II. A. Le « héros » et son action

Tout comme l’individu, le groupe social peut également connaître un changement grâce à l’intervention d’un être qui vient réparer un mal collectif ou le supprimer654.

Nous nous proposons de voir dans un tableau cette structure récurrente dans certaines « Chroniques » (voir page suivante). Ce tableau demande un commentaire. Dans la plupart des textes de Giono (même dans les textes de la première « manière »), celui qui intervient pour enrayer le mal que subit le groupe est un étranger. Etranger au groupe et étranger à la région. Il surgit à l’improviste. Son passé reste souvent inconnu, ou il cherche à le cacher. Dans Le Moulin de Pologne , M. Joseph n’a pas de nom patronymique. Dans Le Déserteur , le personnage a beau s’appeler Charles-Frédéric Brun, il est sans papiers et il cherche à fuir les autorités et à cacher son identité. Son passé reste inconnu. Dans Les Grands Chemins , le nom de l’Artiste n’est révélé qu’après sa mort. Un certain mystère entoure donc le plus souvent le personnage qui arrive et qui provoque une certaine transformation au niveau du

Objet, Agent, Action Oeuvre Groupe, objet de la transforma-tion Individu, o b jet de la tran s formation Agent de la transform a tion Nature de l’action de transformation a p po r tée par l’agent
Un Roi... Les habitants du village Langlois - Langlois élimine l’origine du mal (M.V., le loup)
Le Déserteur Les habitants de la vallée de Nendaz Charles-Frédéric Brun - Le personnage donne une notoriété à la région et une joie aux habitants en faisant le portrait de certains d’entre eux et en leur peignant des ex-voto.
Les Grands Chemins Les habitants des villages traversés Le Narrateur L’Artiste - le personnage exerce des méfaits sur le groupe : tricherie et tentative de meurtre - Il est censé donner son « amitié » au Narrateur
Le Moulin de Pologne Les habitants de la ville du narrateur Julie M. Joseph - Au niveau du groupe : M. Joseph lutte contre les préjugés et la haine des gens pour la famille Coste. - Il apporte amour et protection à Julie en l’épousant.
Faust au vi l lage Le narrateur Le Diable - La rencontre du Diable rompt la monotonie de la vie du narrateur et lui permet de vivre une aventure.
Les Ames fo r tes M. Et Mme Numance Thérèse - Thérèse fait naître le sentiment d’amour maternel chez Mme Numance et lui permet d’avoir le plaisir d’exercer sa « générosité », mais en même temps elle cause sa perte.
Une Aventure... Jules La femme aventurière - La femme fait naître chez Jules le plaisir d’être amoureux, mais elle le vole.
Ennemonde ... Ennemonde Clef-des-Coeurs - Clef-des-Coeurs fait connaître à Ennemonde des plaisirs nouveaux.

groupe ou au niveau de l’individu qu’il rencontre. Dans L’Iris de Suse , l’Absente, comme son surnom le suggère, est une fille qui se place un peu « au-delà » et à l’écart du monde des hommes. Et c’est justement à cause de ce côté étrange qu’elle séduit Tringlot, le brigand endurci. Nous avons vu comment l’Artiste, qui vient de nulle part, exerce, dès leur rencontre, une attirance quasi diabolique sur le Narrateur des Grands Chemins . Dans E n nemonde , l’étrangeté de Clef-des-Coeurs655 qui transforme la vie d’Ennemonde, qui trouve en lui un homme à sa mesure, se situe peut-être au niveau de son physique un peu exceptionnel. Le personnage le plus étrange qui fasse intrusion dans la vie d’un autre est sans doute celui du Diable dans la nouvelle « Faust au village  ».

Le personnage agent de la transformation, peut rarement avoir un statut bien clair c’est-à-dire se référer aux valeurs généralement admises, contrairement à Langlois qui incarne le bien et la justice (du moins au début du roman). Le plus souvent, ce personnage est ambigu, non seulement à cause de son identité ou de son passé, mais à cause même de sa personnalité et de son rôle dans le récit. On peut à cet effet s’interroger, comme on l’a vu, sur la double personnalité de Thérèse dans Les Ames fortes ; ou sur celle de M. Joseph du Moulin de Pologne . Celui-ci est-il ce protecteur qui se sacrifie en se mariant avec la dernière des Coste pour la sauver ou bien est-il celui qui cherche à fonder une « dynastie », comme il est dit explicitement dans le texte et qui n’hésite pas à écarter les autres de son chemin? Dans Une Aventure ou la foudre et le sommet, la femme italienne qui séduit Jules témoigne, de son côté, d’une grande sensibilité, et peut-être même d’une certaine sincérité dans ses propos. Elle permet à cet ingénieur français, en mal d’aventures et de romantisme, de vivre de bons moments en rêvant d’amour, mais elle lui cause une grande illusion en s’avérant une voleuse notoire. L’Absente, elle, se situe à la frontière de l’ange et de la bête.

De plus ces personnages semblent porter, en eux-mêmes, les causes de leur propre défaite. Le concept de « héros » semble donc changer, puisque aucun personnage, si fort soit-il, ne semble échapper à un mal qui le guette. Si Langlois parvient à éliminer le mal qui menace les autres, il est incapable d’agir contre le mal qui le ronge personnellement. Il est conscient de devenir lui-même semblable à l’assassin qu’il a éliminé. L’action qu’il a menée en faveur du groupe et qui a consisté à rétablir un équilibre rompu par celle de M.V., risque de s’annuler par une nouvelle action semblable, cette fois, à celle du meurtrier. Il se sent progressivement devenir le double de M.V.

De protecteur qu’il était, Langlois devient le protégé de la communauté (surtout de ses amis). De même, en échange de ses portraits et de ses ex-voto, les habitants de la vallée de Nendaz apportent au Déserteur hospitalité et protection. Une sorte d’échange d’aide entre le groupe et celui qui vient leur offrir son service. Mais comme pour Langlois, le mal ne peut être tout à fait guéri. Le Déserteur sera toujours hanté par la peur des autorités. Seule la mort l’arrachera à sa perpétuelle errance et le délivrera de ses craintes, comme le suicide qui « sauve » Langlois d’une déchéance de plus en plus proche et certaine, ou la mort donnée à l’Artiste par son ami, geste salutaire de sa part . On verra que M. Joseph, de son côté, souffre d’un mal intérieur : il vit perpétuellement dans la crainte que le destin des Coste ne se réveille tout d’un coup et surprenne les membres de sa famille.

Contrairement à Langlois et au Déserteur , l’Artiste des Grands Chemins n’apporte pas d’amélioration à la vie des autres (tout juste apporte-t-il un certain divertissement aux joueurs dans les villages perdus qu’il traverse pendant la saison d’hiver). Il les vole, en trichant au jeu. Et il tente même de commettre un crime. Au narrateur, il est incapable d’offrir l’amitié que celui-ci attend de lui. Et c’est le narrateur qui lui apporte protection et appui. Il se dépasse et se dépense pour l’aider.

En plus de l’instabilité et du changement, la vie du « héros » se caractérise par le « vide ». Ce vide peut concerner l’identité ou le passé du personnage, comme on vient de le voir, mais il peut également concerner sa vie intérieure. Il s’agit d’abord d’un vide affectif initial. Une sorte de soif d’amour qui met le personnage en situation d’attente. C’est le cas de Mme Numance qui cherche à donner à quelqu’un tout son amour maternel. C’est également le cas d’Ennemonde , malheureuse avec son mari. C’est celui du Narrateur des Grands chemins dont nous avons déjà parlé. Mais ce vide peut se transformer en un autre type de vide qui fait que certains mobiles de l’action d’un personnage peuvent échapper au lecteur. Le personnage devient alors de plus en plus opaque, ses actions sont entourées d’un certain mystère et une part de son comportement devient énigmatique. Tel est le cas de Langlois ou de M. Joseph.

Ce qui expliquerait en partie le problème que vivent ces personnages c’est que la plupart d’entre eux sont des « étrangers » par rapport au milieu où ils sont momentanément accueillis. Ils sont sans racines et sans « ancrage » dans le pays où ils s’installent. Les habitants, eux, ne connaissent pas ce mal intérieur. Bien que certains soient bien adoptés par leur nouvel entourage (Langlois, le Déserteur , Le Narrateur des Grands Chemins ), ils ne peuvent éviter de succomber à ce mal. Certains arrivent à s’en sortir comme Tringlot ou le Narrateur des Grands Chemins, qui trouvent en eux, ou chez le partenaire qu’ils rencontrent, des richesses suffisamment importantes pour pouvoir échapper à leur mal.

A cause de leur passé trouble ou inconnu, de leur origine vague et douteuse et de leur caractère souvent ambigu ou ambivalent, ces personnages sont à la limite du bien et du mal. Souvent, ils incarnent en même temps le côté ange et le côté bête. Nul manichéisme. Nous sommes loin des personnages de la première manière qui sont généralement classables dans des catégories bien déterminées. Désormais, les personnages des « Chroniques » ne sont plus aussi parfaitement dessinés. Ils sont pleins de contradictions. A quelques exceptions près (comme peut-être Martial, héros des Récits de la demi-brigade), ils portent en eux les éléments mêmes de leur propre grandeur et de leur propre déchéance. Le « héros » peut passer d’un état extrême à l’autre au cours d’une période relativement courte. C’est cette ambivalence qui le distingue désormais.

Ainsi, contrairement aux apparences, le système des personnages des « Chroniques » est un système complexe qui obéit à ce nouvel usage de la psychologie. Dans une large mesure, l’action est également en rapport avec cette psychologie. Nous verrons aussi que la stratégie narrative mise en place est en rapport avec ces nouveaux choix chez Giono.

L’action du personnage consiste surtout en une lutte continuelle contre un mal qui menace une communauté et/ou une lutte contre un mal intérieur. C’est cette question que nous nous proposons d’étudier à travers l’analyse du roman Le Moulin de Pologne .

Notes
654.

L’intrusion (ou la rencontre) d’un personnage étranger qui apporte une transformation dans la vie d’un groupe (ou d’un individu) concerne également les romans de la première « manière ». Au niveau du groupe : Bobi dans Que ma joie demeure , Saint Jean dans Batailles dans la montagne . Au niveau de l’individu : la recontre d’Ursule par Panturle dans Regain , celle de Clara par Antonio dans Le Chant du monde.

655.

Rappelons que ce personnage traverse déjà Deux Cavaliers de l’orage . C’est un lutteur contre lequel Marceau se bat une fois.