V. C. 1. Marques et codes de l’oral

Les marques de l’oral dans le textes de Giono sont nombreuses et diverses. Car ce genre de discours obéit à certaines règles implicites que nous nous proposons d’étudier ici en rapport avec un certain nombre de textes. On verra, par exemple, que l’auteur met en place une situation d’oral permettant l’émergence de ce discours. Une sorte de pacte implicite initial. Celui qui parle a le statut naturel de parleur (âge, profession, fonction dans le récit, etc.).

Dans Un de Baumugnes , roman à la première personne, le narrateur crée une situation d’oral, en supposant la présence d’un narrataire-auditeur imaginaire - désigné par « vous » -à qui il s’adresse. Cet auditeur est certes intérieur au discours même, créé par la nécessité de cette forme orale du récit :

‘Moi qui vous raconte ce que ce gars-là me disait pour se dégonfler et qui vous raconterai tout à la file la suite de l’histoire, je m’attendais, pardi, à la chose ordinaire d’un chacun, avec des coups de poing sur la table...  (I, 226)’

En plus du fait qu’il s’adresse à un auditeur, le narrateur souligne sa fonction de « régie » (faute d’autres terme, nous utilisons ici celui de Genette) en précisant sa manière de raconter « à la file » son histoire. En outre le langage parlé (« ce gars-là ») et l’interjection familière « pardi » donnent la tonalité parlée de ce discours.

Voici un autre exemple qui confirme ces remarques :

‘Voilà : je vous ai raconté tout ce qu’Albin avait dit, ce soir-là; ce que je peux pas vous faire comprendre, c’est le ton de tout ça. (I, 236)’

L’impossibilité pour Amédée de reproduire le « ton » du récit de son ami Albin montre que le narrateur est préoccupé par le récit oral et son rapport avec l’écrit. Dans un autre passage, le narrateur rappelle au lecteur-auditeur ce qu’il a dit auparavant :

‘Pour vous expliquer ce qui vient après, il faut vous souvenir que mes soucis sur le Clarius, mes réflexions sur la chute de la Douloire (ce qui était mon ouvrage au fond), ça ne m’avait pas quitté. (I, 309)’

Tout le long du texte, cet auditeur est pris à témoin. Le narrateur imagine même sa réaction à ce qu’il dit : ‘« Rigolez, si vous voulez, de ce que moi, la vielle andouille qui se dit à la coule s’embranche dans des couillonnades comme ça... »’ (I, 237). Il est même supposé connaître les habitudes de la région. Le narrateur, qui a trouvé des preuves de la séquestration d’Angèle, lui parle ainsi :

‘Et, pour ce qui est du pourquoi de la chose, ça devenait facile à dire, du fait que vous le savez aussi bien que moi : les gens d’ici sont très fins sur l’amour propre et la réputation. (I, 261)’

A la page suivante, à propos toujours de cette affaire de séquestration, il s’adresse à l’auditeur :

C’est pas la première fois que je voyais ça.
Vous non plus, n’est-ce pas? (I, 262)

Nous retrouvons un procédé analogue dans d’autres textes comme dans les nouvelles qui composent Solitude de la pitié, ou dans « Monologue » de Faust au village . Dans tous ces textes, il y a un conteur qui, par la nature orale de son discours a besoin d’un auditeur imaginaire qu’il interpelle, et qu’il fait participer indirectement à ce qu’il dit. Mais cette instance est impliquée dans et par le discours et non dans l’histoire racontée.

Au début de certains textes, l’auteur instaure une situation, qu’on pourrait dire une situation d’oral, qui permet l’émergence du récit oral. Dans Un de Baumugnes , Amédée et Albin se rencontrent dans un café. Albin se confie à son Amédée en lui racontant son histoire. Dans Faust au village , le texte débute par un dialogue entre le camionneur et un ami à qui il va raconter ce qui lui est arrivé. Son état troublé justifie son besoin de parler :

« Tu es de campo?
– Oui.
– Tu es malade?
– oui.
– Qu’est-ce que tu as?
– Il m’est arrivé une drôle d’histoire. Assieds-toi un peu, là. Tu connais la route d’Albaron?
– Oui. (V, 123)

Par ses questions, l’ami incite le camionneur à parler et donc à faire démarrer le récit. Tout le récit est donc censé s’adresser à cet interlocuteur. Le narrateur ne donne pas d’explication en ce qui concerne les lieux et les personnages qu’il évoquera, parce que son auditeur les connaît.

Le récit fixe donc, dès le début, les conditions de sa nature orale. Elle est la même pour d’autres nouvelles de Faust au village qui commencent par une conversation entre des personnages. Par exemple, dans « La Croix », le dialogue initial (V, 152-153) entre Catherine et un interlocuteur introduit le récit oral qu’elle fera de l’histoire des trois pèlerins qui sont arrivés chez elle en portant leur croix.

Au début des Ames fortes , on remarque également l’existence de cette situation qui permet l’émergence du discours oral. Il s’agit de la veillée d’un mort. Circonstance favorable à se parler entre les femmes présentes. La forme dialoguée, au début, permet de lancer le récit sur la voie de l’oral, avant même que les deux narratrices ne se chargent, à tour de rôle, de raconter l’histoire de Mme Numance et de Thérèse. Celle-ci situe les événements par rapport à un repère temporel connu par les autres :

- Je suis née deux ans après le gros incendie.
« Il n’ y a qu’à voir la croix qu’on a mise pour ça à l’entrée du village. Elle a sa date. Moi c’est deux ans après. Comptez. (V, 216)

Cette façon de dater convient justement au langage populaire utilisé par une vieille femme.

Il s’agit donc d’une sorte de mise en scène qui permet de mettre en place le discours oral, et qui est marquée surtout par la présence d’un auditeur ou des auditeurs qui écoutent. En outre, en ce qui concerne Les Ames fortes , Thérèse est privilégiée pour raconter, vu son âge et vu qu ’elle est impliquée dans les événements qu’elle raconte608.

Le dialogue constitue un aspect important de l’oral. Certains textes, surtout des nouvelles, sont composés essentiellement de dialogues. Par exemple, toute la nouvelle « Silence » de Faust au village (V, 158-180) repose essentiellement sur un dialogue qui comporte des répliques plus ou moins longues. Le dialogue permet d’actualiser le récit des événement racontés. Les autres nouvelles contiennent également des dialogues. A propos justement de ces nouvelles, R. Ricatte note que ‘« les dialogues s’emboîtent les uns dans les autres, comme il convient à un langage populaire qui fuit le style indirect et exige la présence réelle de la parole de l’autre »’ 609.

Le monologue même peut revêtir la forme de dialogue pour permette à celui qui parle de donner forme et consistance à sa parole intérieure. C’est le cas encore chez le narrateur de Faust au village :

Et pendant ces huit jours, tous les jours, je me dis au moins cent fois
« "Va chercher le taureau de Picolet.
«  – Non!
« – C’est facile, va chercher le taureau de Picolet.
« – Non!
« – Il fait beau; c’est franc comme l’or; va chercher le taureau.
« – Non! (V, 134)

Pour Les Grands Chemins , nous remarquons d’abord que le texte présente une particularité dans la mesure où le récit est simultané à l’action. Le narrateur ne prend pas de recul pour raconter une histoire passée. L’emploi du présent donne l’impression que les événements sont racontés au moment où ils se passent. C’est aussi un récit oral. Le personnage n’écrit pas, il parle. Dans ce texte, comme pour les autres, les signes de l’oral se présentent aussi bien au niveau du lexique : mots familiers et parfois argotiques, expressions toutes faites..., qu’au niveau de la syntaxe : phrases courtes, juxtaposées, absence parfois de coordination ou de subordination, procédé qui vise à produire un effet d’immédiateté et d’instantanéité du discours, saisi dans le jaillissement de la parole du narrateur. Dans ce texte, le récit se mélange au commentaire et produit l’effet d’une parole ininterrompue. Il y a également télescopage des différents styles (direct, indirect et indirect libre). La particularité des Grands Chemins (ainsi que dans un certaine mesure des autres textes où le narrateur raconte ses propres aventures comme dans Les Récits de la demi-brigade) est que le narrateur nous fait part, à haute voix, même de ses méditations et de ses commentaires. Ce qui est de l’ordre du monologue intérieur devient une parole extériorisée, qui se traduit en mots qui prennent la forme du langage oral. Quelquefois, le monologue intérieur « s’extériorise » en prenant la forme d’un dialogue, qui est de nature à rendre la parole entendue palpable et donc plus réelle (comme on l’a vu dans l’exemple de Faust au village ). On peut ajouter à ces éléments l’emploi des aphorismes dont nous avons déjà parlé, qui relèvent du langage oral et populaire. On peut y ajouter aussi la reprise par le Narrateur de certains termes ou expressions qu’il semble affectionner particulièrement, comme l’expression « je gaze » pour parler de sa façon d’induire en erreur certains de ses interlocuteurs en leur donnant des explications vagues, incertaines, invérifiables. Un mot peut prendre ainsi une valeur en soi, comme le dit L. Ricatte à propos de certains mots dans Que ma joie demeure ‘« la valeur sonore du mot revêt alors parfois plus d’importance que son rapport avec la réalité »’ 610.

Les exemples sont nombreux mais nous nous contenterons d’un seul passage qui rassemble quelques uns de ces traits que nous venons de mentionner. Il s’agit de l’épisode où le Narrateur se promène avec l’Artiste convalescent. Il rapporte leur conversation où se mêlent les différents types de styles et de discours :

Il n’a pas du tout envie de descendre franchement dans le Midi. Je lui demande pourquoi. Il ne voudrait pas encore aller dans un endroit où il y a trop de monde. A cause de quoi? Rien de précis, une idée comme une autre. Je suis libre. Lui, en tout cas, c’est ce qu’il va faire. Faire quoi? Se débiner. Se débiner de quoi? De moi? Bien sûr.
[...] Il veut partir; la route est large. Qui le retiendra? Pas moi. Je suis une trop vieille cloche pour ne pas connaître sur le bout des doigts toutes les raisons qu’on a de foutre le camp. Voilà pour une. Deux : il n’as pas le rond. Je partage. J’ai vingt-trois mille francs. En voilà treize. (V, 587)

Nous remarquons que, dans ce passage, le dialogue est inclu dans la narration. Le discours rapporté n’est pas séparé du discours direct : il n’ ya pas de transition (verbes ou locutions introducteurs). Les questions que pose l’Artiste sont inclues dans le récit du Narrateur : ‘« A cause de quoi? Rien de précis. [...] Je suis libre. Lui, en tout cas, c’est ce qu’il va faire... »’. Cet entremêlement des styles produit un certain raccourci : le Narrateur ne détaille pas la scène; il va à l’essentiel. En outre, les phrases sont courtes ‘: « voilà pour une. Deux : il n’a pas le rond »’. Il y a également absence de marques de la subordination : ‘« Il veut partir; la route est large »’. Au niveau lexical, nous notons l’emploi d’un langage familier ‘: «le rond », « se débiner ».’

Grâce à la nature orale du récit, l’auteur cherche à rendre la scène vivante. Il s’agit aussi d’une ‘« sorte de reportage en direct qui essaie [...] de calquer le temps du discours sur le temps du vécu »’ 611.

Dans son oeuvre en général, et dans Les Grands Chemins , en particulier, on peut dire que l’écriture est orale. Dans ce roman, en effet, on peut parler d’une sorte de « diglossie »612, d’un double langage. Le premier se situe au niveau de la surface. C’est le langage écrit dans lequel est composé le roman. Le deuxième se situe à un niveau plus profond, c’est un langage oral qui fait exister toute l’oeuvre. Car il y a une voix qui ne cesse de parler et de se parler, et qui, elle-même est composée d’autres voix, diversifiées, qui s’entremêlent dans une sorte de polyphonie. On l’a déjà vu, le narrateur lui-même dit : ‘« J’ai plusieurs façons de parler, et notamment de me parler »’ (V, 577). Et il ne s’agit pas seulement de question de registres de langue. Il s’agit justement de cette voix composite. Le Narrateur parle et se parle. Cela suppose qu’il y a une voix intérieure en lui. En effet, comme l’Artiste et le Narrateur ne font qu’un, en définitive, et qu’ils sont les deux facettes de la figure de l’artiste, on peut dire qu‘il y a double voix. Le Narrateur est celui qui parle tout le temps, et l’Artiste est celui qui se tait. Mais, au fond, le premier, qui se situe au niveau de la surface, est une sorte d’enveloppe, de « voix » pour le second. C’est, en fait, de celui-ci, qui se situe au niveau profond, qu’émane la véritable parole. C’est ce que le Narrateur met en valeur lorsqu’il dit : ‘« Je ne bouge pas, je l’écoute, je bois même ses paroles »’ (V, 482). Comment se fait-il que l’Artiste, qui apparemment n’est pas doué pour la parole, puisse parler si bien? Le Narrateur ne nous rapporte pas ces « paroles », car il s’agit, en fait, de cette voix intérieure qui parle en lui. Le surnom que porte son compagnon est significatif à ce propos. Il y a bien sûr un va-et-vient continuel, un échange entre les deux niveaux et les deux « voix ».

Notons encore que, dix ans plus tard, sous un autre angle, Giono écrira un roman, Le Grand Théâtre (il y a déjà cette similitude au niveau de l’adjectif que comportent les deux titres), où le récit prendra l’allure d’un long discours oral. Ce discours couvrira la presque totalité du roman. On a vu que ce discours du père se justifierait essentiellement par son caractère pédagogique, puisqu’il s’adresse à l’enfant et par lequel il lui apprend des choses sur l’homme et le monde. Dans ce roman, ce discours a une fonction assez particulière : d’une part, il se substitue à l’action, et d’autre part, il prend, dans une grande partie, la place de la narration. Ou plus précisément, le récit prend la forme d’un discours à haute voix. L’oralité dans Le Grand Théâtre réside aussi dans le fait de la théâtralisation de la parole. On a déjà vu comment le père organise les éléments de ce « théâtre » où il joue le rôle principal. Grâce à sa parole, notamment, il met en scène des drames de la vie qu’il montre à son fils.

Chez Giono, entre l’oral et l’écrit, il y a donc un lien assez particulier. Le texte est écrit, mais il laisse voir, par différents moyens que nous venons de voir, un caractère oral. Ainsi, Giono  « élabore une stratégie langagière qui lui permet de parler en écrivant »613. Raconter à haute voix semble d’une importance particulière pour Giono, comme il le dit en 1955 à Jacques Robichon : ‘« Il y a Les Ames fortes et Les Grands Chemins . Tout ça tient. Des textes uniquement en dialogues, rien que des dialogues, des histoires racontées à haute voix».’

Notes
608.

Sur la question du récit oral dans Les Ames fortes , Voir la « Notice » R. RICATTE, V, p. 1039-1041.

609.

R. RICATTE, « Notice » sur Faust au village , V, 952.

610.

L. RICATTE, « Notice » sur Que ma joie demeure , II, 1346.

611.

L. RICATTE, « Notice » sur Les Grands Chemins , Op. cit., V, p. 1167.

612.

Nous empruntons ce terme à Edgard PICH, Op. cit.

613.

E. PICH, Op. cit., p. 5.