I. La mutation

Avec la publication d’Un Roi sans divertissement en 1947, les lecteurs découvrent un nouveau Giono. Ce roman se détache en effet de la production passée aussi bien du point de vue de la forme que du point du vue du contenu. Quelles sont les raisons de cette mutation?

I. A. La mutation liée à la guerre

Un rappel assez bref de la situation de Giono pendant la guerre permettra de comprendre, du moins en partie, cette mutation. Il y a d’abord ces deux incarcérations de l’auteur en 1939 et en 1945. La première fois, il a été arrêté le 14 septembre 1939 et incarcéré à la prison militaire du fort Saint-Nicolas à Marseille. Il a été accusé d’être l’auteur d’un « tract défaitiste », « Paix immédiate » qui portait son nom et qui était constitué d’extraits de ses livres. Giono niait avoir confectionné ce « tract ». D’après Pierre Citron, « les chefs d’accusation contre lui sont [...] vagues, et portent plutôt sur l’ensemble de ses activités pacifistes depuis Refus d’obéissance , y compris ses tracts de 1938 et 1939 »618. Faute de preuves, un non-lieu a donc été prononcé en sa faveur deux mois après.

Une deuxième arrestation a eu lieu le 8 septembre 1944. De nouveau, Giono a été arrêté pour collaboration. Accusé injustement et sans preuve, il a été incarcéré à Digne puis à Saint-Vincent-les-Forts. Il ne sera libéré que le 31 janvier 1945 619.

Ces deux expériences620 de prison, et surtout les accusations injustes dont il a été l’objet, ont sûrement marqué Giono. Ses espoirs ont été trahis.

S’ajoutait à cela une épreuve sans doute très dure pour un écrivain : il a été porté sur la « liste noire » du Comité National des Ecrivains; ce qui ne lui permettait pas, en 1945, d’être facilement publié. Il « ne publiera pas une ligne en France pendant les années 1944, 1945 et 1946 que ce soit en volume ou en revue », note P. Citron621. L’interdit ne sera levé qu’en 1947. Ce silence l’a certainement très affecté. Il se retrouvait tout seul. ‘« Ce qui est surprenant, écrit encore P. Citron, c’est qu’à peu près aucune voix, pendant deux ans, ne se soit élevée pour le défendre »’ 622.

Entre 1939 et 1945, Giono se heurte donc à la réalité de la guerre. C’est le monde qui s’effondre autour de lui. Ses croyances en une paix possible s’en trouvent fortement ébranlées. Ce qui aura des répercussions sur son travail : il commencera à écrire deux romans mais qu’il n’arrivera pas à terminer. Il s’agit de Deux Cavaliers de l’orage et de Chute de Constantinople 623.

Giono a donc connu deux « crises » successives graves, l’une au lendemain du déclenchement de la guerre et l’autre au lendemain de la Libération. Il y a sans doute donc chez lui une remise en question de son travail d’écrivain. Après 1945, une « mutation» va donc toucher deux aspects de sa vie : son image d’homme et d’écrivain et sa manière d’écrire. Ainsi, il va se détacher non seulement de l’action politique mais aussi de certaines de ses oeuvres antérieures, comme on l’a déjà vu.

Pendant l’occupation, Giono prenait déjà ses distances par rapport aux événements, même si les échos de la guerre se trouvaient dans ses textes comme Chute de Constant i nople ou dans la pièce Le Voyage en calèche 624. Dans ces textes, la guerre est évoquée de manière indirecte. On est loin des textes d’avant 1939. Dans Virgile , où l’actualité est présente, comme on l’a déjà vu, l’auteur exprime également sa distance par rapport au social en disant de Virgile, qui est son double :

‘Il aimait l’amitié et détestait les sociétés. Il ne savait pas briller, ni se pousser, ni atteindre à travers les autres, ni accaparer, ni tirer la couverture, ni jouer le jeu habituel. Habité des dieux personnels, il brouillait naturellement les cartes, très simplement, sans se douter, et, malhabile aux excuses, assez critique d’autre part pour savoir qu’il n’avait en réalité pas à en faire... (III, 1019-1020)’

Virgile est proposé comme une oeuvre-refuge pour le poète qui déserte son époque. On a vu que dans ce texte l’évocation de l’enfance, présentée comme une période « poétique » et « magique », contraste avec la situation trouble de 1943.

Pour Saluer Melville, écrit entre 1939 et 1940, constitue déjà une sorte d’oeuvre-refuge. Tout comme Virgile , Melville y incarne le poète qui sait, grâce à son imagination, se créer un monde de rêve : il se fait dans le réel une sorte de brèche, qui lui permet l’évasion. L’action qu’il situe au XIXème siècle l’éloigne de l’actualité de l’époque. D’ailleurs, jusqu’à 1958, il situera en ce siècle l’action de la plupart de ses romans.

Le texte de Fragments d’un paradis raconte l’histoire d’un voyage maritime dans l’Atlantique sud, dans les endroits les plus éloignés et les plus sauvages du monde. Durant ce voyages, l’équipage de L’Indien rencontre les animaux marins les plus fantastiques. Le but de cette «expédition » est scientifique mais ‘« le but réel, connu du seul capitaine, est la recherche d’un ailleurs mystérieux et merveilleux »’ 625. La rédaction (en réalité la dictée) de ce texte constitue pour l’auteur une sorte de fuite, comme celle des hommes de l’expédition qui fuient la guerre. Ils fuient ce monde sans grandeur, ‘« un monde sec où les derniers monstres ne permett[ent] ni chevalerie, ni grandeur, à part ces avions et ces chars de guerre qui obéiss[ent], gorgés d’essence, aux fureurs des passions partisanes. »’ (III, 963). Il dit aussi dans son Journal d’Occupation, en date du 20 septembre 1943, à propos de ce texte : ‘« Il faudrait que Fragments soit un adieu à la poétique, au lyrisme [...] au romantisme »’ (VIII, 313). Ce roman constitue donc un tournant chez Giono avant que la mutation ne soit confirmée dans Un Roi sans divertissement . H. Godard a raison de remarquer que ce texte ‘« est le dernier roman à avoir pour centre de gravité la confrontation de l’homme et du monde. Après lui, l’essentiel tendra à être dans le jeu des passions humaines. »’ 626

La mutation, qui est plus catégorique après 1945, est en quelque sorte un défi, car c’est un pari difficile que de se montrer sous un jour tout à fait nouveau. Giono réussit à montrer qu’il est capable non seulement de continuer à écrire mais d’écrire différemment qu’avant. C’est désormais par la création que l’artiste lance un défi au monde. Thème d’ailleurs qui sera au coeur des « Chroniques » comme le note H. Godard : ‘« Tous ces personnages de défi qui sont l’âme des Chroniques de Giono tirent une partie de leur force de nous apparaître comme autant de figures d’un défi d’une autre sorte, celui que l’artiste adresse au monde par la création »’ 627.

La guerre a donc contribué à ce changement chez Giono. Mais ce changement peut être perçu, d’un certain côté, comme positif. C’est ce que note P. Citron ‘:  « Les épreuves ne l’ont pas affaibli, mais tempéré et mûri. Il a pris sa distance par rapport au monde et renoncé à l’action. Toutes illusions durement perdues, il ne lance plus de messages, se contentant, dit-il, de raconter des histoires. [...] Il est devenu un sage. Sa gaieté subsiste, mais enrichie d’un humour plus aigu »’ 628. Giono se sent désormais comme « neuf » car il est libéré de l’obsession de la guerre. Un souffle nouveau va l’animer et lui permettre d’écrire une nouvelle oeuvre.

Notes
618.

P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p. 318.

619.

Sur cette question, voir également P. CITRON, Op. cit., notamment p. 372, p. 379-387et p. 391.

620.

Voir, par exemple, comment dans son « Journal  » de captivité à Saint-Vincent-les-Forts » (Bull. N° 44, Op. cit.), Giono relate sa vie en prison, décrit les différents moments d’angoisse qu’il a vécus. Ce qu’il écrit dans ce « Journal » à propos de cette expérience éprouvante, est un peu différent de ce qu’il écrira dans Noé et de ce qu’il dira à Jean Carrière en 1965.

621.

P. CITRON, Op. cit., p. 390.

622.

Op. cit., p.391.

623.

En fait, Deux Cavaliers de l’orage a été commencé en 1938; il est repris en 1942, puis en 1944, et n’est achevé qu’en 1964. Le texte de Chute de Constantinople, lui, a été commencé en 1940. Deux fragments seulement de ces textes figureront dans L’Eau vive : « Promenade de la mort et départ de l’oiseau bagué le 4 septembre 1939 » (III, 289-379) et « Description de Marseille le 16 octobre 1939 » (III, 380-402).

624.

Toutefois, cette pièce, qui raconte l’histoire d’une résistance qui se déroule à la fin du XVIIIeme siècle, a été censurée par les autorités allemandes le 24 décembre 1943, car elle y a vu des allusions à la situation de l’époque.

625.

P. CITRON, Op. cit., p. 369.

626.

H. GODARD, « Notice » sur Fragments d’un paradis , III, 1524.

627.

H. GODARD, D’Un Giono l’autre, Op. cit., p. 17.

628.

P. CITRON, « Trajectoire de Giono », Op. cit., p. 8.