II. B. 3. Les personnages et leurs passions

Ce « désir secret » des Coste est l’une des formes de la passion qui dévore chacun d’entre eux et qui se traduit soit par un attachement excessif à une personne (et il ne s’agit pas d’amour dans ce cas, comme on le verra), soit par une action démesurée ou par un comportement qui sort un peu de l’ordinaire. La passion diffère chez les uns et les autres. Certains déploient une activité effrénée et d’autres, au contraire, sont d’une passivité extrême et semblent s’attacher seulement au moment présent de leur vie, en s’enfermant sur eux-mêmes. Nous avons déjà vu comment les deux filles de Coste, Anaïs et Clara, sous l’impulsion de leur père, choisissent l’action pour défier et provoquer le destin. Jacques, le fils d’Anaïs, qui porte ‘« une cicatrice fort romantique au milieu du front »’ (V, 666) comme la marque même du destin, a, lui, un penchant pour la rêverie et la contemplation :

‘Jacques contemplait. Il n’avait pas de rapports avec son aîné. Il était docile, inoffensif et très attirant. Il semblait incapable de trouver le moindre attrait au futur, à l’avenir, à ce que demain pouvait apporter, à ce qu’un pas de côté, ou en avant, ou en arrière permettait d’atteindre, de voir ou de sentir. (V, 666)’

Son père, Pierre de M., qui n’est pas pourtant de la lignée des Coste, va être la victime du destin, non pas à cause de son mariage avec Anaïs ( on a vu qu’il ne tombe pas dans ce piège que lui tend le destin parce qu’il n’aime pas vraiment sa femme), mais à cause de sa passion pour sa fille Marie. C’est sur ce point que le destin le rattrape en lui ravissant cette dernière :  ‘« Mais il a aimé la petite Marie (c’est ici que le destin a joué carrément le jeu). Le sang de Pierre de M. a pris les dispositions de la passion, et Pierre de M. s’est dit : "Je suis malade." »’ (V, 675). Il change donc, et, à cause de cette passion, il devient comme les autres Coste.

Mais si les membres de la famille de M. ne connaissent pas vraiment la passion des Coste, ils ont pourtant leur propre destin, dont la manifestation est moins spectaculaire que celle des Coste. Ils finissent tous par succomber à la même maladie, à cause d’un comportement qui les distingue tous et qui consiste à se laisser aller aux plaisirs excessifs de la chair. Le narrateur parle ainsi de Pierre de M. et de ses ancêtres :

‘Je vous accorde qu'il fait ses classes trop tard, mais il les fait. Il est sur les bancs de l'école. Les garces qu'il court sont un assez joli exercice de style, si on y fait attention. Mettez l'un quelconque de ses dix ou douze grands-pères à sa place. Qu'est-ce qu'il fera? Il reprendra du poil de la bête; c'est la science de la famille. C'est dans du poil de la bête qu'ils ont conservé le domaine. Cherchez, vous trouverez qu'ils sont tous morts d'apoplexie, et j'ajoute de mon cru, sans craindre d'être démenti par les faits : d'apoplexie foudroyante. Les plus sensibles - je veux dire ceux dont l'âme trouve douceur à suivre les mouvements de la chair, sont sans doute allés jusqu'à l'arthritisme, peut-être jusqu'à la goutte, mais jamais jusqu'à l'amour. Ils n'ont pas de passion, ils ont des maladies qui en tiennent lieu. (V, 674)’

Et le narrateur d’ajouter :

J’incline à penser que tout se passe pour lui comme tout s’est passé pour les de M. qui l’ont précédé. Ils n’ont pas été atteints de destin mais quelques-uns ont été atteints de paralysie.
Il utilise la vie que lui laisse son destin comme ses grands-parents utilisaient la vie que leur laissait leur paralysie. (V, 675)

Si le destin n’a pas eu de prise sur les grands-pères de Pierre de M., il en a, bel et bien, sur Pierre et sur ses descendants. Quand la paralysie est héréditaire, elle devient en fait l’une des manifestations possibles du destin.

La famille des M. est donc différente de celle des Coste. Seulement, à cause du mariage des deux filles de Coste avec les deux frères Pierre et Paul de M., les destins respectifs des deux familles se rejoignent. D'où, peut-être, les manières différentes de mourir que connaissent leurs descendants. Nous avons vu par exemple que toute la famille de Paul de M. périt dans l'incendie du train de Versailles, alors que son frère Pierre de M. finit ses jours dans un asile de fous. Alors que Julie est défigurée, son fils Léonce s'enfuit avec une « gourgandine » (V, 753). Comportement qui fait plutôt penser à celui de son arrière grand-père Pierre et de ses ancêtres les de M. Quant à Louise V., sa femme, elle est frappée de paralysie, maladie qui distingue pourtant seulement les de M.. Jean, le frère de Julie, fréquente, lui aussi, les femmes, mais il a tendance à tout détruire sur son passage, aussi bien les autres que lui-même ‘: « Il était beau et d’une noirceur lumineuse. Les femmes l’aimaient. Il se précipitait en elles comme à des vengeances et détruisait tout : l’amour et lui-même »’ (V, 688).

Personne donc n’est à l’abri du destin. Dès le moment où l’on fait alliance (par le mariage) avec l’un des membres de la famille des Coste, on devient exposé à en subir les conséquences. Coste s'est donc trompé dans ses calculs en mariant ses filles avec des hommes qu'il croyait oubliés du destin. Car, maintenant, au destin des Coste s'ajoute celui des M.

Mlle Hortense , qui elle aussi est pourtant étrangère aux Coste, se comporte de façon excessive comme certains des membres de cette famille. Son amour pour Jacques est une « passion » très particulière, comme l’explique le narrateur :

Si, à son sujet, et à propos de Jacques, je parle de passion maternelle (loin de moi de parler d’amour maternel) c’est que Mlle Hortense n’inventait pas de sentiments nouveaux mais employait (comme nous y sommes toujours obligés) les sentiments ordinaires dans ses desseins exceptionnels.
[...] Mlle Hortense jouissait de Jacques. [...] Il paraît que l’amour est un don de soi. [...] S’il s’agit vraiment de cette opération, on peut affirmer que Mlle Hortense n’aimait ni Jacques ni personne. C’était l’être le plus purement incapable de se donner à qui que ce soit, sauf à elle-même. Elle avait besoin de Jacques. Elle en avait besoin pour brimer le destin, comme les femmes ont besoin de fils pour brimer les maris et, à défaut de fils, font servir au même usage la religion, et, d’une façon générale tout ce qui peut leur do n ner barre.
L’égoïsme, dans son extrême pureté, a le visage même de l’amour. C’est pourquoi on dit que Mlle Hortense mourut d’amour et que sa mort a été inscrite au compte de Jacques. Il venait de lui annoncer l’intention où il était de se marier. (V, 679-680)

Mlle Hortense meurt en effet en glissant dans l’escalier en courant derrière Jacques pour le dissuader de ce mariage (V, 680).

Julie, quant à elle, a un penchant à l’isolement. Elle vit souvent renfermée dans son propre monde. Elle ‘« se tenait sans fin à des hauteurs où la passion tient lieu d’univers pur. ’» (V, 688). Elle est coupée des autres : ‘« Julie semblait vivre dans un monde où pas plus nous que nos phrases n’avions d’accès »’ (V, 687). En effet son monde est différent de celui des autres : ‘« Elle les entretient d’un monde bleu où ils n’avaient que faire »’ (V, 688). Son monde est fait de musique à laquelle elle se donne entièrement et avec passion :

Julie devint un ogre de musique. Elle s’empara des instruments avec une telle fureur [...] que soeur Séraphine devait souvent se cacher le visage dans les mains. [...] Mais Julie n’était contenue par aucune règle; elle émergeait de ténèbres trop profondes pour pouvoir croire à une autre chose qu’à sa joie. Dès que son instinct lui faisait pressentir un moyen d’augmenter son plaisir, elle l’employait avec ardeur sauvage, sans retenue.
Portée par une telle passion, Julie sut rapidement, non pas se servir des orgues, mais les dominer.  (V, 685-686)

Mais ce qui est le plus important c’est qu’elle se sert du monde à sa façon. Dès son enfance déjà, sa mère décernait chez elle cette tendance : ‘«  Elle avait bien compris que sa fille pouvait perdre l’envie de se servir du monde suivant le mode habituel »’ (V, 685). Et en effet, peu de temps après, Julie ‘« est arrivée à employer les éléments qui la combattaient à l’enchantement de sa vie »’ (V, 685).

Après la mort de son frère Jean, elle interrompt tout contact avec le monde, comme si elle vivait en dehors du temps et de l’espace des autres :

‘Elle n’avait plus aucun autre rapport, non seulement avec nous, mais avec le siècle. Elle était comme le fragment détaché d’une planète autre que la terre; une comète qui tournait autour de nous en nous ébahissant. (V, 691-692)’

Après son mariage, elle change totalement. Certes, elle aime son mari de façon excessive, excès d’ailleurs qui, d’après le narrateur, fait partie de son tempérament d’autrefois : ‘« S’il lui restait quelque chose de son ancienne indécence, c’était dans les manifestations de tendresse à M. Joseph. Là, devant qui que ce soit, elle était sans mesure et sans prudence.»’ (735). Mais cela n’empêche pas son mari d’être jaloux car, on l’a déjà vu, il craint qu’elle ne le trompe avec le destin, car il sait qu’elle a des « antécédents » (V, 744). Le fait qu’il soit marié avec une femme qui présente un visage à double face est sur ce point assez significatif. Le destin semble toujours présent en elle à travers justement la laideur de son visage. C’est pour lui un rival qui est toujours là et qui le guette.

A côté de la passion, les descendants de Coste manifestent, en général, une extrême sensibilité qui est parfois liée à une certaine violence ou à des coups d’humeur qui éclatent subitement. Jean, le fils de Jacques, est à la fois très doux de caractère, mais également sujet à des colères subites et violentes ‘« Jean était en quelque sorte un musicien : un musicien de la fureur. Ses colères, inspirées, étaient semblables à la voix de Julie [...] Il est construit, lui aussi, pour vivre dans le vertige. Les assauts furieux qu’il menait contre tout, et le vent, étaient aussi séduisants, aussi attirants que la voix de Julie »’ (V, 688). Tout enfant il avait déjà ‘« la bonté d’âme de sa mère, mais [il était] sujet à la colère, et colère qui dépassait les rages d’enfants, il avait des accès de fureur qui le laissaient frémissant et honteux »’ (V, 681-682).

Léonce, le fils de Julie et de Joseph, se distingue également par deux traits opposés; c’est ‘« un très beau garçon; triste »’ (V, 737). Il semble, lui aussi, mettre une distance entre lui et le réel, en vivant enfermé dans son propre monde : il ‘« ne voyait pas, n’avait jamais vu le monde réel »’ (V, 737). Le narrateur fait un long portrait de ce personnage, dont voici un extrait :

Il confiait sa vie entière, sans aucune réserve, à un idéal de forme et de formule généralement impossible à réaliser sur terre (il était dans cet ordre d’idées d’une naïveté étonnante) et il avait toutes les forces voulues, toute la patience, tout le courage qu’il fallait pour s’obstiner mordicus dans sa décision sans tenir compte ni des risques ni des périls.
Son caractère, extrêmement ferme pour les rêves quand il s’agissait d’employer toutes ses forces à essayer de les réaliser, ne lui permettait aucune facilité. Il s’en permettait une seule : la solitude, à quoi l’inclinait son tempérament. Il pouvait vivre indéfiniment seul, mais il fallait être dépourvu de la plus modeste des intelligences pour méconnaître son extraordinaire appétit d’amour que son mépris apparent dissimulait par timidité. (V, 737)

Léonce, le dernier de la longue lignée, semble rassembler en lui presque tous les caractères exceptionnels à la fois des Coste et des M.. Aussi bien les traits physiques ( surtout la beauté) que moraux. Comme son oncle Jean, il est sujet à des colères excessives :

Il était d’une violence où je le vis plusieurs fois sur le point de se perdre, comme un brasier qui se dévore lui-même.
Ses colères étaient nourries furieusement par son imagination. (V, 739)

Imagination qui l’empêche de voir les choses telles qu’elles sont :

‘A côté de la cible véritable qu’il n’apercevait jamais, il inventait une cible illusoire qu’il atteignait sans manquer. (V, 738)’

Les descendants de Coste construisent en fait leur monde personnel à côté de ou en opposition avec le monde des autres. Ils vivent en marge, ou plus précisément, au-delà du monde réel. Occupés par leur univers intérieur, ils ne peuvent pas bien voir la véritable « cible », ni empêcher, d’ailleurs, qu’ils soient eux-mêmes une cible pour les autres. Sur ce point, ils sont vulnérables et constamment exposés. Leur concentration sur l’objet de leur passion (qui est en définitive ce destin qui les guette) leur fait oublier et cacher tout ce qui est en dehors de cet objet, comme c’est le cas de Léonce. Celui-ci, note le narrateur, ‘« descendait d’une famille qui s’était usé les yeux à regarder la mort en face et Julie lui avait légué une myopie de coeur qui brouillait l’emplacement de la cible »’ (V, 738). Mais s’ils se situent à l’écart du monde réel, il leur arrive d’adapter certains éléments de ce monde à leurs propres besoins et d’en tirer profit. Julie, qui au début avait peur des bruits, parvient à dompter sa peur et même à en tirer des avantages (684-685). La plupart d’entre eux ne se servent pas du monde ‘« suivant le mode habituel »’ (V, 685), et c’est cela qui fait justement leur qualité et même leur supériorité sur les autres. Ce sont donc des « artistes ».

C’est cette force intérieure qui leur permet d’être exceptionnels. Sous l’apparence d’une grande passivité, ils déploient en réalité une force mentale, morale et affective non pour s’intégrer au monde des autres mais pour trouver le moyen de profiter de ce monde et de s’en servir à leur façon, c’est-à-dire comme moyen de lutte contre le destin. Toute l’ardeur et la « violence » qu’ils mettent dans leur passion traduirait en effet cette lutte continuelle.

Affrontés continuellement à leur destin, les descendants de Coste vivent toujours une sorte de tension extrême qui se manifeste de différentes manières chez chacun d’entre eux. La mort, qu’ils côtoient à chaque instant, leur donne pourtant un caractère et une force exceptionnels. Force qu’ils déploient pour chercher à s’accrocher à la vie, malgré cette tendance en eux à se laisser aller au destin. Pendant le bal, Julie fait tout pour séduire et être aimée. Le besoin de vivre fait qu’ils n’hésitent pas sur les moyens. Leur action peut ainsi toucher au paroxysme. Elle conduit Pierre de M. à la folie. Sa petite fille Julie est qualifiée de folle et le notaire pense que sa place est à l’asile. Certes, le destin des Coste n’est pas le même pour tous. Par exemple, si Julie est sauvée par l’amour de M. Joseph, Pierre de M. son grand-père, lui, sombre dans l’infidélité avant de mourir dans un asile. Léonce, le dernier, après sa période de romantisme et de grands sentiments, finit par s’enfuir avec une « gourgandine ». A propos de celui-ci, Giono note justement dans une variante de son texte: ‘« Les autres Coste mouraient; lui, le dernier, fut simplement frappé de nullité »’ 664.

Tous ces personnages ont en commun une violence irrépressible et suicidaire dans leur rapport avec le réel et les autres. C’est en cela qu’ils rejoignent d’autres personnages de Giono. En effet, nombreux sont ceux qui se suicident, sans raison apparente. Ceux qui se donnent entièrement aux autres, en sachant que leur action cause leur perte, ont aussi cette tendance suicidaire. Mais la nouveauté ici réside dans le fait que ces personnages appartiennent à la même famille et héritent donc de ce caractère.

Giono montre dans ce texte une expérience de l’absolu de la passion (thème récurrent dans les « Chroniques », puisqu’il apparaît chez bon nombre de personnages) mais une passion pure, où l’attachement sentimental joue en général un rôle mineur. Passion du réel, vécu passionnel et paroxystique du réel. En effet, chez ces personnages qui sont doués d’une sensibilité particulière, les rapports de l’homme au réel sont des rapports tendus et violents.

Les expériences de ces personnages exceptionnels ainsi que leurs passions se ramènent en fait à une expérience du « sujet ». Elles servent indirectement, et dans la fiction, à montrer celles du créateur.

Notes
664.

Cité par Janine et Lucien MIALLET dans leur « Notice » sur Le Moulin de Pologne , Op.cit, V, 1219, note n°1.