III. A. 1. Dans Le Moulin de Pologne

Dans ce roman, le problème est peut-être le plus complexe. Giono y met en scène deux séries de personnages : ceux qui ne sont pas animés par le destin, qui ont une vision apparemment détachée, « objective » dépassionnée des choses et des gens, et ceux qui sont des victimes-agents du destin. Ceux-ci vivent le réel comme une « passion » et ne font guère la différence entre leur propre « réel » et le réel tout court. Mais à y voir de plus près, on s’aperçoit que ceux-là mêmes qui prétendent être détachés sont, en fait, eux aussi pris dans le même tourbillon que les autres. Leur objectivité n’est qu’un leurre. En effet, les habitants de la ville, y compris le narrateur, sont indirectement impliqués dans le drame des Coste. Leurs façons de voir et d’agir sont dictées par les sentiments ( de haine, de peur, de curiosité, etc.) qu’il portent à ces derniers. Ils ne sont donc pas dépassionnés ou détachés des événements qui se produisent autour d’eux.

Examinons maintenant la position du narrateur et des autres habitant à l’égard de M. Joseph.

Dans une partie de ce roman, le narrateur se place à une certaine distance de M. Joseph. Distance qui s’explique par le fait que celui-ci est un « étranger » qui est venu s’installer en ville. Il ne peut tout savoir sur lui. Il émet à son sujet des hypothèses, comme le font les autres habitants. C’est pour lui un personnage qui pose problème (c’est un « intrigant » (V, 637), il « intriguait » (V, 639) ). Lui et ses amis supposent même qu’il est ‘« un jésuite de robe courte »’ (V, 643). Le récit développe également un processus narratif, qui n’est pas sans rappeler celui qu’on trouve dans Un Roi sans divertissement . C’est la mère Cabrot, la logeuse de M. Joseph qui, la première, arrive à gagner la confiance de son pensionnaire et apprend, ainsi, de sa bouche, « des choses » sur lui, mais qu’elle ne communique qu’en partie au narrateur et à ses amis :

‘Elle parla de notre curiosité à son pensionnaire sur ce ton de complice passionné que prennent les gens longtemps rebutés pour déclarer leur amour à ceux qu’ils aiment. Elle eut ainsi le plus beau moment de sa vie : une longue conversation de plusieurs heures avec cet homme aimable. « Il m’a fait venir les choses de très loin », disait-elle. Car, cette aventure-là, elle ne put pas se tenir de la raconter; sans d’ailleurs vraiment rien dire; s’en tenant surtout à montrer l’honneur qui lui avait été fait (elle avait une longue liste de mépris à faire payer). (V, 639)’

La mère Cabrot ressemble à Saucisse, la confidente et l’amie de Langlois dans Un Roi sans divertissement . D’abord, ressemblance au point de vue du caractère : la mère Cabrot est ‘« renommée par sa verdeur »’ (V, 639). Ensuite, comme Saucisse, mais à une échelle plus réduite - car elle a eu une seule « conversation » avec M. Joseph, alors que Saucisse a longtemps été la confidente de Langlois -, la mère Cabrot contribue à combler certaines lacunes du savoir du narrateur. Toutefois, elle ne dit pas tout ce qu’elle sait : ‘« elle avait l’air d’être en possession d’un secret et de se moquer de nous »’ (Ibid.), dit le narrateur. Ce dernier et ses amis occupent par rapport à M. Joseph une place semblable à celle qu’occupent les vieillards par rapport à Langlois. Ils sont à une place respectueuse et distante. Autre point de rapprochement entre les deux femmes : comme Saucisse qui cherche une femme pour Langlois, la mère Cabrot cherche « une femme de ménage » pour s’occuper de M. Joseph.

C’est d’ailleurs cette dernière, qui est ‘« la plus bavarde et la plus indiscrète »’ (Ibid.), qui, à son tour, apporte au narrateur des renseignements sur M. Joseph. Elle ‘« expliqu[e] les choses clairement en long et en large »’ (Ibid.). Mais ces renseignements demeurent insuffisants pour connaître vraiment M. Joseph, car ils concernent seulement les aspects extérieurs de sa vie. La femme de ménage parle seulement de ses vêtements, de ses draps, de ses « trois pipes » et d’un « livre » dont elle ne peut savoir le titre parce qu’ ‘« elle ne sa[it] pas lire »’ (V, 640). Le mystère de M. Joseph reste impénétrable pour le narrateur et ses amis malgré leur tentative pour envoyer des garçons escalader le mur de sa maison pour l’épier. Ces derniers n’arrivent pas à trouver quoi que ce soit sauf qu’il lit ‘« ce fameux livre dont on ne sa[it] pas le titre »’ (Ibid.).

Pour tenter encore de pénétrer le secret de M. Joseph, le narrateur et ses amis pensent qu’il faut lui trouver une femme (V, 641-642). C’est la même idée que les proches amis de Langlois ont eue, mais pour des raisons totalement différentes. Ces derniers ont essayé, en effet, grâce à ce moyen, de guérir leur ami du mal qui le ronge. Mais contrairement à Langlois, M. Joseph refuse  les « petites filles » (V, 642) qu’on lui propose669.

Comme dans Un Roi sans divertissement , il y a, dans le début du Moulin de Pologne , une narration qui se présente comme une enquête : le narrateur rassemble les témoignages des gens qui connaissent de près M. Joseph. Lui-même, il se situe donc à une certaine distance de certains faits. On peut donner deux exemples. Le premier concerne la scène où M. Joseph se promène avec Eléonore et Sophie, les deux filles qu’on lui propose pour le mariage. Il doit en effet faire son choix entre les deux. Se trouvant assez loin de la scène, le narrateur n’est pas en mesure de rapporter leur conversation ou de s’expliquer la réaction des deux filles. Il se contente de rapporter ce qu’en disent les autres, ceux qui sont proches de la scène, sans toutefois accorder trop de crédit à leur témoignage :

On disait qu’au moment où ils se séparèrent, Sophie avait baisé les mains à M. Joseph. Si elle l’avait fait, et ainsi devant tout le monde à Bellevue, il y avait eu une exaltation étrange dans cette petite fille qui avait été toujours très effacée. Il paraissait même qu’elle s’était « précipitée sur ses mains ».
On en dit toujours plus qu’il n’y en a, dans ces cas-là, mais je ne pouvais pas exercer mon sens critique, la scène s’était passée loin de moi, loin de tout ce qui comptait.
[...] Devant cette « précipitation », Eléonore avait eu, paraît-il, un haut-le-corps et elle avait fait un pas en arrière. Mais, l’instant d’après - si on en croit toujours ces gens du commun sans imagination - elle s’était « précipitée » elle aussi sur Sophie qu ’elle avait embrassée avec les marques de la tendresse la plus passionnée. Il y avait là matière à réflexion. (V, 647)

Un deuxième exemple de focalisation externe est donné par la scène qui se trouve dans le chapitre III. Le narrateur suit Julie à sa sortie du bal jusqu’à la maison de M. Joseph. Il escalade le mur du jardin et essaie d’observer la scène. Mais il est loin et ne peut faire que des conjectures et des suppositions sur ce qui se passe à l’intérieur.

Mais cette vision extérieure change petit à petit. Grâce aux longues années passées auprès de M. Joseph, le narrateur apprend à comprendre les pensées et les sentiments de ce dernier. Il tente, en « amateur d’âmes », d’expliquer l’amour et les soins dont cet homme entoure sa femme et son fils. Il explique aussi les raisons de son inquiétude pour eux : le destin est toujours prêt à les lui ravir. M. Joseph n’est plus cet homme énigmatique du début, celui qui fait peur. C’est un homme comme les autres. Il a des forces et des faiblesses. Par exemple, dans le passage suivant, le narrateur témoigne d’une connaissance assez profonde du caractère de son ami. Il tente d’expliquer son état d’âme et d’esprit face au destin qui menace sa famille :

‘Il y avait certainement chez M. Joseph une grande part d’amour propre. Je ne crois pas qu’il existe des saints. Il se servait avec trop d’intelligence de sa qualité pour n’avoir pas une haute opinion de lui-même. En fin, quand il avait bien souffert d’amour-propre, qu’il s’était soigneusement blessé à l’endroit qui ne guérit pas avec l’idée qu’il serait berné, il souffrait d’amour pur et simple. La perdre et rester seul! La remplacer par quoi? (Il n’était même pas question de se demander par qui on pouvait la remplacer; il avait vu les Sophie et les Eléonore!) Il n’ y avait de ressources qu’en cessant d’aimer. C’est ce qu’il fit, je crois. Mais, des hommes de la taille de M. Joseph ne passent pas au suivant, comme les hommes de petit format. S’ils abandonnent, c’est par instinct de conservation. On ne peut pas savoir qu’ils n’aiment plus. Eux-mêmes l’ignorent mais ils font désormais ce qu’il faut pour vivre; la vie tient à eux; cela doit être bien désagréable. (V, 743-744)’

Contrairement au personnage de Langlois d’Un Roi sans divertissement , qui échappe au fil du texte, et dont le comportement devient de plus en plus énigmatique, on le verra plus loin, malgré la présence de plusieurs narrateurs qui prennent la relève pour tenter d’expliquer ce comportement, M. Joseph, lui, apparaît de plus en plus transparent. Le narrateur le connaît de plus en plus et fournit des explications non seulement sur son action mais aussi sur ses sentiments profonds. Dans Le Moulin de Pologne , on passe progressivement d’un récit en focalisation externe à un récit presque en focalisation zéro, puisque le narrateur sait désormais tout sur le personnage, qui pourtant, au début, paraissait énigmatique et opaque.

Notes
669.

Le thème n’est pas nouveau. Dans Triomphe de la vie , Panturle et ses amis chargent Eugénie de séduire le forgeron Augustin pour qu’il accpte de leur fabriquer une charrue spéciale, capable de labourer leurs champs arides. Dans Regain , Mamèche parvient à faire venir Arsule chez Panturle pour que celui-ci se marie avec elle, fonde une famille et s’installe dans le village abandonné.