II. B. 4. Le narrateur « amateur d’âmes »

Le narrateur du Moulin de Pologne occupe une place bien particulière par rapport à l’histoire qu’il raconte, car il est impliqué dans les événements de cette histoire. Personnage anonyme, dont l’identité n’est révélée que partiellement au fil du texte, il donne à réfléchir autant que l’histoire des Coste. Sur certains points, il ressemble au Narrateur des Grands Chemins , dans le mesure où il raconte lui aussi une expérience non pas en tant que témoin mais en tant qu’acteur impliqué (tout en gardant ses distances) dans les événements. Mais il n’a pas le même élan de générosité que celui-ci. Il vit plus égoïstement, replié sur lui-même et ne cherchant que son « confort » personnel (à cause peut-être de son handicap qu’il révélera à la fin). Contrairement à lui, il raconte une histoire qui s’étend sur plusieurs générations. Les événements dont il est le témoin direct s’étendent eux aussi sur toute une vie, puisqu’à la fin, le lecteur s’aperçoit qu’il est vieux. Il est très proche de la vie des derniers membres de la famille parce que son métier d’homme de loi le met en contact direct avec ses derniers. M. Joseph le charge, en effet, de régler certaines de ses affaires. Il devient son ami. La place qu’il occupe ainsi dans le domaine du « Moulin de Pologne » lui permet de tout savoir sur cette famille.

Mais avant d’en arriver là, le narrateur est d’abord cet homme qui fait partie des habitants de cette ville où M. Joseph est venu s’installer. Il connaît tout le monde et il est au courant de toutes les intrigues. Il ne se distingue pas des autres car très souvent, il dit « nous » et traduit le sentiment collectif des habitants. Il partage avec ces derniers une attitude d’hostilité envers Julie et sa famille. Comme eux, également, il est intrigué par la personnalité de M. Joseph et cherche à percer son secret.

Mais l’enquête que le narrateur mène sur M. Joseph n’est pas moins importante que celle que le lecteur est amené implicitement à faire sur ce narrateur lui-même. C’est grâce aux révélations que celui-ci laisse échapper sur lui-même, au fil du texte, que nous arrivons à nous faire une idée de plus en plus précise sur lui. Des révélations qui restent toutefois confuses. Par exemple à propos de son rapport à l’amour, il avoue ‘: « Je n’ai jamais été embarrassé par l’amour : je ne sais pas ce que c’est »’ (V, 680). Mais il n’explique pas les raisons de cette ignorance. C’est seulement la révélation finale qui permet de le comprendre ‘: «  (Ai-je dit que je suis bossu? ) »’ (V, 753), avoue-t-il, comme dans un clin d’oeil, faisant semblant de ne pas accorder à ce fait une trop grande importance - la parenthèse est assez significative -. Or, c’est cette vérité sur son infirmité qui peut, rétrospectivement, expliquer beaucoup de choses sur sa personnalité et sur sa vie. Elle peut expliquer, par exemple, cette allusion à son état physique ainsi que son égoïsme, lorsqu’il dit :

‘A l’époque où se place la première enfance de Julie, j’étais, moi, un tout petit jeune homme avec déjà des soucis. J’avais classé les gens en deux catégories bien distinctes : ceux qui pouvaient me servir et ceux qui ne pouvaient pas me servir. Je ne m’occupais que des premiers. (V, 682)’

Cette révélation finale peut aussi expliquer l’allusion qu’on trouve dans cette scène où il aide M. Joseph à porter son manteau :

‘C’est dans la plus grande confusion que je l’aidai à revêtir son manteau. La bure était toujours lourde de pluie et pesait terriblement dans mes mains. Je dus me hausser sur la pointe des pieds pour lui recouvrir les épaules. (V, 726)’

Autant le narrateur est prolixe dans ses informations concernant les Coste, autant il est sobre et bref dans celles qui le concernent personnellement. Mais, au fil du texte, il laisse voir certains aspects de lui-même à travers certains détails. Détails qui peuvent passer inaperçus pour le lecteur, mais qui prennent, après coup, toute leur importance en rapport avec la révélation finale. C’est un peu comme dans Un Roi sans divertissement où la phrase finale, qui est une citation de Pascal, donne toute sa signification au roman.

Il ne parle pas de sa famille, mais il dit qu’il a été dans l’obligation de travailler assez tôt - aspect qu’il partage avec Giono lui-même - ‘: « Je fus obligé de gagner ma vie de bonne heure »’ (V, 682).

Par rapport au récit qu’il fait, il témoigne d’une certaine rigueur, puisqu’il dit savoir utiliser les termes qu’il faut pour décrire une situation ou désigner une chose :

‘ Il n’y avait rien de gratuit que la mort, je le sais depuis longtemps et de façon formelle. Le public du Casino n’était pas aussi fort que moi sur ce chapitre; il était loin de mettre un nom sur la chose, mais il se rendait compte qu’en tout et pour tout Julie n’offrait que des places au Paradis. (V, 704)’

C’est dans ce même ordre d’idées qu’on peut expliquer les innombrables italiques dans le discours du narrateur. Celui-ci donne aux expressions qu’il souligne une signification particulière. Le texte met d’ailleurs en valeur un commentaire, intercalé dans la narration, et qui met en avant le jugement du narrateur. Le mélange du commentaire et de la narration est d’ailleurs l’une des caractéristiques des textes d’après guerre, que ce soit dans le « Cycle du Hussard » ou dans la plupart des « Chroniques ».

En outre, le narrateur se targue d’être un observateur exceptionnel. Il perçoit et comprend ce que les autres ne peuvent percevoir ou comprendre. Par exemple, il dit qu’il se souvient toujours du bal où il était le seul à pouvoir discerner chez Julie non seulement un sourire, mais également le destin des Coste « en action » :

Je suis le seul à pouvoir affirmer (sur les Evangiles s’il le faut) qu’à ce moment-là, quand tout le casino riait d’elle, Julie se met elle aussi à sourire; malgré la déformation de ses lèvres, pour moi qui savais voir, je peux en jurer.
[...] Je peux, même après tant d’années, reconstituer tous les gestes de Julie. Ils sont gravés à jamais dans ma mémoire. J’étais persuadé d’avoir sous les yeux le destin en action. J’étais le seul à me douter que nous avions l’extraordinaire bonne fortune d’avoir sous les yeux le mouvement des Coste dans leur tombeau. (V, 709)

Ce discernement et cette perspicacité exceptionnels, qualités qui compensent un peu son infirmité inavouée (qualités que possèdent d’ailleurs la plupart des personnages de Giono qui souffrent d’un handicap physique), le placent au-dessus des autres. Contrairement à M. de K., à qui M. Joseph a fait une grande peur, le narrateur se sent plus solide : ‘« Je suis très difficile à abattre. Je crois que ce qui me glace le plus c’est la médiocrité (bavardages de M. de K. Et sa frousse) »’ (V, 721).

De ce fait, le narrateur s’avère être bien placé, non seulement pour juger les gens de sa ville, mais aussi pour rechercher en eux et comprendre les motifs de leur comportement. La « nature humaine » ne lui est pas étrangère : ‘« Je connais le coeur humain »’ ( V, 664), dit-il. A propos de ses rapports avec M. Joseph, il affirme également : ‘« Je connais trop la nature humaine pour ne pas avoir pensé, les premiers temps, aux avantages que lui procurait ma sujétion »’ (V, 727). On peut dire qu’il est un « amateur d’âmes », tout comme le « vieux procureur de Grenoble » qu’il va consulter à propos de M. Joseph qui, au début, lui paraît un homme étrange. Ce procureur est ‘un « profond connaisseur du coeur humain et amateur d’âmes »’ (souligné dans le texte) (V, 734)665. Notons, toutefois, que ni celui-ci, ni les autres, tout « amateurs d’âmes » qu’ils soient, ne parviennent réellement à comprendre les mécanismes qui régissent le comportement de ceux qu’ils prétendent soumettre à leur examen. N’ y a-t-il pas là une remise en question implicite de cette « analyse psychologique » chez Giono?

Par ailleurs, il parle de l’histoire des Coste comme d’une histoire qu’il vient d’écrire. A M. Joseph, qui lui demande de lui parler des Coste, il dit ‘: « Je lui fis le récit en partant des Coste, à peu près tel que je viens de l’écrire »’ (V, 724). Il se présente donc comme un écrivain et non comme un conteur oral, comme on le voit le plus souvent dans les romans de Giono666.

Cette histoire comporte deux volets. Le premier concerne les faits passés qui remontent à Coste lui-même. Pour les raconter (chapitre II), le narrateur s’appuie soit sur des témoignages plus ou moins exacts, qui sont conservés par la mémoire collective, soit sur des articles d’anciens journaux (V, 670) ou sur des dossiers conservés par la police (V, 671). La plupart du temps il les imagine simplement. Le deuxième concerne les événements contemporains où il est lui-même témoin et acteur. Ces derniers couvrent toute une vie, puisque vers la fin du roman, il évoque sa vieillesse et sa maladie. Mais pour toute l’histoire des Coste, il fait preuve de beaucoup de perspicacité dans l’analyse des caractères, même de ceux des personnages qu’il n’a pas connus. Il explique sa méthode :  

[...] Ce n’est que mon avis, mais c’est mon avis. Je me suis donc efforcé de connaître un peu mieux le fond des choses.
On sait ce qu’il en est de ces descriptions de caractères qu’on reçoit de seconde et même de troisième main. Les événements dont je parle avaient accompli leur oeuvre bien avant que je puisse prendre conscience des réalités; c’est-à-dire avant que j’aie pu faire passer les faits lentement sous mon lorgnon comme j’ai fait depuis. (V, 672)

Parfois, le narrateur est amené à faire des déductions à propos du caractère des personnages qu’il n’a pas connus personnellement. Il dit par exemple à propos de Pierre de M.:

J’essaye de me débrouiller avec un bonhomme qui n’a pas d’âme et pour qui les passions sont (à l’exemple des maladies) déterminés par plus ou moins d’urée, ou de sel, ou de sucre dans le sang; plus ou moins de relâchement de fibres. Je juge de Pierre de M., mort longtemps avant que je naisse, par les modèles que j’ai eus par la suite sous les yeux.
[...] J’incline à penser que tout se passe pour lui comme tout s’est passé pour les de M. qui l’ont précédé. (V, 675)

Pour le portrait de ce même personnage, il s’appuie également sur les « ouï-dire », en faisant toutefois des réserves à propos de ce que l’on dit :

Les ouï-dire (mais on sait de quoi ils sont faits après un certain nombre d’années) le représentent rouge comme un coq et d’extérieur monstrueux. « Suant le désir par tous les pores », disent-ils. Ce n’est pas le premier mastodonte que je connais dont le suint dérègle les imaginations. Je suis, on a dû s’en rendre compte, dans une situation d’esprit qui ne fait crédit à personne ni en bien ni en mal. Il y a fort longtemps que je ne classe plus les monstres d’après la carrure ou l’abondance de la transpiration. J’en connais de fluets, secs, et qu’on croit de bonne compagnie.
Je doute que les véritables désirs de ce corps-là puissent le faire suer. Pierre de M. est presque un saint. (V, 675-676)
Notes
665.

Ce procureur est probablement le même personnage que celui d’Un roi sans divertissement. Voir Janine et Lucien MIALLET, « Notice » sur Le Moulin de Pologne , Op. cit., III, 1230 et « Notes et variantes », note n°1 de la p.734.

666.

En dehors peut-être de Noël Guinard qui tient le journal de bord dans Fragments d’un Paradis. Il fait penser ainsi au narrateur de La Peste, par exemple.