II. Le nouvel usage de la « psychologie »649 : les personnages et leur « caractère »

Ce qui caractérise également la seconde manière, et particulièrement les « Chroniques », c’est la mise en place d’une certaine « psychologie », ou du moins d’un nouvel usage de la psychologie. Il ne s’agit pas, par exemple, pour Giono de procéder à une explication du comportement humain ni de définir les différents ressorts qui déterminent telle ou telle action. Il s’agit de montrer la nature humaine dans toute sa complexité et de mettre l’accent sur le mystère qui l’entoure souvent. La psychologie d’un personnage n’est pas construite de façon claire, logique ou rigoureuse; elle apparaît souvent de manière fragmentaire et indirecte dans le texte. Certaines actions ou comportements demeurent en effet inexplicables pour le lecteur. Cette dimension psychologique particulière dans les « Chroniques » est liée à la nouvelle conception esthétique de l’auteur. En effet les personnages sont montrés « en négatif», comme l’explique la « Préface aux Chroniques romanesques » de 1962 : ‘« exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif » ’(III, 1278).

Dans cet usage particulier de la psychologie, Giono ne manque pas, le plus souvent, de donner les mobiles principaux du comportement de ses personnages. Par exemple, c’est parce qu’elle est privée d’une vie conjugale ordinaire pendant des années, à cause d’une discipline puritaine très dure que lui impose son mari, qu’Ennemonde en arrive au meurtre et qu’elle se donne totalement à sa passion en saisissant l’occasion qui se présente à elle (sa rencontre avec Clef-des-coeurs). Femme longtemps brimée par son mari, elle se prend alors en charge elle-même et devient une véritable reine dans sa famille. Dans Hortense , c’est à cause de la préférence du père pour son fils aîné, au détriment du cadet, que le drame éclate entre ces deux enfants dès leur enfance et qu’il durera tout au long de leur vie. Dans Le Moulin de Pologne , pour faire comprendre la cause de la peur de Julie et de son frère Jean, le narrateur évoque leur enfance et le traitement qu’ils ont subi de la part de leurs camarades de classe.

Mais ces motifs n’expliquent en fait qu’en partie le caractère ou le comportement de certains personnages chez Giono. A ce propos, dans Les Grands Chemins , le narrateur dit : ‘« La pensée des autres nous ne la connaissons jamais. Nous l’inventons »’ (V, 587). Les ébauches d’explication ne constituent qu’un point de départ pour la compréhension des drames qui tirent leur matière d’une psychologie plus complexe. D’ailleurs, l’auteur ne rattache qu’indirectement ces motifs aux conséquences qu’ils produisent. C’est au lecteur, de faire, après coup, le lien entre une action et ses mobiles. D’autres facteurs peuvent, d’ailleurs, entrer en jeu dans la détermination du comportement et des actions des personnages ainsi que dans les différents types de rapports qu’ils ont entre eux. Ce sont, par exemple, tous ces jeux des passions, le désir de puissance et de domination chez les uns, l’avidité maladive ou, au contraire, la générosité excessive chez les autres. Les situations les plus banales peuvent, dans l’univers romanesque de Giono, devenir des situations réellement dramatiques. Par exemple, la rivalité entre deux frères (dans Deux Cavaliers de l’Orage et dans Hortense ) donne lieu à des tensions extrêmes. L’amour se transforme en haine.

Mais, le comportement des personnages ou leur action, qui prennent quelquefois des proportions démesurées, échappent très souvent au jugement moral ( même si certains personnages se présentent comme des justiciers qui essaient de rétablir un certain ordre, comme Langlois, Martial ou M. Joseph). Leurs actes qui sont parfois très répréhensibles, ne reçoivent pas le châtiment qu’ils méritent. Ennemonde n’est pas inquiétée pour le meurtre qu’elle a commis. D’ailleurs son acte proprement dit n’est pas décrit en détail, tout comme celui de Thérèse qui a, elle aussi machiné le meurtre de son mari Firmin. Le meurtre que celle-ci a commis n’est évoqué qu’au détour d’une phrase. Dans Hortense , Félix continue, sans pitié, et sans être inquiété, à assujettir son frère Bruno et sa soeur Rosa, en leur faisant des prêts qu’ils ne peuvent jamais rembourser.

Débarrassés souvent de toute contrainte morale, ces personnages dévorés par leur passion, vont jusqu’au bout de leurs actions. Ils semblent obéir seulement à un système de valeurs qui leur est personnel et qui ne se soucie guère de celui des autres. A ce propos, Henri Godard note très justement, en parlant des personnages dans Hortense ‘: « Quant aux valeurs morales communes, elles ont fait place à un amoralisme spectaculaire qui les remplace en réalité par un autre système de valeurs, dans lequel tout s’efface devant le plaisir, le bonheur ou simplement la sécurité d’un seul. »’ 650

Ce nouvel usage de la psychologie fait partie en fait du choix esthétique général de Giono dans sa deuxième manière. Dès le moment où il a décidé que l’intérêt du romancier serait désormais porté sur l’homme et non sur la nature et que l’homme serait présenté en « négatif » (comme il le dit dans sa « préface » au genre de la « Chronique » que nous avons évoquée plus haut), on pouvait s’attendre à cette nouvelle esthétique qui prend pour sujet et matière l’homme, notamment cette part enfouie en lui et qui peut être à l’origine de toutes ses actions. Une part qui échappe quelquefois mais qui existe en filigrane. En effet, la vie des personnages contient des zones d’ombre inexpliquées. Un mystère entoure souvent leur origine ou leur identité. Le passé comporte parfois des moments inconnus du lecteur. Il y a, de ce fait, une part importante, mais imprévisible, qui se manifeste dans le comportement de certains d’entre eux. Cependant, le lecteur dispose de certains éléments constants et importants, qui lui permettent de faire sa propre analyse des personnages. Nous verrons, par exemple, que certains de ces personnages vivent une passion dévorante, que l’« ennui » et le « divertissement » constituent les deux facteurs déterminants du comportement de certains d’entre eux et que la démesure et l’excès caractérisent la plupart du temps les sentiments et les actions.

Les « vides » et les zones d’ombre qu’on peut remarquer chez certains personnages relèvent, en outre, de la forme bien particulière que l’auteur donne à certains de ses récits. C’est, en effet, parce que ceux-ci s’inspirent parfois du roman policier qu’ils comportent une part importante de mystère (au niveau du personnage et de l’intrigue). On sait, en effet, que Giono porte un intérêt tout particulier au roman policier‘. « Giono est grand liseur des Causes célèbres et des annales de police »’, note R. Ricatte651. On se rappelle qu’en 1954, Giono a assisté au procès de Dominici, auteur présumé de l’assassinat d’une famille anglaise. Il a écrit un livre sur cette affaire : Notes sur l’affaire Dominici (VIII, 671-729).

Certaines « Chroniques » s’inspirent, pour leur sujet ou pour leur structure, des « faits divers » ou du roman policier. Par exemple, Un Roi sans divertissement est l’histoire d’une enquête policière menée par Langlois pour débusquer le mystérieux assassin en série. Une Aventure ou la foudre et le sommet est l’histoire d’un ingénieur français qui, se retrouvant en Italie pour ses affaires, tombe amoureux d’une femme qui le floue en lui volant sa voiture luxueuse. Dans Ennemonde , l’héroïne arrive à ses fins par le crime (qui reste impuni). Les Récits de la demi-brigade sont des récits d’enquêtes que Martial mène sur des affaires de brigands. L’Iris de Suse est l’histoire de Tringlot, un brigand repenti qui fuit ses anciens complices. Si d’autres romans ne sont pas véritablement des histoires de brigands ou de police, il n’en demeure pas moins qu’ils mettent l’accent sur un personnage qui a des problèmes avec les autorités ou qui mène son enquête pour chercher à dévoiler un mystère. Ainsi, le héros du Déserteur est un homme qui fuit la police pour des raisons qui resteront inconnues. On a vu que le Narrateur et l’Artiste dans Les Grands Chemins ont quelque chose de leur passé à cacher aux autorités. D’ailleurs, le meurtre de la fin du roman reste impuni. Le héros de la nouvelle « Faust au village  », quant à lui, cherche à dévoiler la l’identité de son mystérieux passager qu’il vient plusieurs fois prendre en stop la nuit. Une grande partie du Moulin de Pologne , est consacrée au récit d’une enquête faite par le narrateur sur un personnage mystérieux, M. Joseph. Les Ames fortes est un roman qui invite - indirectement - le lecteur à faire sa propre « enquête » sur la vérité. L’auteur lui propose trois versions différentes de la même histoire.

Dans ces textes, toutefois, l’essentiel n’est pas tellement l’enquête policière elle-même ou le « fait divers » qui n’est qu’un cadre général, c’est ce qui accompagne cette enquête, c’est-à-dire le caractère des personnages qui sont en train de vivre des situations particulières. Dans Un Roi sans divertissement , l’enquête que fait Langlois sur les crimes de M.V. finit par provoquer un drame intérieur chez ce policier. Celui-ci se sent, lui aussi, touché par le mal de l’assassin. C’est ce drame intérieur dont le héros n’arrive pas à sortir qui semble le plus important dans ce roman. Dans Une Aventure ou la foudre et sommet, l’accent est mis sur l’ambiguïté des sentiments : la femme voleuse n’est peut-être pas insensible à l’amour que lui porte sa victime, Jules. A un certain moment, elle ne joue pas la comédie en répondant à ses sentiments. C’est en substance la leçon que tire l’officier de police à la fin du récit. Dans L’Iris de Suse , l’auteur insiste, peut-être, davantage sur le changement de Tringlot, sur les sentiments qui ont pris naissance en lui, à la suite de sa rencontre avec l’Absente que sur l’histoire des brigands. De même, le héros des Récits de la demi-brigade, qui est en même temps le narrateur, ne cesse de faire des réflexions sur le caractère des hommes et leur ambiguïté. Dans la nouvelle  « Une histoire d’amour » de ce même recueil, c’est la brigande qui tombe amoureuse du policier, celui-là même qui va la tuer quelque temps après. Dans Les Ames fortes , le choix du type de narration amène le lecteur à se demander si Thérèse est une victime innocente ou si elle est, au contraire, un personnage diabolique. De même que dans Ennemonde : le lecteur peut se demander si l’héroïne est la victime d’un mari qui l’a longtemps brimée et privée de ses droits naturels de femme ou si elle est une meurtrière qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins.

C’est donc le côté mystérieux, impénétrable et ambigu des personnages qui est mis en valeur dans ces textes. La frontière entre le bien et le mal, entre le sentiment d’amour et le sentiment de haine n’est pas facile à définir. Les personnages risquent de basculer, à tout moment, d’une attitude à une autre, qui est totalement opposée. Le policier peut devenir assassin (comme c’est le risque pour Langlois). Le brigand au coeur endurci peut se transformer en amoureux (comme Tringlot de L’Iris de Suse ou la femme d’« Une histoire d’amour »). La complexité de la nature humaine fait que le caractère et le comportement des hommes ne sont plus aussi clairs que dans les textes de la première « manière ». Agents ou victimes, policiers ou meurtriers subissent donc le même examen attentif de la part de l’auteur. Rappelons encore que dans Notes sur l’affaire Dominici , l’auteur essaie de comprendre l’attitude de l’accusé. Il note que ce vieux paysan se trouve dans une situation de difficulté de communication. Le peu de mots qu’il possède pour s’exprimer ne lui permet pas d’être dans la même situation que celui de l’avocat général, qui possède, lui, toute l’éloquence requise. La vie de l’accusé se joue dans ce rapport qu’il a avec les « mots »652 :

‘Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. Pour accuser, ici, il n’y a que des mots; l’interprétation de mots placés les uns à côté des autres dans un certain ordre. Pour défendre également. [...] nous sommes dans un total malentendu de syntaxe. (VIII, 674)’

En outre, dans ce même texte, l’auteur s’est intéressé à l’analyse des « caractères » des acteurs de cette affaire. C’est pourquoi, le deuxième volet du livre porte le titre « Essai sur le caractère des personnages ».

L’intérêt pour l’étude des caractères se manifeste dans les titres qu’il donne à certains de ses textes. Par exemple Ennemonde et autres caractères. Pour les « Récits inachevés », nous avons Coeurs, passions, caractères et également C a ractères.

Les personnages des « Chroniques » sont souvent mus par deux types de sentiments opposés, que R. Ricatte a mis en évidence chez Giono. Il s’agit d’une part de l’« avarice », c’est-à-dire du besoin d’amasser et de posséder : une sorte d’avidité, d’avoir tout pour soi (que ce soit des biens matériels ou autres); et d’autre part de la « perte » qui prend elle aussi des formes variées et diverses. Elle consiste, chez le personnage, non seulement à dilapider ses biens mais aussi à tout donner à l’autre, par une sorte de « générosité » sans borne, à se dépenser et à se « perdre » soi-même. Ce sont des situations dramatiques qu’engendre l’« avarice » ou la « perte ». Nous avons déjà vu comment cette générosité de sentiments conduit Mme Numance à sa perte. Nous avons vu également ce que Giono en pense (notamment dans ses Entretiens avec Amrouche). C’est en rapport avec cette « générosité » que s’expliquent les relations amoureuses de certains personnages : ceux-ci ne demandent aucune contrepartie au sentiment qu’ils portent à leurs partenaires. « Avarice » et « perte » caractérisent même l’acte de création, comme on l’a vu dans Noé . Ces deux phénomènes, « avarice » et « perte  », sont liés à celui de la « passion ». Les personnages des « Chroniques » portent souvent en eux une passion extrême. Elle est démesurée et incontrôlée. Car ces personnages vont jusqu’au bout d’eux-mêmes dans la recherche du but à atteindre. Pour certains, la passion peut servir de remède à l’ennui, qui est la cause principale de tous les maux qui guettent les personnages de Giono ainsi que le mobile qui détermine la plupart de leurs actions. C’est une sorte de « divertissement » (qui peut se traduire même par un acte meurtrier). Cette passion est souvent née pour combler un vide dans leur existence. En effet, dans l’insignifiance de leur vie surgit un être qui entraîne tout un bouleversement. Du jour au lendemain, cette vie bascule totalement.

Nous nous demandons en outre si cette générosité, qui caractérise certains personnages et qui provoque parfois des situations dramatiques, n’est pas inspirée à Giono par sa propre expérience des hommes. D’ailleurs (on l’a déjà vu dans la première partie) le père qui est décrit comme un homme d’une générosité exceptionnelle, avoue vers la fin de Jean le Bleu s’être trompé sur les hommes et prédit à son fils qu’il se ‘« trompera[...] comme [lui] »’ (II, 183). Lors de la crise survenue à cause de la guerre, Giono vivra un peu cette situation que lui prédit ici son père.

De manière générale, ce changement qui se traduit au niveau des personnages renvoie au fond à celui de l’auteur et à son écriture. Dans les textes de la première « manière », celui-ci est sûr de ses positions, de son rôle et surtout de son oeuvre. Le monde qu’il y décrit est un monde aux contours nets (même s’il n’est pas situé dans un cadre temporel précis). Les rapports (que ce soit des rapports d’harmonie ou d’hostilité) qui définissent la place des hommes vis-à vis de ce monde sont clairs, comme d’ailleurs ceux des hommes entre eux. Chacun est sûr de lui-même, de ses sentiments, du rôle qu’il joue et de la place qu’il occupe. Mais dans la deuxième « manière », c’est l’incertitude qui existe à tous les niveaux. Après la guerre, Giono se remet en question, rejette certaines oeuvres, comme on l’a vu, il se défait de ses engagements d’avant-guerre. C’est, par exemple, ce qu’il dit dans ce passage de son entretien avec Jean Carrière en 1965 :

« J.C : Vous avez participé à un message je crois, en 1938 ou 1939...
J.G : Je n’aime pas beaucoup le mot message. On a pris l’habitude de considérer le message dans le sens messianique. Si tu parles de message envoyé par la poste, alors oui, j’en ai beaucoup envoyé.
J.C : Vous estimez que votre action n’a servi à rien?
J.G. : Absolument à rien. Ça n’était qu’une satisfaction personnelle pour moi. C’est tout, autrement ça n’a servi à rien, sinon qu’à me mettre en prison un peu plus tard. » 653

C’est donc avec un détachement ironique qu’il parle de cette expérience qui a pourtant été importante pour lui et pour son oeuvre.

L’incertitude de la deuxième « manière » se traduit au plan de l’écriture, par l’ambiguïté des personnages, par leur fragilité, par le côté obscur de leur vie, etc.

Notes
649.

Nous empruntons cette expression à H. GODARD, D’Un Giono l’autre, Op. cit, p. 135.

650.

H. GODARD, « Notice » sur Hortense , V, 1436.

651.

R. RICATTE, Op. cit., III, 1290-1291. Pour l’’intérêt que Giono porte au roman policier, voir ses deux textes pubilés dans Bull. N°18, 1982, p. 13-18.

652.

Roland Barthes reprendra la même idée dans  Mythologies , Voir Mireille SACOTTE, « Notice » sur Notes sur l’affaire Dominici , VIII, 1408.

653.

Jean CARRIERE, Jean Giono, Qui suis-je?, Op. cit., p.142.