Chapitre 3
Les avatars d’une écriture ou le problème des « manières » chez Giono

Introduction

Giono est peut-être l’un des rares écrivains qui a deux catégories de lecteurs614. Une catégorie qui préfère la première moitié de l’oeuvre, celle d’avant guerre, et rejette la deuxième et, inversement, une autre qui préfère la deuxième, celle qui vient après 1945 et se détourne de celle qui précède. Cela montre que nous sommes face à deux formes d’écriture très distinctes l’une de l’autre, qu’il a été convenu d’appeler première et deuxième « manière ». Giono lui-même a contribué à cette distinction en écrivant, en 1962, sa « Préface aux Chroniques romanesques » (III, 1277-1278) où il précise certaines caractéristiques de sa deuxième « manière »615.

La différence entre les deux « manières » pourrait résider dans le fait que dans la première c’est la nature qui est au centre de l’oeuvre, alors que dans la deuxième c’est l’homme qui occupe la première place. C’est ce critère que souligne Giono en septembre 1966 dans son entretien avec Robert Ricatte en affirmant notamment :

‘ Le personnage avait une autre importance que ce qu’il avait jusqu’à maintenant; dans les romans précédents, la nature était en premier plan, le personnage en second plan; dans les romans qui allaient arriver maintenant, le personnage était au premier plan et la nature au second plan. J’ai donné le titre de Chroniques à toute la série de ces romans qui mettait l’homme avant la nature.616

Cette définition, même si elle rend compte, dans les grandes lignes, de la différence entre la première et la deuxième « manière », demeure quelque peu schématique. On verra qu’en réalité, cette différence est plus complexe. C’est dans un texte de 1932 que l’auteur exprime déjà son intention de mettre l’accent sur la nature et non sur l’homme. En effet, on peut lire ceci dans « Le Chant du monde   » du recueil Solitude de la pitié :

‘Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. [...] Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages : elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles sont belles, elles s’habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. [...] tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’êtres vivants. Nous ne connaissons que l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines. (I, 536-537)’

C’est tout un programme que Giono établit ici non pas pour un seul roman qu’il « désire écrire » mais aussi pour de nombreux textes. En effet, la rivière et la forêt seront sans doute au centre du roman qu’il commencera à écrire six mois plus tard et qui portera le même titre que ce texte617, mais la montagne est déjà présente dès Colline ; elle prendra une place importante dans Batailles dans la montagne . De même pour la vie animale, végétale et minérale, elle se trouve dans de nombreux textes de cette période. L’homme, quant à lui, doit, selon Giono, garder sa « place », c’est-à-dire une place secondaire par rapport au monde naturel.

Pour lui, à cette époque, les « êtres mesquins », c’est-à-dire probablement tous ceux qu’on peut qualifier de personnages « négatifs » (calculateurs, manipulateurs, trompeurs ou porteurs d’un mal quelconque) sont à exclure. Or, après 1945 (et même avant cette date, comme on le verra) ce sont des personnages qui ont justement ces traits de caractère qui occupent la première place dans les romans.

Les places respectives de l’homme et de la nature dans l’oeuvre définissent donc, pour Giono, chacune des deux « manières ». Mais nous verrons qu’il y a d’autres critères non moins importants qui soulignent cette différence, et qui concernent également la forme; notamment le style et les stratégies narratives mises en oeuvre.

Dans ce chapitre nous essayerons d’examiner les raisons de cette mutation chez Giono. Des raisons qui sont en rapport avec la guerre et ses conséquences sur l’auteur et des raisons qui sont inhérentes à l’oeuvre elle-même et qui font que les premiers signes de la mutation remontent déjà vers 1938.

A travers l’examen de certains textes de la deuxième « manière », comme Un Roi sans divertissement , Le Moulin de Pologne ou L’Iris de Suse , nous tenterons de voir en quoi consiste cette mutation aussi bien au plan du contenu que de la forme, c’est-à-dire au niveau de certaines stratégies narratives mises en place, comme celle du point de vue ou celle du double récit.

En deuxième lieu, nous tenterons de montrer qu’au fond, malgré cette mutation, il n’ y a pas de rupture entre les deux moitiés de l’oeuvre mais qu’il y a une continuité. Car beaucoup d’éléments qu’on trouve dans les textes d’avant-guerre préparent et annoncent ceux d’après-guerre. A côté des éléments qui changent, il y en a d’autres qui restent constants et qui contribuent à donner une unité à l’oeuvre et qui fondent son esthétique. En plus, la division de l’oeuvre en deux « manières » est, dans une certaine mesure, une division un peu arbitraire. Car à l’intérieur de chaque « manière » on peut déceler une ou plusieurs « manières ». Par exemple, avant la guerre, il y a la « Trilogie de Pan », les nouvelles de Solitude de la pitié, celle de L’Eau vive, les textes à caractère autobiographique, les « Essais pacifistes », etc. Pendant la guerre, il y a les textes de « transition ». Après 1945, il y a d’une part les « Chroniques » et d’autre part le « Cycle du Hussard ».

Notes
614.

Voir H. GODARD, D’Un Giono l’autre, Op. Cit., p. 10-11.

615.

Voir également la « Notice » de R. RICATTE à cette « Préface » : « La préface de 1962 aux "Chroniques romanesques" et le genre de la chonique », III, 1279-1295.

616.

Cité par R. RICATTE dans sa « Notice » sur la « Préface au genre de la chronique », Op. Cit., III, 1293.

617.

Voir P. CITRON, « Notice » sur Solitude de la pitié, I, 1056.