III. Les stratégies narratives

III. A. Narration et focalisation

En outre, l’auteur varie les modes de narration. Dans les romans de la première « manière » (en dehors de ceux où le narrateur est supposé être Giono lui-même), seul Un de Baumugnes est écrit à la première personne. Ceux de la deuxième « manière » sont différents : ‘« Ce sont des récits à la première personne »’ (III, 1278), écrit Giono dans sa « préface » aux « Chroniques romanesques ». Ce qui suppose, entre autres choses, toute la subjectivité que met à chaque fois le narrateur dans le récit qu’il fait.

Par ailleurs, il y a dans certains de ces romans un seul narrateur qui perçoit et raconte, comme on l’a vu dans Le Moulin de Pologne . Dans d’autres, comme on le verra plus loin dans Un Roi sans divertissement , il y a plusieurs narrateurs - ou récitants - qui prennent le relais et qui racontent successivement l’histoire de Langlois. Dans Les Ames fortes , en revanche, il s’agit, on l’a vu, de deux narratrices qui donnent des versions opposées de la même histoire. Il s’agit donc, pour ces différents narrateurs de tenter d’expliquer ce qui est difficilement explicable, comme le dit Giono lui-même dans un carnet en date du 20 octobre 1946 : ‘« Les mobiles des actions humaines sont habituellement beaucoup plus complexes et plus variés qu’on ne se le figure après coup; il est rare qu’ils se dessinent avec netteté. Le mieux est parfois pour le narrateur de se borner au simple exposé des événements. »’ 667 Retenons surtout la dernière phrase de ce passage, qui permet de comprendre un aspect de la narration chez Giono. En effet, que ce soit dans les récits à narrateur unique ou dans les récits à narrateurs multiples (dont les versions se complètent ou s’opposent), il y a toujours une part qui échappe au narrateur des personnages dont il parle. Placé à une certaine distance par rapport à ceux dont il raconte l’histoire (distance temporelle, sociale ou psychologique), il ne peut saisir tous les mobiles de l’action de ces derniers. Car les mobiles appartiennent souvent au domaine psychologique profond chez les personnages. Le narrateur se contente alors de faire des suppositions et d’émettre des hypothèses. Dans certains textes‘, « le récit prend une allure d’hypothèse »’ 668, remarque très justement R. Ricatte. La version que le narrateur donne des faits est souvent incomplète et lacunaire. Dans Les Ames fortes, par exemple, en raison des versions différentes et opposées de l’histoire, le lecteur n’arrive pas à saisir la « vérité » sur Thérèse et sur son action. Mais l’essentiel n’est peut-être pas la recherche de la « vérité », c’est au contraire son ambiguïté même. Il est aussi dans confrontation entre des points de vue opposés, et donc dans ces « possibles narratifs » (pour employer l’expression dans le sens que lui donne Claude Brémond) auxquels peut donner lieu une même situation. On a vu que dans Noé l’auteur donne une sorte de suite à des récits ou à des portraits qu’il a à peine entamés dans son roman précédent, Un Roi sans divertissement. Noé, lui-même, présente des débuts de récits qui peuvent donner lieu à des suites éventuelles.

Le problème que pose l’étude du « point de vue » est indissociable de celui qui met en opposition la transparence et l’opacité des personnages d’une part, et l’objectivité et la subjectivité, d’autre part. En ce qui concerne l’opposition transparence/opacité, nous constatons que, contrairement à l’apparence, les personnages sont tellement opaques qu’il n’est pas possible pour le narrateur, si perspicace soit-il, de connaître totalement celui dont il parle. Une part de l’autre échappe toujours à celui qui perçoit. Dans Les Grands Chemins , par exemple, le Narrateur, qui est pourtant très proche de l’Artiste, puisqu’il est son double et qu’il ne cesse même de le sentir en lui, n’arrive pas (à l’exception de la dernière scène de la battue) à percer tout à fait le secret de son ami et à connaître tous les mobiles de ses actions. L’autre, même s’il est un autre soi-même, se situe désormais à une distance infranchissable. On pourrait affirmer, à la limite, que dans ces « Chroniques », l’homme n’arrive plus à communiquer avec lui-même. On verra plus loin que Langlois, par exemple, ne dit rien à propos du mal qui le ronge et il substitue à la parole libératrice des actions qui, d’ailleurs, restent vaines contre ce mal. L’absence de communication, du moins par le biais de la parole, caractérise presque tous les personnages de ces romans. Chacun est enfermé dans son propre « monde » (comme les Coste, Langlois, l’Absente de L’Iris de Suze, etc.).

En ce qui concerne l’opposition objectivité / subjectivité, nous remarquons que, dans la plupart des textes, la narration se fait en focalisation externe. Un distance, souvent temporelle, sépare le narrateur des faits racontés, même dans les récits à la première personne. Dans Les Ames fortes , Thérèse et son amie sont vieilles lorsqu’elles racontent, chacune, leur version des mêmes faits passés. Saucisse, quant à elle, connaît bien Langlois, mais n’arrive pas à tout savoir sur lui.

L’objectivité et la subjectivité ne traduisent donc pas, dans ces romans de la deuxième « manière », des positions opposées et distinctes. La position la plus « objective » d’un narrateur ou d’un personnage, qui se met à bonne distance par rapport aux autres ou par rapport aux événements, est en réalité une position qui est plus ou moins déterminée par ces événements et ces personnages. Autrement dit, cette position est d’une certaine manière subjective.

On parle souvent d’une sorte de détachement chez le Giono de la deuxième « manière », exprimé par exemple par l’ironie ou l’humour dans certains romans. A notre avis, il ne cesse d’être « subjectif », même dans les passages qui apparaissent les plus « objectifs ». Certes, il utilise dans les « Chroniques » un style différent de la première « manière », un style moins lyrique et moins « engagé » et il ne s’identifie plus explicitement avec ses personnages, mais il continue à peindre des « portraits » de personnages auxquels il prête certaines de ses préoccupations d’artiste et de créateur.

Voyons en détail certains points de cette problématique de la focalisation à travers Le Moulin de Pologne et Un Roi sans divertissement .

Notes
667.

Rapporté par R. RICATTE dans sa « Notice » sur « Le genre de la chronique », Op. cit. III, 1294.

668.

Op. cit.