I. C. 2. Quelques caractéristiques des « Chroniques »

I. C. 2. a. Le style

La grande différence entre la première et la seconde « manière » se situe sans doute au niveau du style. Nous entendons par là aussi bien la parole ou le discours que Giono prête à ses narrateurs et à ses personnages, autrement dit au niveau de l’« énonciation », ‘« c’est-à-dire de la relation définie entre les protagonistes du discours »,’ que le style dans le sens étroit du terme dans lequel est écrit le texte, autrement dit au niveau des mots, des phrases, de leur agencement dans le texte, bref au niveau de l’« énoncé », ‘« c’est-à-dire au plan de ses aspects verbal, syntaxique, sémantique...  »’ 645.

A l’opposé des premières oeuvres où il y a un flux verbal et où la parole (panique, paysanne, lyrique...) coule de source, la deuxième « manière » met en scène des narrateurs ou des personnages moins portés à la parole continue et ininterrompue. Leur discours est souvent un discours lapidaire, fragmenté et décousu, comme le sont les intrigues elles-mêmes qu’on trouve dans les textes de cette période.

Dans les textes des années trente, par exemple, la parole est à l’image du monde qu’elle tente de créer, c’est-à-dire un monde riche, grand et varié (comme la parole des bergers, des paysans ou des artisans). On l’a vu, l’auteur prête à ces personnages le don du poète. On a vu que, dans son Journal le 22 novembre 1935, Giono dit préférer ce caractère touffu et dense du style, qu’il ne s’est ‘« jamais efforcé vers la concision et la clarté »’ (VIII, 78).

En revanche, à propos du style dans les textes de la seconde « manière », Giono dit à Robert Ricatte, en septembre 1966 ‘« J’ai voulu me débarrasser d’un surcroît d’images qui risquait de devenir encombrant pour le lecteur et pour moi-même »’ 646. Il lui dit également à propos des « Chroniques » qu’elles devraient avoir ‘« dans le style plus de sécheresse » et « donner par leur style une façon de rédaction beaucoup plus nette, beaucoup plus sèche que les rédactions précédentes - moins d’images, moins d’adjectifs -, à l’aide d’un flux plus rapide : tout cela voulait être une chronique plus linéaire ».’

Dans les textes de la seconde « manière », la parole ne joue plus le même rôle que dans les textes de la première « manière ». Car les rapports de l’homme au monde ne sont plus ce qu’ils étaient dans les oeuvres précédentes. L’homme est désormais en rupture avec ce qui l’entoure. Le langage semble tourner autour de son objet, sans véritablement l’atteindre et donc le nommer. A moins que ce soit au niveau de la métaphore où la chose elle-même devient mot, comme on l’a vu dans Noé . Dans ce texte, le travail devient, en grande partie, un travail sur le langage, car ‘« le côté profond des choses, le côté gouffre »’ (III, 767) ne peut véritablement être atteint. C’est désormais l’art de l’approximation et de l’à peu près. On peut noter dans ces textes, la prolifération des guillemets et des italiques647 ainsi que des expressions toutes faites, dénotant l’« incapacité » du langage (ou son refus) de désigner les choses par des termes appropriés.

En outre, le vide du monde ou des hommes ainsi que l’abîme profond et le mystère qui caractérise ces derniers ne peuvent être traduits que par un langage discontinu et elliptique.

Notes
645.

Définitions du style donnée par Oswald DUCROT et Tzvetan TODOROV dans Dictionnaire encyclopéd i que des sciences du langage, coll. « Points », Seuil, 1972, p. 384. A propos du style dans les textes de la deuxième « manière », voir R. RICATTE, « Notice » sur « Le Genre de la Chronique », Op. cit., p. 1289-1290.

646.

Op. cit., p. 1289.

647.

Sur l’emploi des italiques, voir Jacques CHABOT, « Un "truc" stylistique de Giono : les italiques ont du caractère », dans Giono : l’humeur belle, Op. cit., p. 349-359.