I. B. La mutation inhérente à l’oeuvre

Les prémices du changement remontent, en fait, à une période qui précède la guerre. Les critiques s’accordent pour les situer vers 1938629. Pour Robert Ricatte, le changement vient juste à la suite de Batailles dans la montagne . Il rapporte à ce sujet la déclaration que Giono lui a faite en 1955 ‘: « Enfin, Batailles dans la montagne qui était un peu plus pensé. Et j’ai eu besoin de changer, de ne plus recommencer le même roman »’ 630. Entre 1938 et 1944, des oeuvres de « transition » contiennent les éléments de ce changement. Dans sa « Préface aux Chroniques » de 1962, Giono range Deux Cavaliers de l’orage , dont une bonne partie est rédigée entre 1938 et 1942, parmi ces textes précurseurs du changement. Ce roman propose des thèmes qui seront plus développés dans les « Chroniques », comme le thème de l’ennui qui sera le sujet principal d’Un Roi sans divertissement et celui du fratricide dont nous avons déjà parlé à propos des Grands Chemins . Ensuite, les textes de « transition »631 contiennent des thèmes qui seront développés dans les « Chroniques ». Parmi d’autres aspects que présentent ces oeuvres écrites entre 1938 et 1944, R. Ricatte relève par exemple dans Pour Saluer Melville « l’emprise du destin » sur les personnages, thème qui sera longuement développé notamment dans Le Moulin de Pologne . Il note surtout dans certains de ces textes ‘« une écriture plus tendue et plus elliptique, qui est presque déjà celle des Chroniques »’ 632.

Une autre composante, non moins importante, a contribué au changement chez Giono. Elle est relative à ses lectures, à cette époque, de Cervantès, de Stendhal et de Machiavel. Trois auteurs qui l’ont particulièrement marqué. Nous avons déjà, dans la deuxième partie, parlé de l’importance de Don Quichotte. Ce personnage symbolisait pour lui la fin d’une époque héroïque et l’avènement des temps modernes avec tout leur lot de médiocrité, d’absence de poésie et de grandeur. Mais c’est surtout Stendhal et Machiavel qui marqueront son oeuvre. Giono s’intéresse particulièrement au premier vers 1938633. Cet intérêt va constituer l’amorce d’une nouvelle esthétique chez Giono, dont l’élément essentiel est le « sublime » qu’il mettra en oeuvre dans le « Cycle du Hussard ». Stendhal et Machiavel prennent ainsi un peu la place d’Homère et de Virgile , comme le note bien Henri Godard : ‘« Avec Stendhal [Machiavel] va être désormais ce que Homère et Virgile avaient été pour lui dans les années vingt : une référence privilégiée et parfois un point de départ pour sa propre invention romanesque »’ 634. En outre, selon Pierre Citron, c’est Stendhal qui lui fait découvrir L’Arioste et Machiavel. Et c’est justement ce dernier qui va largement déterminer l’atmosphère générale des « Chroniques » romanesques. Non seulement au niveau du caractère foncièrement « mauvais » de certains personnages et de leur « noirceur » mais aussi au niveau de la réalité tragique des hommes et du monde. C’est Machiavel et Hobbes qui vont d’une certaine manière entraîner l’auteur à donner plus d’importance à l’étude de l’homme qu’à la nature dans les « Chroniques », car, comme il le note dans son carnet à la date du 7 mai 1949 : ‘« l’étude de l’homme [est] plus passionnante que l’étude du paysage. A moins qu’on ne transforme cette dernière en étude de l’homme (ce qui est tout dire ) ».’ Et Giono d’ajouter : ‘« Et toujours revenir à Hobbes : l’homme est naturellement mauvais. »’ 635. L’intérêt de Giono pour Machiavel se manifeste sans doute dans les textes qu’il lui consacre entre 1951 et 1955636. ‘« Machiavel pour lui n’est pas un théoricien politique. S’intéressant par-dessus tout à ses lettres et à l’individu qui s’y révèle, Giono voit en lui le seul moraliste qui soit allé jusqu’au bout, sans faire de concessions et sans se payer de mots, dans l’analyse des conduites humaines »’ 637. Dans les « Chroniques », on retrouvera cette image que Giono a de Machiavel638. Par exemple, les personnages « passionnés », comme on le verra, ne font jamais de « concessions ». Ils vont jusqu’au bout d’eux-mêmes ou de leur quête et rien ne peut les arrêter.

Pour les oeuvres d’après guerre, nous pouvons donc dire que le « Cycle du Hussard » s’inscrit dans le sillage de Stendhal et les « Chroniques » romanesques dans celui de Machiavel. Mais, il ne s’agit pas évidemment de faire du Stendhal ou du Machiavel. Giono s’en inspire seulement, tout en établissant son propre système des personnages avec leurs propres caractères et leurs propres conduites, dans un univers proprement gionien.

Ainsi, on peut dire que le changement, qui se préparait déjà avant 1945, était prévisible. Il se préparait dans l’esprit de Giono et il se concrétisait petit à petit dans les textes de « transition », mais c’est la guerre qui a accéléré le processus. En 1945, Giono avait besoin de donner une nouvelle image de lui-même en brisant le cercle dans lequel on a voulu l’enfermer. Par exemple, la légende de Giono collaborateur devait s’effacer des esprits.

Les facteurs extérieurs, liés à la guerre et à ses répercussions sur sa vie et sur son travail, et les facteurs inhérents à l’oeuvre ont contribué conjointement à l’évolution de Giono et à son mûrissement esthétique et littéraire.

Notes
629.

Voir par exemple R. RICATTE, « Notice » sur « Le genre de la Chronique », Op. cit, III, 1287.

630.

Ibid.

631.

Sur ces taxtes de transition, voir le numéro qui leur est consacré de la Revue des Lettres modernes (Giono 5). Textes réunis par Laurent FOURCAUT, Lettres Modernes, Minard, 1991.

632.

R. RICATTE, Op. Cit., III, 1288.

633.

Voir P. CITRON , Op. cit., p. 299 et p. 327. Voir également Jean-Yves LAURICHESSE, Giono et Stendhal, Op. cit.

634.

H. GODARD, « Avant-propos » à De Homère à Machiavel , Op. Cit., p. 9.

635.

Cité par Janine et Lucien MIALLET dans leur « Notice » sur Le Moulin de Pologne , V, 1193.

636.

Textes réunis dans De Homère à Machiavel , Op., cit.

637.

H. GODARD, Op. cit., p. 9.

638.

Sur Giono et Virgile et Machiavel, voir l’article de Jean-François DURAND, « Le portrait de l’écrivain entre Virgile et Machiavel », dans Giono Autrement, L’Apocalypse Le Panique, Le Dionysiaque (Actes du colloque du 31 mars 1995), Publications de l’Université de Provence, 1996, p.107-117.