II. B. 2. M. Joseph, justicier et sauveur

En se mariant avec Julie, M. Joseph662 sait qu’il doit relever un double défi : celui du destin et celui des hommes. Il sait, en effet, qu’en essayant de donner le bonheur à cette femme, il prend une décision grave, car il se fait en quelque sorte le rival de ce destin. M. Joseph est aussi le seul à aller à l’encontre de tous les habitants. Mais à ces derniers, il a déjà fait voir les qualités d’un homme exceptionnel. C’est pour cela qu’ils ont pour lui une estime, mêlée d’une certaine crainte. Certains d’entre eux lui donnent même le surnom de « Chevalier » (V, 650) et essaient, en vain, de l’avoir dans leur camp. On essaie de ‘« faire de M. Joseph un des nôtres »’ (V, 642), avoue le narrateur. En effet, ils se sont déjà fait une idée sur lui : il ne pouvait être qu’un personnage important et ils devaient le respecter. Une scène entre le narrateur et M. de K. montre à quel point on commence à craindre M. Joseph :

‘M. de K. me rencontra le soir de ce jour-là. [...] Il me dit : "Avais-je vu clair?" Je fis beaucoup d'éloges à sa perspicacité, mais nous avions reçu la volée de bois vert. "S'incliner, me dit-il, s'incliner, courber l'échine, voilà le conseil que je donne. Nous ne sommes pas de taille. Il a toute la confrérie derrière lui." Je reconnus qu'en effet, pour se risquer à faire une chose semblable, pour nous défier de cette sorte, il fallait qu'il se sente soutenu en haut lieu. "Mieux que soutenu : obéi. Souvenez-vous de ce que je vous dis : en haut lieu on ne le soutient pas, on lui obéit." (V, 646)’

En effet, la contre-attaque de M. Joseph ne se fait pas attendre, puisqu'il fait de ce M. de K., l'une des figures importantes de cette ville, l’une des « têtes », un « témoin de moralité » (V, 718) lors de la cérémonie de son mariage. L’humiliation de ce dernier et la peur qu’il a su provoquer en lui, ont produit l’effet attendu sur tous les autres. Par exemple, le narrateur fait remarquer qu’‘«on ne disait plus Julie, mais [...] Mlle de M. (ceci était significatif) »’ (V, 721). Et c’est Mme de K. elle-même qui prend « les soins empressés » (V, 721) pour habiller la mariée.

Après le mariage, M. Joseph prend le nom de sa femme663. C’est encore une manière de défier le destin et de le provoquer davantage. Pour justifier ce geste, il dit au narrateur, qu’il charge des procédures officielles : ‘« "Invoquez la tentation d’une route libre. Ceci dans un langage particulier peut prendre un aspect très décent." »’ (V, 726). Phrase laconique mais qui montre que M. Joseph est conscient du risque de l'action qu'il entreprend.

Les travaux de rénovations qu’il fait faire au domaine, et la prospérité qu’il donne à ses affaires, sont sa manière de montrer son amour pour Julie. « C’était pour Julie » (V, 729) dit le narrateur; ‘« il voulait lui donner le plus de choses possibles, et surtout ce qui lui avait manqué jusqu’à présent »’ (V, 729), et ‘« il dépensait ainsi des trésors »’ (V, 731). Mais cette façon d’agir semble aussi être une manière encore de parer au destin, du moins de le faire oublier. La richesse matérielle, en plus de l’amour, dont il entoure Julie lui procure un sentiment de sécurité. Sur ce point il remporte une victoire. ‘« Tout était tellement vivant et lumineux dans l’atmosphère de M. Joseph que j’avais perdu de vue le destin des Coste »’ (V, 741), avoue le narrateur. Le « royaume » qu’il construit est une sorte de garantie avec laquelle il espère protéger sa femme et son fils :

‘Malgré tous les actes notariés et les territoires assemblés sur lesquels la charrue et la herse du meilleur fermier de la région tiraient droit à perte de vue sur du solide, le royaume qu’ils construisaient était loin d’être de ce monde. C’était de l’azur pur et simple, établissant ainsi autour de Julie et de Léonce et préparant autour des descendants de cette race traquée une ronde d’espaces organisés pour l’espoir terrestre. (V, 742-743)’

Pour dompter les gens de la ville et se les soumettre, M. Joseph emploie différentes méthodes, comme le note le narrateur :

J’ai eu souvent des bouffées d’orgueil à l’idée que cet homme continuait à terroriser avec beaucoup de science notre bonne société, dépensait des trésors de vertus à se faire aimer des petites gens et me considérait si puissant en face de ses forces génératrices d’amour ou de terreur qu’il en était réduit avec moi à employer l’argent. Il ne fit jamais rien pour me détromper. Je me détrompai tout seul, peu à peu.
J’étais donc un familier du Moulin de Pologne et pas le seul : c’était un rendez-vous diplomatique où l’on vint d’abord se concilier le monstre, chercher des ordres ou asile; puis, où l’on continua à venir par goût, intérêt d’esprit, habitude prise, sujétion définitive. (V, 727)

Par cette ‘« sujétion définitive »’ qu’il impose aux gens de la ville, M. Joseph se venge en quelque sorte de ceux qui ont longtemps maltraité sa femme. C’est pour elle qu’il cherche à les humilier : ‘« [...] en réalité il tenait en piètre estime tous ces gens. Il en faisait seulement hommage à sa femme. Il les amenait à ses genoux, pieds et poings liés. »’ (V, 727).

La personnalité de M. Joseph demeure cependant complexe. Le narrateur essaie de faire son portrait. Il le décrit comme un ‘« homme de passion, de haine et de grande activité »’ (V, 736). Il trouve aussi qu’en dehors du fait qu’il ‘« était arrivé si facilement à tenir et à faire manoeuvrer toute [la] bonne société »’ (V, 731-732), il est à la fois généreux, quand il s’agit d’argent, mais « avare » quand il s’agit d’autre chose :

‘Question d’argent, c’est entendu, il était d’une libéralité excessive. Simplement parce qu’il n’attachait aucune importance à l’argent. Mais pour dominer, imposer sa volonté, aller à l’encontre de tout, là alors il refusait tout. [...] Vous aviez besoin de marquer des points contre lui, de prendre ce qu’on appelle le dessus, alors il était d’une avarice sordide pour les complaisances. (V, 732)’

M. Joseph est l’un des « dynastes » qu’on trouve dans les romans de Giono (comme Maudru dans Le Chant du monde , le «dynaste de L’Ouvèze » dans Noé , Martin Fabre dans Hortense ...). ‘« Il construisait une dynastie! »,’ (v, 740), dit le narrateur. Après sa mort, le narrateur dira que son fils ‘« Léonce monta sur le trône et prit les rênes du pouvoir »’ (V, 748). Comme les autres dynastes, M. Joseph cherche d’abord à s’enrichir et à étendre ses domaines, mais aussi à imposer son autorité aux autres et asseoir une sorte de pouvoir quasi royal ‘: « Il pouvait devenir le roi de la région » ’» (V, 731), remarque le narrateur. Il a donc une tendance à la démesure, qui caractérise en fait tous ces personnages. Mais cette démesure fonctionne ici comme un contrepoids à la démesure du destin. Il trouve un adversaire à sa mesure, tout comme Hortense, jadis, trouvait dans le destin un mari à sa mesure.

M. Joseph est donc à la fois le justicier et le sauveur. D’une part, il rend justice à Julie et il réussit à lui faire recouvrer sa dignité. Il réussit à la protéger. Il fait ainsi partie de ces personnages de « protecteurs » chez Giono. D’autre part, il tente de la sauver du destin. Et c’est là où l’entreprise devient difficile. Il est apparemment conscient des limites de ses forces. Le narrateur pense que M. Joseph qui a su dominer les autres et leur imposer le respect de sa femme est lui-même « une marionnette du destin » (V, 740). Car on ne peut rien contre celui-ci. Et M. Joseph est perdant, pense encore le narrateur, car il y a dans Julie, et tous les Coste, une force qui l’attire vers la mort :

Ces champs, cette cour, ce royaume, que dis-je, cet empire, entassés autour de Julie, c’était la garde matérielle de son bonheur à elle qu’il assurait ainsi comme avec des Suisses et des courtisans; lui s’était démis de la garde spirituelle qu’il avait censé faire contre la séduction du destin accepté. Contre ce besoin il ne pouvait rien. Elle l’avait dans le sang comme d’autres ont le besoin d’être peaux.
[...] Sa femme avait des antécédents qu’il ne pouvait pas oublier, auxquels il pensait sans cesse. Une mouche, une cerise, un hameçon pouvaient la lui prendre à chaque instant. Elle n’était pas de celles qui crient, se défendent, appellent à l’aide et ne succombent qu’à bout de forces. Elle aimait de ce côté-là; elle s’offrait. N’avait-elle pas fait toutes sortes d’avances? Le destin n’est que l’intelligence des choses qui se courbent devant les désirs secrets de celui qui semble subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit. (V, 744)

M. Joseph est impuissant devant le destin car celui-ci est à l’intérieur même de Julie. La dernière phrase de ce passage donne, en effet, toute sa signification à cette notion de destin. Celui-ci n’est rien d’autre que la réalisation des « désirs secrets » de celui qui ‘« provoque, appelle et séduit ».’ Autrement dit, Julie, et tous les Coste, ont en eux-mêmes ce désir de la mort, cet appel intérieur du destin. Julie, comme tous les autres, « séduit » le destin. C’est un mal héréditaire contre lequel M. Joseph ne peut rien faire.

Notes
662.

Il est intéressant de noter que dans le Carnet de préparation M. Joseph s'appelait d'abord « Jean » et que ses draps étaient ornés des initiales « J.G. » (faisant penser ainsi aux initiales de l’auteur). Voir Janine et Lucien MIALLET, « Notice », Op. cit., V, 1220 et « Notes et variantes », note n° 2 de la p. 637. Rappelons également que dans Batailles dans la montagne le héros s'appelle Saint Jean.

663.

Dans son article « Quelques secrets du Moulin de Pologne  », Guy TURBET-DELOF avance la thèse de l’inceste. Selon lui, M. Joseph serait l’oncle de Julie, le « fils aîné » disparu. Bull. N°5, 1975, p. 63-70.