais à travers d'autres textes de Giono, en essayant de voir les caractéristiques de cette parole, son évolution dans son oeuvre, et de voir comment elle comporte une dimension essentielle, celle de l'oralité.

Les caractéristiques peuvent varier selon l'époque et selon les thèmes, panique, lyrique, cosmique, etc. La parole varie, fond et forme, selon l'usage qu'en font les personnages qui en possèdent le don. Car la parole du personnage peut traduire un caractère, mais également toute une thématique sur laquelle repose un roman. La parole panique de Janet dans Colline traduit son caractère « maléfique » mais contient en elle l’un des aspects des rapports homme/nature qu’on trouve dans les premiers textes de Giono. La parole chez d’autres personnages peut redonner vie, soigner, guérir, séduire. Comme elle peut être, chez d’autres, un moyen de s’exprimer et d’exprimer leur façon de voir le monde. Elle peut être aussi un remède contre la solitude ou l’ennui. Car elle peut servir de moyen pour extirper un mal qu’on a en soi.

On a vu que la parole d’Ulysse, de Melville, du Narrateur des Grands chemins est une parole qui est en rapport avec le problème de la création, dans ce sens qu’elle ne peut être, en gros, qu’écart, différence, retrait, voire « mensonge » et « tricherie » par rapport au « réel ». Le principe même du discours créateur est qu’il s’oppose au réel. Dans Naissance de L’Odyssée, outre l’opposition entre la parole et le silence (le rival d’Ulysse, qui n’a pas le don de la parole mensongère meurt), il y a une autre opposition, celle entre la parole mensongère et la parole vraie. Nous avons vu que Télémaque qui veut restituer des faits « vrais » n’arrive à convaincre personne par son discours. Alors que la parole de son père qui repose sur le mensonge, est acceptée par tout le monde. La parole mensongère trouve une certaine place dans un roman de 1950 : Les Ames fortes . Mais dans ce roman, le problème se pose de façon un peu différente que dans Naissance de L’Odyssée, même s’il s’agit toujours du récit mensonger. Il s’agit, en effet, non pas d’un récit mensonger qui séduit comme celui d’Ulysse, mais d’un récit qui pose le problème du doute sur son authenticité. Thérèse raconte sa vie passée, mais son récit n’est qu’une version des faits.

La valeur donc de la parole, et surtout son pouvoir sur les autres, ne sont pas liés à son degré de conformité au « réel » qu’elle évoque, mais à la teneur en poésie qu’elle contient et qui est susceptible de provoquer, chez celui qui l’écoute, un rêve, une image ou une sensation.

Dans l’oeuvre de Giono, la place des personnages « parleurs » est importante. Il n’ y a probablement pas de texte où la parole d’un ou de plusieurs personnages ne soit pas le moteur du récit ou ne contienne en elle toute la thématique de l’oeuvre. Il y a des personnages qui séduisent ou charment comme il y en a d’autres qui provoquent la répulsion ou le dégoût. Dans Colline 591, on a vu que le vieux Janet, le « menteur rusé » (I, 131) (il est de ce fait comme Ulysse), a un pouvoir sur les hommes et le monde grâce à sa parole magique et qui sort de l’ordinaire, puisqu’il « déparle » (I, 138). Son pouvoir est quasi divin, puisqu’il est l’incarnation de Pan. Sa parole qui coule de source (on a vu qu’elle se substitue à la source) est un pouvoir qui lui permet de créer un monde à lui, ayant sa propre logique et cohérence, mais auquel les autres croient aussi. C’est ainsi que Jaume décrit comment Janet crée un monde par sa parole :

‘Et c’est là qu’il s’est mis à parler, comme s’il avait été la fontaine du mystère. Ça s’est tout construit : un monde né de ses paroles. Avec ses mots il soulevait des pays, des collines, des fleuves, des arbres et des bêtes; ses mots, en marchant, soulevaient toute la poussière du monde. Ça dansait comme une roue qui tourne; j’en étais tout ébloui. Tout par un coup, j’ai vu, net, l’ensemble des terres et des ciels, de la terre où nous sommes, mais transformé, tout verni, tout huilé, tout glissant de méchanceté et de mal. Là, où avant, je voyais un arbre, une colline, enfin des choses qu’on voit d’habitude, il y avait toujours un arbre, une colline, mais je voyais, au travers, leur âme terrible... (I, 209)’

Ces propos de Janet peuvent être attribués (à l’exception du « mal » et de la méchanceté » qui transparaissent à travers ses paroles) à Ulysse ou à Melville, car ils caractérisent la parole poétique dans l’oeuvre de Giono en général. Celui qui parle doit arriver à faire partager aux autres sa propre sa vision du monde. C’est le cas ici des habitants des Bastides, c’est le cas aussi des habitants d’Ithaque dans Naissance de L’Odyssée et c’est le cas des fermiers du plateau Grémone dans Que ma joie demeure . C’est le cas également de Melville, mais à un niveau plus réduit, puisque celui-ci ne s’adresse qu’à Adelina, à qui il fait partager les images qu’il crée. Ce pouvoir de la parole est donc un pouvoir double, puisqu’il consiste à faire changer le monde et à faire accepter la substitution.

Le monde que créent ces artistes de la parole est un monde qui fait pendant au monde existant, qui est en quelque sorte un « contre-monde »592, qui pendant un certain temps (de courts instants en général, mais qui sont vécus de façon exceptionnelle) se substitue au monde réel.

Le personnage qui se situe à l’antipode de Janet est le « fontainier » de L’Eau vive  » dont nous avons parlé plus haut. Il assure le jaillissement de la parole et de la fontaine. Il prend donc soin de la source de la vie et sa parole elle-même est source de vie. Sa parole est donc associée à la création du monde.

La parole lyrique trouve son expression dans des romans comme Le Chant du monde . Le personnage principal  Antonio dit « bouche d’or » (II, 200) est un personnage qui grâce à sa voix séduit les jeunes filles ‘:  « il se cachait dans les roseaux, il se mettait à chanter de sa voix de bête. Les jeunes filles ouvraient leurs portes et parfois elles couraient vers le fleuve... »’ (II, 200). Il est aussi nommé « l’homme du fleuve » : c’est près du fleuve et dans le fleuve qu’il vit. Il a donc la qualité d’un personnage qui sait parler et qui sait traduire en paroles le langage de la nature. C’est aussi un inventeur d’images. Par exemple, il donne des noms poétiques aux étoiles, comme le fera Bobi de Que ma joie demeure , comme le montre cette scène avec le bouvier qui lui demande le noms de certaines étoiles :

– Lesquelles? » dit Antonio.
Il se sentait redevenir la « bouche d’or » chantant dans les roseaux du fleuve. Celui qui s’amarrait près des lavoirs avec sa bouche hors de l’eau et son corps plongé dans le monde.
« Ces quatre-là, dit le bouvier.
– Celles-là, dit Antonio, moi je vais les appeler "la blessure de la femme". Je vais les appeler comme ça parce qu'elles font comme un trou dans la nuit. Elles luisent sur la bordure. Dedans c'est la nuit noire et on ne sait pas ce qui va sortir.
– Et celles-là, là-bas dans le nord?
– Celles-là, moi je vais les appeler "les seins de la femmes" parce qu'elles sont entassées comme des collines593. (II, 222)

Le bouvier est tellement séduit par ce que dit Antonio qu’il lui avoue toute son admiration:  ‘« on t’écouterait tout le jour »’ (II, 223). Dans la suite du roman, Toussaint s’amuse aussi à donner un nom à un scarabée : ‘« Regarde [dit-il à Antonio] ce scarabée, je l’appelle "Madame-des-Lunes", regarde il a des lunes sur le dos. J'aime mettre des noms à moi. »’ (II, 308). Cette manière de donner des noms un peu particuliers aux choses reflète l’activité même du romancier. Celui-ci n’invente pas seulement un monde à lui, il faut qu’il l’exprime à sa façon. A ce propos, Eugène Dabit écrit justement : ‘« Comme Antonio, Jean Giono c’est "bouche d'or", c'est la légende, et comme un fleuve dont le courant entraîne tout ’»594.

Pourtant, Antonio, dont la parole est facile, devient, comme Melville, timide et silencieux devant Clara, la femme dont il tombe amoureux. Il rencontre des difficultés et doit faire ‘« un gros effort pour parler »’ (II, 228). Clara, elle, comme elle est aveugle, a des rapports à la fois étroits et éloignés avec le monde. Grâce à l’acuité des autres sens, elle a l’impression de faire partie du monde naturel. Mais son problème vient du fait qu’elle n’arrive pas à nommer les choses qui touchent ses sens595, parce qu’elle ne saisit pas les rapports et les couleurs. Antonio essaie de trouver un moyen pour lui faire sentir les nuances des formes et des couleurs. Il doit inventer, en quelque sorte, un langage pour elle, susceptible de lui faire comprendre ces détails, en se fondant notamment sur le sens olfactif qui est développé chez elle : ‘« Antonio pensait qu’il avait beaucoup de choses à lui apprendre, qu’elle était neuve, qu’elle n’avait encore rien senti, rien touché de vrai... »’ (II, 411). Malgré leurs façons différentes de saisir le monde, Antonio et Clara ont presque le même langage pour en parler. L’un et l’autre voient la réalité à travers leur sensibilité, et ne parlent pas comme les autres. C’est ce que montre cette conversation entre les deux :

– J’entends tes mots longtemps après, dit-il doucement; tu ne parles pas comme nous; explique-moi.
– Toi non plus tu ne parles pas comme eux, tu parles presque comme moi. C’est ça qui m’a fait dire que c’était fini d’être trompée et de courir sur des chemins qui descendent.
– Tu ne t’en veux pas d’être vivante?
– Non depuis que je t’écoute. (II, 244-245)

C’est donc la rencontre du poète et de l’aveugle596 : tous deux parlent du monde en fonction de leur façon, presque commune, de sentir et de voir et qui n’est pas comme celle des autres. Par exemple voici comment Antonio voit Clara endormie :

‘Il la regarda sans parler. Maintenant, il la voyait malgré l’ombre et fit sans y penser ce geste de bras qu’il faisait au fond de l’eau pour rester devant un gros poisson endormi. Elle était toute jeune, pâle et sans ride comme un beau galet, avec cette rondeur douce et pleine des porphyres usés par l’eau. (III, 244)’

Comme il est un homme du fleuve, les métaphores et les images qui qualifient sa perceptions sont empruntées au monde de l’eau.

Dans Le Chant du monde , un autre personnage est en même temps guérisseur et grand parleur : c’est Toussaint le bossu, « le clerc de notaire » (II, 287). Il arrive par son discours à charmer même Antonio. Dans le passage suivant, le narrateur décrit l’effet de ses paroles chez ses auditeurs Antonio et Matelot :

Il s’arrêta de parler et se lécha les lèvres. La maison se mit à craquer doucement comme une pomme sur la paille.
Antonio et Matelot se sentaient hors du monde. Ils étaient touchés par cette voix d’enfant savant, par ce regard plein de sève; les longues mains en lanières bougeaient doucement entre les livres les plantes. De grandes images leur battaient le visage en les étouffant comme de l’eau... (II, 287)

Cette « voix d’enfant » révèle un côté innocent et pur. Elle le rapproche du monde naturel, plus particulièrement des « oiseux » : ‘« sa voix d’enfant avec de petits gazouillements d’oiseaux qui s’embarrassaient dans les syllabes »’ (II, 309), comme son corps lui donne l’aspect d’un insecte : ‘« on le voyait tout entier comme un insecte ’» (II, 286-287).

Le handicap physique (il est nain et bossu) ne l’empêche pas d’être un beau parleur. C’est peut-être une sorte de compensation à son handicap. Ses dons rappellent en tout cas ceux du père dans Jean le Bleu . Tous les deux apportent par leur parole ou par leur soin le réconfort et le remède à ceux qui en ont besoin. Une autre similitude entre les deux hommes : Toussaint entretient une correspondance avec sa soeur Julie (la femme de Matelot) comme le fait le père de Jean avec sa propre soeur dans « Le Poète de la famille ».

A la maison sombre où il habite s’oppose la lumière de ses yeux ‘: « Les yeux de Toussaint étaient sans bord : une immense lumière claire, presque fixe »’ (II, 306). C’est grâce à cette lumière intérieure qu’il peut voir le fond des choses. Ses gestes mêmes sont différents de ceux des autres :

‘Il avait déjà dans ses gestes pour essuyer les meubles des rondeurs et des mouvements de doigts qui dépassaient le monde ordinaire et s’en allaient toucher au fond de l’air la mystérieuse matrice de l’espérance. (II, 342)’

C’est grâce à ce don d’être en contact avec un monde invisible, qu’il peut sentir la mort chez certains de ces patients (II, 348).

Mais son don d’artiste apparaît dans le fait qu’il peut voir tout un monde dans une pierre (II, 307-308) ou dans un scarabée (II, 308). Il est comme le père dans Le Grands Théâtre qui voit tout un monde dans le corps de l’oncle Eugène. Ou comme Casagrande qui, dans L’Iris de Suse , découvre un monde dans l’os crânien d’un oiseau. Ou encore comme Giono lui-même qui, dans La Pierre (1955) médite justement sur la vie et l’énergie que peut contenir une pierre.

Le père de Clara parle également, mais sa voix, à cause de la méchanceté qu’elle contient, le rapproche davantage de Janet. Il a plutôt une voix double, comme il apparaît dans le souvenir de sa fille :

‘« Mon père était un homme qui avait deux voix. Une voix simple et, dans celle-là, il était ce qu’il était vraiment. Une voix faite de tout, et alors là, on en avait la tête tournée à ne plus rien pouvoir démêler de ce qui était la méchanceté, la peine, toujours plus de méchanceté, toujours plus de peine, des choses profondes, du mal et des envies de mal, et un petit filet au fond de cette voix... » (II, 404-405)’

Dans Que ma joie demeure , Bobi l’« acrobate » (II, 603), essaie par « les mots des po è tes » (II, 609) de « donner de la joie » (II, 603) aux fermiers du plateau Grémone. Car ‘« personne ne peut vivre sans joie. La vie c’est la joie »’ (II, 605). C’est par la parole qu’il essaie de leur faire voir son rêve. Il s’oppose ainsi au « fermier socialiste » de Fra-Josépine qui préconise, lui, un programme basé sur l’action. Dans leur longue conversation (II, 602-610), celui-ci dit en effet qu’il ‘« voi[t] la chose sur le plan social » (II, 607). Il donne également son avis sur le rôle des poètes : « J’ai dit qu’il nous faudra des poètes, mais je dis aussi que, de temps en temps, nous serons obligés de leur foutre des coups de pied au cul »’ (II, 607).

Les personnages parleurs ne sont pas souvent ceux qui agissent. Parole et action sont deux domaines séparés. Ici Bobi, poète et parleur s’oppose au fermier de Fra-Josépine, homme d’action. Dans Batailles dans la montagne , l’homme d’action Saint-Jean n’est pas doué pour la parole; dans Colline , seul Janet possède ce don, les autres s’opposent à lui par l’action. Mais la parole, dans son sens le plus large, peut être une forme d’action comme celle du Giono pacifiste durant les années 35-39. Par ailleurs, la parole qui se fait action est analogue au Verbe divin, comme le laisse entendre ce passage de Virgile

‘Alors, le dieu parle, c’est-à-dire qu’il agit (ce qui est la façon de parler des dieux; c’est précisément cette coïncidence exacte entre la parole et l’action qui est la marque du dieu). (III, 1066)’

Au début de Que ma joie demeure , lors de sa rencontre avec Jourdan, Bobi, « acrobate » de la parole, trouve une formule quasi magique pour parler des étoiles : « Orion fleur de carotte » (II, 424). Il parle d’une si belle façon que Jourdan, paysan du « Plateau Gr é mone », a aussitôt été séduit. D’ailleurs, l’arrivée de Bobi est un peu attendue par les habitants, et particulièrement par Jourdan, car celui-ci se rend compte qu’il leur manque quelque chose : ‘«  Jourdan chercha le regard de ces hommes [...] Et alors il s’aperçut que, dès qu’ils s’arrêtaient de rire, ils avaient le même souci au fond de l’oeil. Plus que du souci, de la peur. Plus que de la peur, du rien. » ’(II, 419). Il attend celui qui peut tout faire changer :

« La joie peut demeurer », se dit Jourdan.
« Seulement, se dit-il, il faudrait que celui-là vienne. »
[...] Il lui avait suffi de savoir que des hommes existaient qui avaient des mains soignantes et qui n’avaient pas peur des grosses maladies qui se donnent.
Un de ceux-là. Voilà ce qu’il fallait. Un homme avec un coeur bien verdoyant. (II, 420)

Notons que Jourdan donne à celui qu’il attend la faculté de soigner sans avoir peur des maladies. C’est le caractère du père de Giono tel qu’il est décrit dans Jean le Bleu , c’est celui de Toussaint du Chant du monde , comme on vient de le voir, et ce sera surtout celui d’Angelo dans Le Hu s sard sur le toit .

Bobi est donc attendu comme un messie. Lors de leur première rencontre, Jourdan remarque tout de suite son langage très particulier, inhabituel pour lui. En plus d’Orion « fleur de carotte », Bobi s’exprime par d’autres images ou pose des questions un peu étranges pour son interlocuteur. Il lui dit par exemple que les montagnes ressemblent à « des bateaux » (II, 434). Il veut savoir également si Jourdan plantait des « chênes » ou semait des « pâquerettes » (435). Un propos auquel ce dernier n’était pas habitué, au point que, toute au long de leur conversation, il ne cesse de lui dire « pardon ». Ce n’est qu’un peu plus tard que Jourdan dit « J’ai compris » (II, 436). Bobi vient de donner sa première leçon : ‘« – Voilà, dit l’homme, qu’on est déjà très loin dans la leçon et qu’on n’a pas suivi l’ordre. »’ (II, 436). Comme si la leçon ne pouvait pas être comprise grâce uniquement à la parole, Bobi se met à faire des tours d’acrobatie (II, 437-438). Bobi se met donc à faire changer chez les fermiers leur façon de voir le monde, leur manière d’être en essayant de les guérir de leur tristesse et de cette lèpre qui les dévore. C’est ce qu’il dit à Jourdan :

‘– Tu m’as demandé si j’avais soigné les lépreux. Je t’ai dit non. C’est la vérité. Mais je sais les soigner. Et peut-être que j’en ai envie. (II, 435)’

Bobi a tellement d’influence sur ceux qu’il fréquente que certains d’entre eux commencent à voir le monde et à s’exprimer comme lui. C’est ainsi que Jacquou parle :

‘[Il] continuait à parler de ses rêves, de ses animaux merveilleux, de ses taureaux presque trop beaux pour être sur terre, de ses vaches avec des mamelles de crème, avec même parfois des mots , et on se demandait où Jacquou allait les chercher. [...] Il en parlait comme si c’était vrai, comme si ces animaux étaient déjà là. Et ils étaient encore dans le rêve. (II, 723)’

Dans cette période des années trente, dans certains textes, ceux notamment qui portent un titre qui suggère une vision cosmique du monde, comme Le Serpent d’étoiles , Le Chant du monde ou Le Poids du ciel , la parole (du narrateur ou celle des personnage) tend à exprimer la dimension qu’évoque le sujet. En effet, il y a, dans ces textes, comme une ivresse verbale qui essaie de rendre compte de l’étendue et de la démesure du monde. Cette parole y est lyrique, et quelquefois de caractère épique. Elle cherche à mettre en valeur les rapports de l’homme au monde qui l’entoure. Dans Le chant du monde, même s’il n’est pas question du cosmos (il y a évocation des étoiles), Antonio est celui qui puise sa force, sa beauté, mais surtout sa poésie et ses images dans le fleuve qui est son compagnon et ami. Dans Le Serpent d’étoiles, les bergers, eux, puisent le pouvoir de leur langage et leurs images dans les vastes étendues du plateau et dans le ciel qu’ils ont l’habitude de regarder chaque soir. Nous avons vu, par ailleurs, que dans Le Poids du ciel, le narrateur choisit, dans les deux premières parties, d’occuper une place dans la montagne pour voir d’en haut et méditer sur ce qui se passe dans le monde et sur l’univers. Dans Batailles dans la mont a gne , et bien que l’auteur, lors de sa préparation de l’oeuvre se donne des consignes de rigueur597, le style (et par conséquent le discours du narrateur et des personnages) suit l’élan épique de l’action. Le discours est comme adapté à la situation. Il est à la mesure des « batailles » que mène Saint-Jean contre l’éboulement, l’inondation, le taureau déchaîné, la dynamite et le froid. Mais le héros ne possède pas le don de parole, puisque dans sa dernière  « lutte » contre Boromé, il n’arrive pas à l’emporter et emmener Sarah avec lui. Celui-ci est plus fort que lui en matière de parole. A côté de ce héros, qui sait seulement manier la dynamite, sauver la communauté et aimer en silence Sarah, il y a un autre personnage qui est fort en parole. C’est le personnage de Bourrache. Par son discours « évangéliste », il explique le monde à sa façon. Au moment de l’invention de ce personnage, Giono était très enthousiasmé. Il est pour lui ‘« Peut-être le plus extraordinaire de tous mes personnage, le plus vivant, et pour la première fois le support lyrique le plus logique et le plus juste. Plus logique que Bobi, plus grand que Bobi ... »’ 598. Mais en 1970, Giono, en prenant du recul, le voit différemment. Luce Ricatte rapporte cette réaction :  ‘« Giono sourit encore à cette création, plus burlesque que tragique, "dans l'impossibilité où il était de créer un véritable coquin" »’ 599.

C’est un personnage un peu burlesque, puisqu’à côté de ce discours « moralisant » qu’il tient, il joue le rôle de « maquignon » pour le vieux Boromé. Sarah est l’une de ses recrues. D’ailleurs sa façon de parler lui donne l’air de tenir un discours vide et sans rapport concret avec la situation. Cependant, il incarne, par son discours, un des aspects de ce mythe biblique qui est présent dans toute l’oeuvre de Giono.

Notes
590.

Publié en 1922.

591.

Sur les aspects de la parole dans Colline , analysés du point de vue linguistique, voir l’article de Jean MOLINO « Décrire, écrire, conter. A propos de Colline », Giono aujourdh’hui, Op. cit., p. 61-80.

592.

Nous empruntons cette formule à Laurent FOURCAUT, dans son article « La description dans Colline ou l’écriture du symbolique », Les Styles de Giono, Op. cit., p. 53.

593.

Cette comparaison fait penser à celle (inverse) qu'on trouve dans le titre du chapitre I de Manosque-des-Plateaux : « Ce beau sein rond est une colline » (VII, 17).

594.

Eugène DABIT, « Le Chant du monde   », Europe, 15 août 1934, repris dans Les critiques de notre temps et Giono, Op. Cit., p. 46.

595.

Voir plus haut, dans cette partie, ce que dit Giono à propos de l’aveugle et de sa façon de saisir le monde, quand il parle du chef de la révolte paysanne dans le roman qu’il projetait d’écrire, Les Fêtes de la mort .

596.

Notons, au passage, l’emprunt à la légende homérique : la cécité d’Homère.

597.

Giono écrit en effet dans son Journal du 5 mai 1935 : « Pas de féerie, pas de magie cosmique. Sur la terre. Discipline de la phrase, ordonnnace des idées. Sécheresse à grande densité poétique. » (VIII, 13). Cité également par L. RICATTE dans sa « Notice » sur Batailles de la montagne, II, 1392.

598.

Rapporté par L. RICATTE, Op. cit., II, 1416.

599.

Op. cit., II, 1417, note n°1.