III. A. 2. Dans Un Roi sans divertissement

C’est dans Un Roi sans divertissement , la première des « Chroniques », que Giono met en évidence sa nouvelle stratégie narrative. C’est dans ce roman qu’on peut le mieux saisir par exemple le problème de la focalisation et les différentes distances entre le narrateur et ce qu’il raconte.

Dans Un Roi sans divertissement , le récit est successivement filtré à travers :

Bien que le premier narrateur soit temporellement éloigné des événements de 1843, relatifs à l’histoire de M.V., c’est pourtant lui qui se charge de les raconter. En effet pour pouvoir actualiser ce passé lointain et le reconstituer, il mène une enquête. Il rassemble les éléments épars en interrogeant Sazerat qui ‘« connaît l’histoire »’ (III, 457) de la région comme « tout le monde » (III, 457) et surtout en observant les paysages et les gens qui rappellent directement ou indirectement M.V. (la scierie de Frédéric, le « lecteur de Sy l vie  »....) ou qui sont marqués pour jamais par les « empreintes » de ce personnage (comme ce fameux « hêtre » qui est témoin de tous les méfaits de M.V.)

C’est ainsi que le narrateur remonte le temps et abolit la distance temporelle qui le sépare de ce passé lointain. Il raconte alors cette histoire de M.V., histoire qui finit par les « deux coups de pistolet »  (III, 504) tirés par Langlois. Arrivé à ce point du récit, le narrateur évoque alors ce que des « vieillards qui savaient vieillir » (III, 504) et qu’il a interrogés « il y a plus de trente ans » (III, 504) lui ont dit. Le narrateur leur cède alors la parole et ce sont eux qui, désormais, se chargent de la narration. Ils enchaînent et racontent ce qui s’est passé après la mort de M.V. et la démission de Langlois :

‘[...] un an après, en 46, il fallut faire effort pour reconnaître Langlois qui retournait chez nous. Il est vrai qu’il était changé. (III, 504)’

Cette période de la vie de Langlois qu’ils évoquent est surtout marquée par l’histoire de la chasse au loup, histoire qui finit aussi par les ‘« deux coups de pistolet tirés à la diable’ »  (III, 504) par Langlois.

Aussitôt après, ces vieillards, qui racontent l’histoire « tantôt l’un, tantôt l’autre » (III, 504), cèdent la parole à un autre narrateur, Saucisse, qui est plus proche de Langlois et qui en sait plus qu’ils n’en savent. Ce sont eux qui lui demandent‘, «très longtemps après, au moins vingt ans après »’  (III, 504), c’est-à-dire après la mort de Langlois vers «67-68 »  (III, 541), de leur révéler le mystère de ce personnage. C’est à son tour alors que Saucisse remonte le temps et raconte aux vieillards ce qui s’est passé ‘: « taisez-vous donc, cria Saucisse [...] c’était un homme comme les autres ! » ’ (III, 546). Et l’épisode de la vie de Langlois qu’elle raconte alors, évoque les différentes péripéties du drame de ce personnage, précédant son suicide. Ensuite, ce sont les vieillards qui reprennent la parole de nouveau (III, 603-605) mais qu’ils cèdent aussitôt après au premier narrateur (III, 605-606).

Nous voyons donc qu’il y a narration dans la narration. Puisque ce qui est narré par Saucisse se situe à l’intérieur de ce qui est narré par les vieillards ; et ce qui est raconté par les vieillards se situe lui-même à l’intérieur de ce qui est raconté par le premier narrateur ; une sorte de point de vue dans le point de vue :

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En somme, il y a une sorte de symétrie670 dans la structure narrative globale. Au centre c’est l’épisode raconté par Saucisse, et c’est l’épisode où tout (événements et personnages) tourne autour d’un pôle d’attraction unique : Langlois. Tous les événements sont rapportés en fonction de la vie de ce personnage central. C’est aussi l’épisode où le drame atteint son apogée avec la mort tragique du personnage. Ce qui vient avant cet épisode serait une sorte de préparation. L’histoire de M.V., surtout, a désormais donné le branle à une sorte de mouvement irréversible chez Langlois. Sa vie en sera complètement changée. Ce qui vient après cet épisode c’est le dénouement tel qu’il est perçu d’abord par les vieillards puis par le premier narrateur. Pour les vieillards, le récit de Saucisse leur permet, après coup, de s’expliquer certains comportements qu’ils ont observés mais qu’ils n’ont pas compris alors : le goût nouveau de Langlois pour les cigares, juste après son mariage et sa fascination pour le sang de l’oie sur la neige.

Lorsque le premier narrateur reprend enfin la parole, c’est certes pour raconter le dénouement : ‘« Eh bien ! Voilà ce qu’il dut faire »’ (III, 605), mais surtout pour donner la clé de l’énigme de Langlois qu’il vient de raconter - ou qu’on vient de lui raconter - Mais il le dit sous forme de phrase interrogative - qui n’est donc pas moins énigmatique671 elle-même : ‘« Qui a dit : Un roi sans divertissement est un homme plein de misère ? »’  (III, 606).

La narration est étroitement liée à la distance (d’ordre affectif, moral, social ou temporel) qui sépare, d’une part, le narrateur des événements racontés et qui sépare, d’autre part, le narrateur du héros (Langlois). Autrement dit, elle est liée au degré d’implication du narrateur dans le récit.

Considérons, sur un tableau, les trois épisodes672 essentiels dans l’ordre où ils sont dans le roman ainsi que la distance qui sépare chacun des narrateurs du personnage principal .

EpisodeDistanceentre narrateur et héros Episode de M.V.(raconté par) Episode du loup(raconté par) Episode de la viede Langlois (raconté par)
Narrateur se trouvant à une distance temporelle du héros. 1er narrateur (date de la narration : vers 1920)
Narrateurs contemporains des événements mais se trouvant à une distance sociale du héros. Les vieillards (date de la narration : vers 1890)
Narrateur proche moralement et affectivement du héros. Saucisse (date de la narration : vers 1867-1868)

Chaque épisode constitue un récit qui pourrait apparaître comme un récit autonome contenant sa propre intrigue et son propre dénouement. Dans les deux premiers, les étapes que suit le récit sont bien marquées et claires, les événements sont enchaînés d’une façon logique et « cohérente »  : il y a d’abord un mal (perpétré par M.V. et par le loup), il y a ensuite un désordre - social - causé par ce mal (la peur des villageois, la perturbation de leur rythme de vie), il y a enfin un rétablissement de la paix et de l’ordre grâce à Langlois. En revanche, dans le troisième épisode, les étapes successives ne présentent plus cette netteté et cette « cohérence ». Il n’y a plus, apparemment, d’enchaînement logique des événements. Ceux-ci se succèdent, sans lien entre eux, car il s’agit désormais d’événements qui sont relatifs à la vie intérieure du héros. Le récit n’a plus pour objet de raconter un drame social (comme dans le premier et le deuxième épisode), mais il a pour objet de retracer les différentes péripéties d’un drame intérieur, celui de Langlois.

Le changement de narrateur ainsi que l’éloignement des dates de narration les unes des autres auraient tendance aussi à mettre en évidence cette impression de rupture entre les différents épisodes.

Cependant, en y regardant de plus près, on s’apercevrait que ces épisodes sont en fait très liés. Par exemple l’histoire de M.V., vécue de trop près par Langlois, révèle à celui-ci une vérité qu’auparavant il ne soupçonnait pas : l’ennui peut conduire à un divertissement suprême : le crime. En comprenant cela, Langlois se sentira de plus en plus proche de M.V., et sa vie en sera désormais changée. La chasse au loup (dans le 2ème épisode) peut être considérée comme une expérience « divertissante » pour Langlois, mais celui-ci ‘« se rend(ra) bien compte que ça n’était pas une solution »’ ( III, 551 ).

Le troisième épisode est alors un prolongement des deux premiers : Langlois qui cherche à se divertir ( la fête de Saint-Baudille, le mariage avec Delphine ), échoue dans ses tentatives. Et comme il ne peut être tout à fait M.V., alors il se suicide.

Le roman raconte donc l’évolution de ce personnage. Et ce qui est raconté dans chaque épisode concerne l’une des étapes de cette évolution.

De ce point de vue, la mort de M.V. ( à la fin du premier épisode ) et la mort du loup ( à la fin du deuxième ) peuvent être perçues, par rapport à l’ensemble du roman, comme des événements permettant une sorte de transition entre une étape et une autre de la vie de Langlois. Ces deux événements entraînent, en effet, une suite de réactions qu’on peut déceler au niveau du comportement de ce personnage. Loin de marquer une fin, ils annoncent, à chaque fois, une nouvelle étape de l’histoire. Car si la mort de M.V. ( et celle du loup) ramène la paix chez les villageois, c’est le calvaire qui commence pour Langlois. Et le changement de narrateur, au début de chaque épisode, permet justement de relancer le récit. D’ailleurs, les trois récits sont imbriqués l’un dans l’autre grâce à ce jeu de narration dans la narration dont nous avons parlé plus haut.

En outre, on peut remarquer que ce lien se fait aussi par la reprise de thèmes analogues dans chaque épisode : il s’agit de ce qu’on peut appeler « la mise à mort »  ( respectivement et dans l’ordre : de M.V., du loup et de Langlois), suivie à chaque fois de l’effacement du héros : d’abord un effacement provisoire ( démission et départ ) ; ensuite un effacement qu’on peut appeler social ( renoncement à toute activité ayant un rapport avec la vie collective du village et repliement sur soi-même); enfin un effacement effectif (suicide du personnage)673 .

Nous avons constaté que la distance entre le narrateur et l’histoire racontée, et surtout entre le narrateur et le personnage principal, tend progressivement à se réduire jusqu’à s’effacer à mesure que l’on avance dans le roman. Cette distance est d’ordre temporel pour le premier narrateur, qui vit à une époque postérieure aux événements racontés. Elle est d’ordre social pour les vieillards qui sont contemporains de ces événements mais qui occupent un rang ne leur permettant pas de tout savoir. Elle s’efface enfin pour Saucisse qui, malgré son passé, est la plus proche de Langlois et doit donc de ce fait, savoir tout ce qui concerne la vie de ce personnage.

Le lecteur s’attendrait donc à ce que cette réduction de la distance permette une vision de plus en plus précise de l’histoire racontée, or c’est le contraire qui se produit : plus le narrateur est censé connaître les événements, moins le récit est ordonné et clair. En effet dans les deux premiers épisodes, alors que les narrateurs sont respectivement placés à une certaine distance de ce qu’ils racontent, le récit est linéaire674 et les événements racontés suivent un enchaînement chronologique évident. Dans le troisième épisode, en revanche, quand c’est Saucisse qui assume le rôle de narrateur, et qu’elle est censée tout connaître, le récit comporte plus de «vides »  et plus de « silences... ». Il n’y a plus de linéarité ou d’enchaînement des événements racontés. Le comportement du personnage principal comporte plus de « mystère ». Il échappe aussi bien au narrateur lui-même qu’au lecteur.

Aussi, peut-on dire que la « clarté »  et la « transparence » du héros sont inversement proportionnelles à la distance à laquelle se trouve le narrateur par rapport à ce qu’il raconte et par rapport à Langlois lui-même.

L’ « opacité » du personnage principal d’Un roi sans divertissement s’explique aussi par la focalisation dans ce roman. Langlois est toujours saisi du dehors. Nous ne pouvons jamais savoir ce qui se passe dans sa conscience. Il n’y a aucun discours intérieur du personnage permettant de connaître sa pensée intime. Les narrateurs se contentent de raconter ce qu’ils perçoivent du dehors.

Mais si dans le premier et le deuxième épisode le récit n’est pas vraiment « lésé »  par cette vision du dehors ( il n’y a pratiquement pas de « vides », les événements s’enchaînent et tout est « transparent » ), c’est parce que les événements qu’on raconte touchent plus à la vie sociale des villageois qu’à la vie intime du personnage de Langlois. Il y a donc correspondance entre le narré et la focalisation adoptée.

Dans le troisième épisode, par contre, la situation est un peu différente, car si la focalisation est là encore externe, ce qui est narré, par contre, concerne plutôt la vie privée du personnage et l’évolution de son drame intérieur. Il y a donc une sorte d’« incompatibilité » entre la focalisation et le narré (voir tableau).

Episode Narrateur Focalisation Narré
1er et 2èmeépisodes 1er narrateurles vieillards externe drame social
3ème épisode Saucisse externe drame intérieur

Quand Langlois agit, la plupart de ses actions demeurent entourées de mystère. Par exemple, pourquoi cherche-t-il à examiner les vêtements sacerdotaux (III, 512) ? Pourquoi a-t-il besoin, pour cela, de poursuivre Martoune, la sacristine, pendant des jours (III, 510-511) ? Quelle est la raison de sa visite au curé ‘« dont rien ne transperça »’ (III, 512) ? Aucune explication n’est donnée à ce comportement « étrange ». Ceux qui l’entourent (les villageois) ne comprennent rien. Ils finissent par prendre ‘« l’habitude de se dire que, en ce qui concern(e) Langlois, rien ne signifi(e) rien »’ (III, 513). Celui-ci demeure mystérieux et fermé sur lui-même. Personne, parmi ceux qui vivent autour de lui, ne peut vraiment connaître ses intentions ou deviner à quoi il pense.

Sur ce plan, il ressemble en quelque sorte à M.V., personnage qui n’est jamais, non plus, présenté de l’intérieur mais qui est surtout présenté à travers le résultat de ses actes, c’est-à-dire à travers ses victimes.

Exception faite des deux mots qu’il prononce : « de Chichilianne »  (III, 471), en réponse à une question de Frédéric II qui l’interroge - sans le connaître d’ailleurs -, on ne le voit jamais parler ou expliquer ses actes. Son entretien avec Langlois dans sa maison (III, 502) ou au pied du hêtre (III, 504) n’est pas rapporté. Cette « absence » peut être perçue surtout à travers le nom qu’il porte et qui est réduit à des initiales. Une sorte d’« anonymat »  qui ne fait que souligner davantage cette signification particulière que l’auteur aurait voulu donner à ce personnage qui est M.V. : c’est un homme ordinaire : « très humain »  (III, 496), qui a « un air familier » (III, 502), bref c’est « un homme comme les autres » (III, 503).

Langlois échappe donc à tous, même à ceux qui sont très proches de lui (Mme Tim, Saucisse mais peut-être pas au procureur ). Ceux-ci sentent qu’il est en train de s’éloigner d’eux : ‘« On perdait Langlois. Tout le monde allait le perdre si ça continuait »’ (III, 571). La précipitation des événements vers la fin tragique inévitable est ressentie par tous ceux qui l’entourent, mais ils ne peuvent rien faire. Mme Tim et le procureur préfèrent alors se retirer : ‘« à partir de ce moment ils se sont tenus à distance respectueuse »’ (III, 601).

Saucisse, quant à elle, même si elle est la plus proche de Langlois, n’est jamais capable de pénétrer tout à fait son mystère. Elle ne fait que deviner. Lors de la fête de Saint-Baudille, elle observe Langlois et imagine alors dans un discours intérieur ( qui est donc le sien et non celui de Langlois ) ce que peut penser cet homme (III, 579-581). Ce que Langlois révèle alors - à travers ce que Saucisse imagine - est qu’il cache son jeu, même à ses amis :

‘Je ne peux courir aucun risque, même pas celui de vous dire où je vais et où je vous mène... (III, 580)’

Ce que l’on peut donc retenir est que personne ne sait exactement le fond de la pensée de Langlois. Saucisse ne fait qu’imaginer, intuitivement, ce qui se passe à l’intérieur de cet homme.

Cet « éloignement » progressif de Langlois peut aussi être perçu à travers les actions qu’il entreprend. En effet, si au début, il a plus de « présence » et de « consistance » c’est parce que nous le voyons agir (il enquête sur M.V. et le tue, il organise une battue et tue le loup...). Vers la fin, par contre, nous ne le voyons plus agir (la construction du « bongalove » ainsi que la fête du mariage sont passées sous silence). Il y a un changement qui s’opère chez lui : l’univers extérieur ne l’intéresse qu’en fonction de ses préoccupations intérieures. Or les préoccupations intérieures n’exigent plus d’action d’éclat ( en dehors de la dernière qu’il finit bien par entreprendre ).

Langlois peut également apparaître à travers les rapports qu’il a avec les autres personnages. En effet, bien qu’il soit fermé sur lui-même et bien qu’il ne livre jamais sa pensée intime - même à ses plus proches amis - Langlois entretient avec tous des rapports très étroits. Tous les personnages, d’Un roi sans divertissement, y compris ceux qui peuvent être considérés comme les plus anodins ou les plus effacés, semblent bien assumer, par rapport au personnage principal, la fonction que l’auteur assigne aux personnages secondaires d’un roman en général et qui est celle de « répondants »675.

Mais voici d’abord un schéma de la distribution de ces personnages (ceux dont la fonction est importante) par rapport au héros ainsi que du type de rapport qu’ils entretiennent avec celui-ci :

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Nous pouvons remarquer que :

D’une part, tous les personnages n’existent qu’en fonction du personnage principal. Ils répondent, respectivement, aux différents besoins de celui-ci (besoin d’ordre dramatique ou psychologique ).

A chaque étape de l’évolution de Langlois et à chaque action qu’il entreprend, des besoins nouveaux apparaissent et nécessitent l’apparition de nouveaux personnages. De ce fait, la présence d’un groupe de personnages correspondrait à une étape de la vie de Langlois et à des préoccupations bien déterminées chez lui.

Par exemple le groupe des victimes de M.V. ( Marie Chazottes (III, 459), Callas, Delphin (III, 478) et Dorothée (III, 490) ) a pour fonction - dans le récit - de déclencher l’action. Langlois est sur place pour faire l’enquête et chercher à élucider le mystère des disparitions successives. Là, nous retrouvons donc le Langlois officiel : personnage détaché qui fait minutieusement son travail de policier, comme l’aurait fait n’importe quel autre gendarme.

Mais avec le groupe des villageois les rapports deviennent un peu plus complexes. Si là encore c’est l’homme officiel qui est suscité pour ramener l’ordre et apporter la protection nécessaire, il n’en demeure pas moins que Langlois garde une certaine distance vis-à-vis des villageois. Ceux-ci ont vis-à-vis de lui un sentiment d’admiration mêlée de crainte; crainte qui les empêche de l’approcher, ce qui les amène à se contenter de nouer une amitié avec son cheval. Leur importance pour Langlois est liée au rôle qu’ils jouent en tant qu’« aides ». Et la durée de ce rôle se limite à la durée de l’enquête menée par Langlois pour trouver l’origine du mal (M.V. et le loup ) et s’en débarrasser. Une fois les problèmes qui les préoccupent réglés, ils deviennent secondaires, faisant partie du décor. Ils resteront des témoins éloignés.

Les rapports qui existent entre Langlois et le groupe des « ennemis » sont ambivalents. Au début M.V. est un ennemi que Langlois, en tant que gendarme, cherche à neutraliser. Mais petit à petit il commence à comprendre les raisons de ses actes. Il comprend que M.V. est en mal de divertissement et que la messe de minuit, par exemple a pu détourner son attention. Elle l’a tellement occupé qu’il n’a pas songé à commettre un nouveau crime : il a ‘« trouvé ce soir un divertissement suffisant »’ (III, 486), dit-il au curé.

Langlois est de plus en plus proche de M.V.. Il deviendra une sorte de « frère » pour lui, car il sera atteint du même mal : l’ennui. M.V. constitue, en quelque sorte, l’autre Langlois, son double. D’ailleurs l’itinéraire qu’ils suivent tous les deux ainsi que la métamorphose qu’ils subissent au cours du récit sont clairement analogues. Au début M.V. est perçu comme un criminel tuant sans pitié, mais nous découvrons petit à petit, à travers Langlois que c’est un homme « ordinaire » qui souffre d’un mal qui peut atteindre n’importe qui; donc un homme qui a plutôt besoin de compréhension et de pitié ( c’est pourquoi Langlois préfère le tuer plutôt que de le faire juger ). Langlois, aussi, connaîtra un changement semblable. Au début c’est un homme courageux qui apporte protection et aide aux autres; à la fin il s’avère faible. Un homme qui a besoin de la protection et de l’aide de ses amis.

Le loup676 survient, quant à lui, à un moment où Langlois commence à ressentir le besoin de divertissement. La cérémonie de la chasse est alors minutieusement préparée et exécutée. Elle devient une sorte de jeu qui dure toute une journée. Mais, à la fin, lorsque Langlois se trouve en face de l’animal, il y a un moment de silence où nous entrevoyons une sorte de « complicité » entre l’homme et la bête. En effet Langlois ne tire qu’‘« après un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite ! »’ (III, 541).

Le groupe des amis n’apparaît qu’à un moment relativement tardif ( Saucisse à la page 482, le procureur à la page 514, Mme Tim à la page 517 ).

Le rôle de ces « amis » ne devient effectif que lorsque Langlois commence à souffrir du mal de l’ennui. Ce groupe répond donc au besoin d’aide qu’éprouve Langlois.

D’autres personnages ( que nous n’avons pas mentionnés sur le schéma ) apparaissent de façon momentanée, le temps d’assumer un rôle bien déterminé dans le récit, répondant à l’une ou l’autre préoccupation de Langlois, puis disparaissent tout à fait du récit. C’est ainsi qu’on peut parler de la « brodeuse » qui correspond au besoin de Langlois de satisfaire une curiosité ( comment vivait M.V. ? ) et de vérifier que ce « criminel » était bien un homme ordinaire avec un foyer, une femme et un enfant. Avant elle, il y a Frédéric II et Bergues qui, eux aussi occupent, au début, une place importante mais disparaissent aussitôt du récit ; comme par la suite le curé, Martoune, etc.  Delphine aussi répond au besoin de Langlois de tenter une expérience particulière ( le mariage ), espérant par là trouver un remède à son mal. Mais en vain.

D’autre part, ces mêmes personnages, qui sont disposés autour de Langlois en « une manière d’amphithéâtre »677 permettent à ce personnage d’exister; car ce n’est qu’à travers eux et par eux que nous pouvons le saisir.

Ce sont eux qui le révèlent aussi bien par leur existence même par rapport à lui que par ce qu’ils pensent ou disent de lui ( les villageois et Saucisse n’assument-ils pas le rôle de narrateur ?).

C’est ainsi qu’à travers ces « répondants » nous pouvons saisir Langlois. C’est à travers leurs réactions que nous entrevoyons ses préoccupations à lui.

Langlois est donc comme un « signe vide [qui] va se charger progressivement. »678. Ou plutôt comme une figure dont les contours, en se chargeant par petites touches successives, la font mieux apparaître et voir. Le « positif » apparaît en quelque sorte dans le « négatif »; technique qu’expliquera l’auteur en 1962 dans la « Préface aux Chroniques romanesques », comme on l’a déjà vu.  

C’est le plus souvent de cette manière que Giono procède dans les romans de la seconde manière. Toutefois, on peut remarquer des différences entre les romans de cette période. Giono ne se répète que très peu. Chaque oeuvre conserve son originalité. Elle peut présenter un certain nombre d’éléments qui lui sont propres. Par exemple, on peut remarquer une certaine différence narrative entre Un roi sans divertissement et Le Moulin de Pologne , qui tient au problème du degré de transparence du héros et à la distance qui sépare celui-ci du narrateur. On peut se présenter schématiquement cette différence comme suit :

Oeuvre Nombre de narrateurs Distance entre narrateur(s) et personnage Etat du personnage au début du roman Etat du personnage à la fin du roman
Un Roi... plusieurs Va s’agrandissant Langlois est transparent Langlois est opaque
Le Moulin... 1 seul Va se réduisant M. Joseph est opa- que M. Joseph est transparent
Notes
670.

Il est évident qu’il s’agit là d’un schéma qui traduit la structure narrative d’ensemble. Nous n’y considérons pas le nombre de pages qui est nettement plus important dans la partie qui précède l’épisode raconté par Saucisse que dans la partie qui vient après.

671.

A propos de ce dénouement voir notamment l’article de R. RICATTE : «  les vides du récit et les richesses du vide » . Etudes Littéraires, volume 15, n° 3, décembre 1982, la presse de l’Université Laval, p. 302.

672.

Nous appelons chacune de ces 3 parties un épisode. Nous nous sommes inspiré, pour cette «  division tripartite du roman »  de l’article de P. CITRON sur « Un roi sans divertissement » , in Giono aujourd’hui, Op. cit. p. 172.

673.

En dehors de leurs significations respectives différentes, ces scènes qui sont disposées de manière à se réfléchir les unes dans les autres, ne sont pas sans rappeler le procédé, somme toute classique, et qui sera largement utilisé par certains «  Nouveaux Romanciers », celui de la «  mise en abyme ».

674.

Exception faite des trois premières pages où il y a un va-et-vient entre le présent et le passé et où le récit semble «hésiter » avant de démarrrer pour de bon.

675.

A propos de « répondants », voir l’interview de Jean Giono par Jacques CHABOT et Aline VALENTE, Bull. n° 9, Op. Cit., p. 21-35.

676.

Le loup peut être considéré comme un personnage. N’en parle-t-on pas comme d’une personne, d’un « Monsieur » ? (pages 523, 536, 537 et 539).

677.

R. RICATTE , « Le vide du récit et les richesses du vide », Op. cit., p. 301.

678.

Philippe HAMON : « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, ouvrage collectif, Coll. « Point  », Edition du Seuil, Paris 1977, p. 128.