Il est des thèmes constants qui sont liés à la parole et qui traversent toute l’oeuvre. L’un des plus importants est le thème du silence. Nous avons vu que les personnages de Giono sont surtout des parleurs. Mais il y en a d’autres qui se caractérisent par leur silence600. Dans Colline , il y a celui qui parle (Janet) et celui qui est muet (Gagou). Dans Naissance de L’Odyssée, Ulysse, dont la parole est comme un jaillissement, triomphe de son rival Antinoüs qui n’arrive pas à faire sortir en parole ce qui est en lui :
‘Antinoüs grommelait des paroles trop dures, celles-là pour les jeter à Pénélope; il les broyait en lui-même avec un bruit de porc à l’auge. (I, 73)’Pour certains personnages, la musique remplace la parole et leur évite d’être silencieux. C’est le cas, comme on l’ a vu, des ancêtres d’Albin dans Un de Baumugnes . Ceux-ci sont muets mais parviennent à échapper au silence :
Le silence est le signe de la mort. Ceux qui ne parlent pas meurent. La parole est salvatrice. C’est ainsi que dans ce roman, en parlant à son ami Amédée, Albin se libère du poids d’une histoire qu’il s’est tue depuis longtemps :
‘« [...] C’est pas exactement de la parole, maintenant, c’est comme si je saignais. C’est comme d’un mauvais apostume que j’ai crevé du couteau et qui saigne du sang et du pus; voilà ma parole de ce soir, voilà. C’est du mal qui s’en va. De ces trois ans, dans ces pays, j’ai pas dit vingt mots de plus que le nécessaire pour se faire manger et boire. (I, 228)’Le thème de la blessure ou de la plaie qui s’ouvre et qui laisse sortir ce qui est en dedans est un thème récurrent chez Giono. C’est le symbole d’une libération et d’un soulagement qui se fait grâce à la parole. Elle devient enivrante pour Albin. Il le dit à son ami : ‘« Je ne suis pas saoul; de vin, du moins; d’autres choses, de celles que je raconte, peut-être, c’est possible »’ (I, 226).
Au début de Regain , dans le village d’Aubignanne abandonné, comme il n’y a « plus que trois habitants », la parole n’est plus de mise. Gaubert le forgeron se sert de son enclume non pas pour travailler mais pour faire de bruit. Une manière de remédier à l’ennui et de remplacer la parole absente :
Les coups donnés par le forgeron sur l’enclume sont sa façon de briser le silence et de prouver qu’il est en vie. C’est également une manière de communiquer entre les deux hommes. L’autre manière c’est le sifflement (I, 332-333). Ce qui fait penser un peu aux personnages de Un de Baumugnes qui communiquent par leurs harmonicas. La parole est donc presque absente dans ce début du roman, mais ce n’est pas tout à fait le silence qui règne entre les personnages, parce que ceux-ci utilisent des moyens de substitution à la parole. Panturle est présenté comme un homme qui ‘« a un défaut, [...] il parle seul. Ça lui est venu après la mort de sa mère »’ (I, 330). Il a donc un peu la caractère du Janet de Colline . C’est par la suite qu’il saura ‘« parler avec des paroles d’homme »’ (I, 371). Mais il gardera en lui ce ‘« geste des bêtes »’ (I, 371) qui lui vient de son instinct de chasseur et qui consiste à ‘« savoir lire cette chose écrite dans l’air et dans la terre »’ (I, 371). Sa rencontre avec Arsule lui permet enfin de « parler » : ‘«[...] c’est de là qu’il est parti à parler. Il a pris la main de la femme dans sa main. Il parlait fort ...»’ (I, 379). C’est la parole qui lui permet de devenir quelqu’un d’autre. A la fin du roman, Panturle est décrit comme un homme qui porte en lui des chansons qui sont sur le point d ’éclore :
‘Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents. Et il serre les lèvres. C’est une joie dont il veut mâcher toute l’odeur et saliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. (I, 428)’Panturle devient donc comme un poète qui porte en lui sa création. Celle-ci est sur le point de naître en chansons.
Dans Le Chant du monde , le « tatoué », l’un des hommes de Maudru, ne peut pas ne pas parler. S’il se tait, il devient malade. Il le dit à Antonio :
‘« Voilà l’affaire, dit-il. Moi, quand j’ai vu quelque chose je suis obligé de le dire. Qu’est-ce que tu veux, c’est plus fort que moi. Si je vois bouger un rat il faut que je crie tout de suite : "le rat bouge" ou bien je suis malade. » (II, 298)’Dans ce même roman, la mère de Clara est décrite par celle-ci comme une femme qui ne parle pas. Sa seule parole est une plainte. En effet‘, « elle n’avait pas de voix à elle. Elle disait : ah! Dieu! »’ (II, 405). Elle meurt, un peu à cause de ce silence ‘« Ma mère ne gémissait plus, elle était morte un jour »’ (II, 406) et à cause de son mari, qui est presque aussi tyrannique que le père d’Odripano dans Jean le Bleu . La « double voix » (II, 406) du père de Clara est une sorte d’usurpation de la voix de cette mère sans voix.
Une tête pleine d’images doit se libérer par la parole, sinon elle risque d’éclater. Dans Un Roi sans divertissement , moins Langlois parle, plus il échappe à ses amis. Son mutisme est le signe avant-coureur de sa mort. En revanche, dans Les Récits de la demi-brigade, Martial qui est en quelque sorte la réincarnation de ce même Langlois601, échappe à cette situation dramatique parce qu’il ne cesse de parler, étant lui-même le narrateur de ses propres aventures.
Par ailleurs, tout comme la musique, le coup de feu ou l'explosion peut remplacer la parole. C'est ainsi que Djouan, le cousin poète dans « Le poète de la famille » s’exprime, comme on l’a vu, par l’explosion de la dynamite avant de partir.
La foudre qui frappe Bobi à la fin de Que Ma joie demeure (II, 777) est une sorte d’explosion qui annonce la fin de la parole chez ce personnage. Il se tait définitivement. Dans ce roman, c’est surtout Aurore qui garde le silence. Elle est cette « voix d’ombre » (II, 731) qui n’arrive pas à déclarer son amour à Bobi. Elle veut le faire : ‘« Mlle Aurore voulait voir Bobi. Lui parler. Le voir. L’entendre. Le toucher. Lui dire ... »’ (II, 699-700). Mais quand elle est avec lui, elle ne peut lui parler de ses sentiments. Et faute de pouvoir parler, elle se suicide d’un coup de fusil :
‘Aurore était tombée à la renverse. Elle s’était tiré un coup de fusil dans la bouche. Elle n’était plus une femme. Avec ses éclaboussures de cervelle et de sang rayonnantes autour d’elle, elle éclairait l’herbe et le monde comme un terrible soleil. (II, 752)’Cette scène a beaucoup de similitudes avec celle du suicide de Langlois à la fin d’Un Roi sans divertissement . Dans ce roman, l’explosion finale remplacerait également la parole impossible.
Les deux coups de feu tirés par le Narrateur des Grands Chemins sur son ami l’Artiste remplacent la parole impossible avec lui et annoncent également la fin de la parole du Narrateur lui-même qui est sur le point de partir et donc se taire.
Nous nous inspirons de l’étude de Alan J. CLAYTON Pour une poétique de la parole chez Giono, Coll. « Situation », Lettres Modernes Minard, 1978.
C'est le seul passage de la nouvelle « La Belle hotesse », où soit reconnue l'identité de Martial et de Langlois. C'est un policier qui lui pose la question sur son nom :
« "Etes-vous le capitaine Langlois? Me demande-t-il à voix basse, en faisant mine de me tirer à l’écart. – Je le suis en effet" , répondis-je en restant ferme sur place. » ( V, 84).