V. C. La question de l’oralité

On vient de voir que tout est parole chez Giono. Il y a la parole qu’on entend et la parole que l’auteur veut faire entendre dans et à travers ses textes. En effet, le texte n’est jamais neutre chez Giono, du point de vue de la voix qui l’exprime. Cette voix qui parle constamment, en se faisant voix de personnages ou du monde. De ce fait, chaque texte est constitué comme acte de parole. Il est composé de tout un réseau de paroles, variées et diverses : celles des personnages principaux ou secondaires, avec des registres, des tons et des rythmes également variés. On y trouve par exemple des propos de femmes, d’hommes, de jeunes, de vieillards, d’errants, de bandits, de policiers...Une polyphonie de voix que chaque texte essaie d’exprimer. Mais, il y a toujours la voix de l’auteur qui est derrière et qui assure la cohérence et l’unité de l’ensemble. Chez Giono, l’écriture ne serait que la saisie de ces différentes voix. Entre l’écrit et l’oral, il y a des rapports particuliers chez Giono. L’auteur se présente assez souvent comme un conteur oral de ses textes. Par exemple, il dit, dans une lettre à Lucien Jacques du 15 avril 1929, avoir raconté oralement Un de Baum u gnes à des villageois :

‘Il m’est arrivé aussi la belle aventure d’être invité par un village. Par le village de Puimoisson. L’instituteur avait lu Colline , il l’a fait lire dans le village. On m’a invité. J’y suis allé. Il y avait là à la table, le charron, le chasseur, etc. On a parlé (et très bien) [...] Ils m’ont fait raconter Un de Baumugnes . Je l’ai fait, moitié en paysan, moitié en provençal.602

Fragments d’un paradis (1948) est un texte que Giono a dicté en en 1944. C’est donc une oeuvre parlée en quelque sorte. Mais c’est une expérience qu’il ne renouvellera pas603. D’ailleurs la dictée sera interrompue, et ce texte sera abandonné et repris seulement plus tard.

Ces deux exemples peuvent donner une idée sur le rapport étroit entre l’oral et l’écrit chez Giono. Le texte oral peut devenir un texte écrit, comme pour Fragments d’un paradis , et le texte écrit peut être raconté oralement, surtout lorsque sa nature orale le voue à être raconté, comme c’est le cas pour Un de Baumugnes . Chez Giono‘, « l’écriture [n’est] que la saisie de la voix conteuse »’, remarque Alice Planche604.

Même si écrire est pour lui la chose essentielle, il n’en demeure pas moins que la forme orale qu’il donne à ses textes est importante. Son ami Henri Fluchère écrit à ce propos ‘: « Son style? Mais il est à lui, bien à lui. Il écrit comme il parle (et je le sais bien) comme il a toujours parlé »’ 605. Dans ses différents entretiens, Giono recrée oralement les textes dont il parle.

Dans certains textes, Giono se décrit lui-même comme un conteur. Dans Manosque-des-Plateaux, par exemple, il dit qu’il y a ‘« des villages qui ont leur conteur comme on a son garde champêtre et son facteur »’ (VII, 25). ‘« Parfois le conteur ne conte pas mais lit un livre »’ (VII, 26). C’est ce que fait le narrateur (qui a tout l’air d’être Giono lui-même) qui lit Whitman aux villageois :

J’ai fait halte un soir dans un de ces villages. Une jeune fille me donna du café [...] De temps en temps, elle venait au seuil voir si je n’avais besoin de rien. Je lisais à l’abri des fusains en caisse. Elle me demanda :
« Vous aimez la lecture? »
Je dis:
« Oui.
– Qu’est-ce que vous lisez? »
Elle se pencha vers moi. Je m’excusai :
« C’est de l’anglais. C’est Whitman. »
Elle me demanda :
« C’est beau? »
Je lui dis:
« Ecoutez. »
Et je commençais à lui traduire très librement des versets qui étaient tout autant dans mon coeur que dans le livre.
Elle écoutait. Quand je levais les yeux, elle me regardait en plein dans les yeux.
De l’autre côté de la route un homme emballait des fruits.
Il nous regarda. Il essuya ses mains le long de son pantalon et il vint.
Le forgeron tapait à l’enclume. L’homme au fruit cria : « Sansombre, tais-toi. »
Sansombre arrêta son marteau et s’approcha en tablier de cuir.
Ils se sont assis à côté de moi. Quand je m’arrêtais, ils demandaient :
« Et après?... »
« Et après?... »
[...]
– C’est dommage que ce soit de l’anglais », on ajouta. (VII, 26-27)

Il s’agit pour le conteur non pas seulement de lire ou de traduire, mais d’exprimer - oralement - des sentiments qui sont ‘« autant dans [s]on coeur que dans le livre ».’ C’est donc la voix qui a son importance puisqu’elle permet de faire communiquer ces sentiments. L’intonation aurait, pour les auditeurs, une importance autant, sinon plus, que le contenu du texte (puisqu’il s’agit de l’anglais).

L’importance du discours oral chez Giono trouve sa réalisation concrète dans les réunions du Contadour où il joue le plus souvent ce rôle de conteur - ou de lecteur - de ses propres livres. Mais avant même que cette expérience ne commence, et pendant la rédaction de Que ma joie demeure en 1934, Giono dit qu’il a rencontré, plusieurs fois, des jeunes à qui il a lu des passages de son livre. Il parle de cette expérience dans une lettre à Brun, en insistant surtout sur l’effet de son livre sur ses auditeurs : ‘« J’ai ainsi fait, dit-il, des expériences nombreuses qui m’ont montré de quelle façon il [le livre] touche et boulverse. »’ 606. Mais l’effet a été peut-être davantage produit par la voix qui lit que par les passages du livre. De toute manière, Giono évalue son texte en fonction de sa lecture devant des jeunes. En outre, la recherche constante d’auditeurs (ses amis Contadouriens, des jeunes) , ainsi que la présence presque constante d’un destinataire du récit (fictif ou réel) dans ses textes, montrent l’importance de ce caractère oral qu’il donne à ses textes.

La présence du personnage de conteur est importante dans les premiers textes. Dans Naissance de L’Odyssée, les aèdes diffusent oralement la légende d’Ulysse. Nous avons vu que dans certains textes des années trente, l’auteur se fait passer pour le traducteur ou le transcripteur d’une littérature orale populaire (Chants, poèmes, drame), même si en réalité on sait que c’est Giono lui-même qui invente la plus grande partie de cette littérature. Le rôle du texte écrit serait donc secondaire par rapport à la dimension orale de cette littérature. Le narrateur parle (ou du moins donne l’illusion de parler) ses textes. Par exemple, à propos des nouvelles de Solitude de la pitié (publiée en volume pour la première fois en 1932), P. Citron remarque justement qu’

‘ ‘« à l’exception du récit qui ouvre le livre, tous les autres sont mis dans la bouche - et non pas sous la plume, car il s’agit bien d’un homme qui parle, et dont la voix a son timbre, son registre, son rythme, ses intonations - dans la bouche, donc, d’un narrateur qui dit « je », qui dans « Ivan Ivanovitch Kossiakoff  »’ ‘ ’s’appelle Giono, qui à plusieurs reprises s’appelle Jean, et qui, lorsque ce prénom n’est pas mentionné, n’en a en tout cas jamais d’autre. »607. ’

On peut, à la limite, considérer que tous les textes écrits à la première personne (qui supposent donc que le récit s’adresse à un interlocuteur) relèvent d’une façon ou d’une autre d’un discours oral. Ce qui caractérise encore un certain nombre de ces textes est que celui qui raconte ne peut, la plupart du temps, écrire son récit. Par exemple, Amédée, le narrateur de Un de Baumugnes est un ouvrier agricole, toujours en déplacement. Le Narrateur des Grands Chemins est un errant. Les deux narratrices des Ames fortes sont de vieilles femmes. Le narrateur des Récits de la demi-brigade est un brigadier. Le narrateur de Faust au village est un camionneur, etc. Ces narrateurs n’ont d’autre possibilité que de raconter oralement leurs aventures.

Dès le moment où le récit est raconté à haute voix, il prend plus d’épaisseur et de relief. Tout devient vivant dans la bouche de celui qui parle. Le monde tel qu’il est raconté ainsi peut être différent de celui qu’on trouve dans le texte écrit. Il a désormais une certaine consistance que lui donne la voix. Le texte dit à haute voix semble laissé à la dérive de l’improvisation de celui qui parle. (Comme le Grand Théâtre par exemple ou Les Grands Chemins ). On a l’illusion d’un récit qui se crée à mesure que le narrateur parle. En plus du récit qu’il fait, le récitant traduit ses propres émotions. Comme il s’agit de la transcription écrite de ce discours, cet aspect se traduit par le rythme des phrases, la ponctuation, la syntaxe, etc.

Notes
602.

Rapporté par R. RICATTE dans sa « Notice » sur Un de Baumugnes , I, 961.

603.

Sur cette question, voir H. GODARD « Notice » sur le texte Fragments d’un paradis , III, p. 1545 notamment.

604.

Alice PLANCHE, « Le lexique des oeuvres tardives de Jean Giono : un classicisme flamboyant », Giono aujourd’hui, Op. cit., p. 31. Sur les traits de l’oral chez Giono, voir également l’article de Jean Claude Bo u vier « Giono et le conte de tradition orale » dans Giono aujourd’hui, Op. cit., p.114-123.

605.

H. FLUCHÈRE, « Réflexions sur Jean Giono », Cahiers du Sud, mars, 1932; repris dans Les Critiques de notre temps et Giono, Op. cit., p. 37.

606.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Que ma joie demeure , II, 1334-1335.

607.

P. CITRON, « Notice » sur Solitude de la pitié, I, 1057.