III. B. 2. Dans L’Iris de Suse

Dans L’Iris de Suse , le dernier roman de Giono, l’histoire racontée est à la fois simple (l’histoire de l’évolution d’un personnage) et complexe (articulation sur d’autres histoires secondaires par rapport à cette histoire). Ce texte met en jeu un réseau très varié de procédés narratifs.

Notre propos est de voir comment, à travers quelques structures mises en oeuvre, L’Iris de Suse fonctionne selon un mouvement dialectique : c’est à la fois un roman de la diversité et roman de l’unité. A l’intérieur du récit premier émerge un récit second. Ces deux récits sont au début divergents, mais peu à peu ils convergent et finissent par coïncider l’un avec l’autre.

Au début du roman, l’auteur utilise un procédé qui, somme toute, est traditionnel et qui consiste à commencer un récit alors que l’action est déjà engagée. Et c’est seulement par la suite - par le moyen du « flash back » - qu’il revient à l’explication des événements antérieurs. En effet, dans ce début, le personnage principal, Tringlot, est présenté d’abord comme un personnage étrange qui se trouve dans une situation non moins étrange. Le portrait de ce personnage laisse percevoir déjà un mystère sur son identité (« zèbre », « Tourniquet »); et le narrateur d’ajouter entre parenthèses, ce qui accentue davantage cette idée d’étrangeté ‘: « (on ne peut l’appeler autrement ) »’, mais la raison de sa fuite ne sera connue que beaucoup plus tard (VI, 463).

Ce début donne donc déjà une idée de ce que sera la narration dans tout le roman. Il s’agit de la mise en oeuvre de deux récits679 menés conjointement : le récit de la fuite de Tringlot et le récit des événements antérieurs qui ont motivé cette fuite.

Le retour en arrière est ainsi implicitement posé dès le début comme un procédé essentiel sur lequel repose la narration dans L’Iris de Suse . Cependant ce procédé acquiert ici une valeur et un fonctionnement très particuliers. En effet, dans des romans comme Germ i nal ou La Condition humaine par exemple, l’ « explication » des événements antérieurs est immédiatement donnée, dans les toutes premières pages du roman. Dans L’Iris de Suse, en revanche, cette « explication » s’étale sur la presque totalité du roman. Il ne s’agit donc pas d’un procédé comme celui qui est utilisé par Zola ou Malraux et qui aurait simplement pour effet de placer le lecteur devant une situation étrange, que le narrateur met en avant et qu’il se charge d’expliquer par la suite, mais surtout d’une technique narrative particulière qui met en oeuvre le fonctionnement d’un récit second dans l’espace entier du roman.

Appelons donc « récit 1 » le récit des événements « présents » que vit le personnage à partir de son apparition dans le roman et « récit 2 » celui des événements antérieurs. Ces deux récits fonctionnent de manière différente.

Dans le récit 1, il s’agit des événements qui sont vécus par Tringlot lui-même et par les autres personnages ou des événements qui lui sont racontés. Le narrateur n’y intervient que pour donner une indication sur le cadre spatial et temporel où se déroule l’action. En dehors de quelques passages narratifs, notamment au début du roman, la parole est laissée aux personnages eux-mêmes. Mais, même dans ce début, la narration est faite à travers la vision de Tringlot lui-même. Celui-ci est en fuite. Il redoute ses poursuivants :

‘Tous ses sens étaient en éveil. Même l’odorat : il sentait la sueur aigrelette des lièges écorcés [...] mais plus loin encore (il cherchait, il se méfiait) l’arôme peut-être d’un tabac. S’ils étaient embusqués, ils ne fumaient certainement pas cette nuit; un des deux en tout cas avait l’habitude de mâcher du cachou. (VI, 355-356) ’

C’est donc le personnage qui analyse les événements dans ce passage. Il connaît bien les habitudes de ses poursuivants (sur le plan syntaxique, la présence des deux points confirme cette interprétation). Le lecteur est désormais placé en vision « avec ».

Le récit 1 est composé surtout de dialogues (nous en verrons plus loin la valeur). Il n’évolue pas grâce à l’émergence de nouveaux événements qu’il décrirait, mais grâce justement à ces dialogues qui chaque fois le relancent et le développent.

Quant au récit 2, celui des événements antérieurs, c’est un récit rétrospectif. C’est à travers les introspections de Tringlot que ce passé est progressivement reconstitué.

Ces introspections ont tendance à figer le récit 1 pour permettre l’émergence du récit 2. Le récit 1 effectue donc un brusque arrêt. Le temps s’arrête pour le personnage. Ce qui l’entoure disparaît tout d’un coup. Il revoit alors des séquences éparses de sa vie passée (des poursuites, des cachettes, des procès vrais ou imaginaires, etc.). Puis ces scènes de la vie passée qui sont rendues d’une façon interrompue par une remémoration volontaire, acquièrent, peu à peu, une clarté et une cohérence : Tringlot est un bandit en fuite; il cache un butin qu’il a volé à d’autres voleurs. Grâce à ces incursions du récit 2 dans le récit 1, le lecteur parvient ainsi à retracer le portrait de ce personnage et à connaître tout son passé.

Voyons dans le détail comment s’effectue, dans le roman, la distribution de ces épisodes qui évoquent le passé du personnage. On peut en distinguer trois sortes :

  1. Des épisodes assez courts. Ce sont plutôt des allusions brèves au passé de Tringlot. Celui-ci compare sa situation présente ( à la montagne) à celle d’autrefois. Ces épisodes sont au nombre de cinq.

a- Dans le premier, le personnage explique pourquoi ses habits sont maintenant si « voyants » :

‘Il regrettait d'être habillé de son costume « hippique », un peu voyant, mais l’autre soir il avait été obligé de jouer la fille de l’air à toute vitesse. Ça sentait le roussi.! (VI, 360)’

b- Dans le deuxième, le lecteur apprend seulement qu’il a beaucoup d’argent ‘: « j’ai de l’argent en pagaille »’ (VI, 367).

c- Dans le troisième, plus long que les précédents mais qui ne donne pas plus d’explications sur sa vie antérieure, Tringlot observe Louiset et Alexandre qui le font penser à ses anciens compagnons :

‘[...] il entendait et il voyait...Martin, surnommé « le Prince » et le surnommé « Lablonde », le visage creusé par la petite vérole; quand nous allions en bande [...] Eh! Oui, c’est ton propre monde, attention . (VI, 376-377)’

d- Dans le quatrième, Tringlot compare sa vie passée à sa vie actuelle (parmi les bergers). Le lecteur apprend alors qu’il était soldat à un certain moment de sa vie :

‘« Je suis doué, se dit-il, j’en ai fait bien d’autres. » Il avait déjà les principes de base à Biribi, mais l’élégance fayot (quoique également à base de marche à pied inlassable) était très différente de l ’élégance bergère. Attention : chez les bergers, il y a la liberté; c’est très différent... (VI, 383)’

e- Enfin, dans le cinquième, Tringlot parle de sa fuite et de ceux qui le poursuivent. Il est rassuré d’être loin d’eux. Voici un extrait de ce long passage :

‘« Je suis plus loin que l’Amérique. Bien entendu, je continue à ne pas oublier le parfum du cachou et ce petit bruit des clefs qu’on tripote au fond d’une poche. [...] J’étais quoi quand ils m’ont rencontré? Un pacant en pantalons de velours, avec un gros béret à la noix. » (VI, 389-390)’

Ainsi, ces premiers épisodes qui évoquent le passé du personnage ne constituent pas vraiment de rupture nette avec son présent. Ils s’insèrent parfaitement dans le récit 1. Ce que le personnage évoque intérieurement (dans un monologue intérieur) est en rapport étroit avec sa situation présente.

  1. Mais, pour les épisodes qui suivent, les retours en arrière sont plus longs. Les introspections du personnage durent plus longtemps. Il y a quatre longs passages où sont évoqués avec maints détails les activités passées du personnage. Toutefois, la raison de sa fuite n’est pas encore donnée.

Comme ces passages sont relativement longs, nous nous contentons ici d’en indiquer le début et la fin.

a- Le premier se situe entre la page 397 et la page 402 ‘: « Il revoyait sa vie... sans bouger, aux aguets »’. Dans ce passage, Tringlot évoque quelques activités de la bande à laquelle il a appartenu. Il se rappelle des noms, des caches, des assassinats, etc.

b- Le deuxième se situe entre la page 416 et la page 419 ‘: « Il se mettait à se souvenir...il n’y avait plus qu’à combiner ».’

Il s’agit d’un épisode où le personnage raconte comment il a trouvé une cache où il soupçonnait trouver le butin.

c- Le troisième se situe entre la page 428 et la page 437 ‘: « Imaginons, se dit Tringlot...je vous écoute ».’

Il s’agit du procès de la Belle Marchande, une femme de la bande. Tringlot rapporte l’interrogatoire - imaginaire - qu’on lui a fait subir.

d- Le quatrième passage se situe entre la page 438 et la page 442 : Maintenant atte n tion...recta ».

Tringlot reprend l’histoire de la Belle Marchande. Il raconte comment il est parvenu à s’approcher de la prison où on a enfermé cette femme. C’était pour s’assurer qu ’elle ne témoignerait pas contre lui.

Il explique aussi que le procès qu’il vient de rapporter est imaginaire et que c’est lui-même qui a joué le rôle du juge. Ce que l’on pourrait retenir ici c’est que ces souvenirs ne lui viennent pas d’une façon spontanée. Ils sont au contraire voulus, provoqués même (« revoyait », « se mettait à se souvenir » « imaginons »...). Il peut aussi les modifier ou même les inventer.

A notre avis, ce qui est important sur le plan de l’énonciation, c’est que le narrateur (ici Tringlot) ne cache pas (au lecteur) qu’il est en train d’imaginer ou de modifier le récit des événements, rappelant par là quelque peu le narrateur de Jacques le fataliste :

« Tout à l’heure j’ai imaginé la conversation " instructive " entre la Belle Marchande telle qu’elle est et un juge, un juge quelconque : je dis bien quelconque. A tel point que je l’ai appelé Pissin-Barral, alors que le vrai Pissin-Barral est en réalité un rond de cuir, un zéro tout rond, un employé de l’Arsenal, je crois,
« [...] Naturellement, je n’ai pas mis n’importe qui en face de la Belle Marchande [...] Non, j’ai endossé moi-même la peau de Pissin-Barral et je me suis mis dedans. Qui peut mieux connaître le dossier que moi? » (VI, 441)
  1. Enfin le dernier retour en arrière se situe entre la page 459 et la page 463. Entre le début et la fin : ‘« C'est une nuit semblable ... maintenant j’ai tout ».’

Ce passage retrace la suite des événements survenus à la ferme « Sambuque ». Episode que Tringlot a déjà commencé à évoquer mais qu’il a interrompu à la page 419. Il raconte ici comment il a pu trouver la cache et s’emparer du butin qui s’y trouvait.

Ainsi, le mystère de la vie passée du personnage est dévoilé. Plus besoin de retour en arrière, car, grâce à ce dernier « flash-back », le lecteur connaît tout du personnage : sa personnalité, son caractère, ses activités passées et surtout la raison de sa fuite qui constituait jusque-là une énigme. En dévoilant son mystère, le personnage semble vouloir mettre fin à une certaine période de sa vie (cette vie passée trouve en fait son épilogue lorsqu’il décidera de renoncer définitivement au butin). Et ce n’est pas un hasard si l’endroit où il se trouve (Saint-Georges), lorsqu’il évoque ce dernier épisode de sa vie passée, est précisément celui où habite l’Absente, car l’intérêt qu’il porte désormais à cette femme se substitue à celui qu’il avait pour l’or. Son esprit ne sera plus occupé que par elle. Pendant ses moments de solitude il ne réfléchira plus qu’à la façon de la sauver.

A partir de ce moment-là, il n’y aura plus de décalage (chronologique) entre le moment où se déroulent les événements et la narration de ces événements, autrement dit, pour reprendre la terminologie de Genette, entre l’histoire et le récit.

Mais les questions qui se posent sont : pourquoi ces épisodes du passé sont-ils de longueur si variée? Pourquoi, au début, y a-t-il de simples allusions à des faits isolés de la vie passée du personnage alors que par la suite les détails sont de plus en plus nombreux?

La narration de ces événements passés est ici faite par Tringlot lui-même. C’est à travers la vision subjective de ce personnage que le lecteur prend connaissance de ce passé. Or ce personnage ne connaît pas dans sa vie présente de situation stable : il vit dans de nouveaux endroits, fait des rencontres inespérées et il est témoin d’événements inattendus dans lesquels il est de plus en plus impliqué. Mais au fil des jours et à mesure que son rôle devient plus important dans les événements actuels, il dévoile mieux son passé. En effet, si par exemple au début il n’ y a que de simples allusions au passé c’est parce que le personnage n’est pas en situation (psychologique) favorable pour parler de sa vie passée. Mais au fur et à mesure qu’il se sent en sécurité (dans la « maison en dur »), les détails sur le passé deviennent plus nombreux et les scènes qu’il évoque plus longues. De même, le dévoilement du mystère (la raison de sa fuite, p. 459-463) n’a été possible que grâce à un facteur nouveau, qui est déterminant pour lui : sa rencontre avec l’Absente.

Il s’agit donc d’un « montage » (la distribution et la fréquence des « flash-back » dans le roman) qui suit plutôt les étapes de l’évolution du personnage et non la logique des événements ou leur chronologie. A l’exception du dernier, qui relate les événements de la découverte de la cache, les épisodes du passé ne peuvent être situés dans l’ordre dans lequel ils se sont réellement déroulés.

La fréquence de ces épisodes appelle encore une remarque : les événements du passé sont apparemment nombreux puisque c’est chaque soir que le personnage les évoque :

‘Depuis qu’il était dans la montagne, Tringlot se délectait toutes les nuits sur son lit de feuilles. Il résistait au sommeil pour écouter le grondement du vent contre la maison « en dur ». Il était à l’abri. Il revoyait sa vie. (VI, 397)’

Ou encore :

‘Chaque nuit maintenant Tringlot se mettait à l’aise, à l’abri de la cabane « en dur ». [...] il se pelotonnait dans sa chaleur et il se mettait à se souvenir de ce qu’il appelait les « événements de Toulon ». (VI, 416)’

Mais le narrateur ne rapporte pas intégralement les détails de la vie du personnage que celui-ci est censé revoir « chaque soir » : tous les « événements de Toulon » ou tous ceux qui les précèdent et qui s’étalent sur plusieurs années. En effet, Tringlot a quitté Toulon « aux alentours de 1904 » (VI, 353), alors que le procès imaginé est situé en 1903 (« aujourd’hui, le 16 novembre 1903... » (VI, 428) ). Les événements dont il est question dans ce procès se situent quelques années auparavant comme en témoignent ces deux passages ‘: « pendant la nuit du 5 au 6 août 1902, probablement un peu avant minuit, on frappe à la porte, à la Palud »’ (VI, 433) et ‘« il y a trois ou quatre ans, c’était un peu avant 1900, on parlait de l’Exposition universelle... »’ (VI, 435).

Les détails de ces événements ne sont donc pas tous rapportés dans le roman. Il y a ellipse. Les épisodes du passé qui sont racontés sont choisis parmi beaucoup d’autres. Ceux qui sont retenus sont probablement les plus marquants dans la vie du personnage.

Ainsi, l’absence de toute linéarité et de tout ordre chronologique dans le récit 2 (ellipses, sauts dans le temps, déplacements d’un endroit à un autre, choix des événements...) trouve ici pleinement sa justification, bien que celle-ci ne soit pas explicitement donnée par le narrateur : c’est Tringlot qui raconte sa propre vie; or la mémoire d’un homme ne peut tout retenir, elle ne peut être que sélective. C’est probablement pour cette raison que le passé est rendu d’une façon parcellaire et fragmentaire.

Sur cette histoire principale de la vie de Tringlot (son passé et son présent) viennent s’articuler d’autres histoires, secondaires. Ce sont celles de la baronne avec Murataure, de la baronne avec Casagrande, de Murataure avec l’Absente et d’Alexandre avec la nonne. Chacune d’entre elles a un commencement antérieur à l’arrivée de Tringlot. Celui-ci est alors informé sur le passé de ces personnages par Louiset et Casagrande. Une fois qu’il a été informé sur ce passé, il s’intéresse à leur présent et suit attentivement l’évolution des événements relatifs à leur vie. Il s’en mêle même.

Au premier abord, le roman apparaît donc comme le roman de la diversité. Que ce soit horizontalement dans sa composition : dans la distribution des récits dans l’espace de tout le roman, c’est-à-dire dans la succession des chapitres680 (suivant un mode d’alternance ou d’enchâssement), ou verticalement, c’est-à-dire dans l’organisation en proportions variables de ces récits à l’intérieur de chaque chapitre, le roman prend des dimensions variées et multiples, mettant en oeuvre, à chaque fois, des techniques appropriées (soit en en privilégiant une ou en combinant plusieurs) rappelant - tout au moins en partie - celles qui sont utilisées dans le conte, dans le roman d’analyse psychologique ou dans le roman d’aventures.

Dans L’Iris de Suse , les événements racontés apparaissent tout d’abord comme des événements qui s’enchaînent en fonction d’un « hasard ». Un personnage en fuite, Tringlot, ne sait pas où se réfugier et voilà que, par « hasard », il rencontre un berger, Louiset, qui souffre ce jour-là d’une incommodité qui l’empêche de rejoindre son troupeau. Ce berger demande à Tringlot de l’aider. Celui-ci saute sur l’occasion et l’accompagne dans la montagne (qui sera pour lui un refuge idéal). La rencontre avec la baronne est due, elle aussi, à une occasion fortuite (Tringlot la voit dans un café et Louiset se charge de lui raconter sa vie). La rencontre avec Casagrande, qui est aussi le fait du hasard (celui-ci vient soigner Louiset), permet à Tringlot non seulement de trouver refuge, par la suite, chez ce médecin à Quelte, mais aussi d’en savoir plus sur la baronne et sur les personnages qui vivent autour d’elle.

Ce mode de composition qui répondrait à des règles d’un jeu établi par l’auteur et reconnu implicitement par le lecteur, rappelle un peu celui du conte, non seulement à cause du surgissement d’événements imprévisibles et inattendus, mais aussi à cause d’une part de la « disparition » de certains personnages qui, pendant un certain temps, occupent le premier plan, comme Louiset qui, ayant accompli sa « mission » d’informer Tringlot de ce qu’il sait du passé de la baronne, de Murataure ou de l’Absente, disparaît (le départ puis la mort), d’autre part de l’« apparition », à l’improviste, d’autres personnages qui, peu à peu, occupent une place importante dans le récit. Tels Casagrande, qui prend la relève de Louiset et surtout l’Absente dont l’émergence impromptue dans la suite des événements sera déterminante pour l’évolution de Tringlot.

Le lecteur se laisse ainsi entraîner dans les méandres de ces récits qui bifurquent, divergent et se multiplient. Mais la multiplication de ces récits n’affecte nullement la cohérence de la composition générale du roman, car chaque élément joue son rôle dans l’organisation de l’ensemble.

Il y a donc une unité d’ensemble qui transcende cette diversité des éléments. Cette unité est favorisée surtout par la place privilégiée qu’occupe Tringlot dans le récit 1 (dans le récit 2, nous avons vu qu’il occupe le rôle de narrateur). Il a des rapports particuliers avec chacun des personnages (il est ami, confident ou amoureux) et une certaine façon d’être vis-à-vis des événements que vit chacun d’entre eux ( il est témoin, curieux ou impliqué directement comme acteur).

Vis-à-vis de l’histoire de la baronne avec Murataure, Tringlot manifeste tout d’abord de la curiosité. Il essaie de connaître cette femme, car la façon dont Louiset a parlé d’elle ‘(« si elle est sortie de son trou, c’est que quelqu’un va passer un mauvais quart d’heure, je peux te le dire »’ (VI, 378) ) a suscité davantage sa curiosité et l’a incité à chercher à dévoiler le mystère qu’elle cachait.

Vis-à-vis de Casagrande, Tringlot joue le rôle de confident. Le médecin lui raconte tout ce qu’il sait du passé de cette femme et notamment de son mariage avec son cousin.

Mais ce qui pousse Tringlot à s’intéresser davantage à la vie de la baronne, à celle de Murataure ou à celle de Casagrande c’est sa propre rencontre avec l’Absente. C’est en effet à cause de l’amour de cette femme qu’il va suivre de près toutes les péripéties que connaîtra notamment l’histoire de la baronne avec Murataure.

Pour ce qui concerne l’histoire d’Alexandre avec la nonne, cette histoire dont il est témoin, du début à la fin, va lui servir de leçon et d’exemple à méditer et à suivre :

‘Comme il balançait à bout de bras son sac de tapisserie, il se souvint d’Alexandre. Il le voyait s’en allant tout seul dans la nuit tumultueuse avec sa valise. [...] « Mais, se dit Tringlot, pourquoi pas? Moi aussi j’ai envie d’une fin obscure, la plus obscure du monde. Je n’ai pas tellement besoin d’une fin lumineuse. » (VI, 522)’

Comme Alexandre, il va se contenter, à la fin, d’une vie « obscure » et effacée. Une vie simple de « bourrelier » (VI, 526) dans un village oublié, se contentant d’aimer une femme (absente) que les parents allaient ‘« embarquer et [...] enfermer dans une maison »’ (VI, 527).

Ainsi, par rapport à Tringlot, les événements (narrés dans le roman) se présentent de deux façons. Des événements vécus par lui-même et des événements qui lui sont racontés. Dans la première partie du roman, seuls les événements vécus (antérieurement) le préoccupent. Les souvenirs qu’il en a - et qu’il évoque plus ou moins volontairement - le tourmentent et l’obsèdent. Les événements qui lui sont racontés, en l’occurrence par Louiset, ne l’intéressent que très peu. Il est tout au plus curieux de les entendre raconter. Dans la seconde partie, en revanche, les événements racontés, par Casagrande, commencent à avoir de l’importance pour lui. Désormais, il n’y assiste plus en témoin curieux : il les vit lui aussi (à cause de son intérêt croissant pour l’Absente). Il oublie même son passé (il a beau être seul la nuit, il ne revoit plus ce passé). Ayant ainsi réglé tout ce qui se rapporte à son passé, en le révélant d’abord, progressivement mais totalement, puis en trouvant un compromis avec ses anciens camarades (ce qui le coupe définitivement de ce passé), Tringlot s’intéresse désormais à son présent avec l’Absente. Il a évolué. L’Absente se substitue à l’or auquel il attachait la plus grande importance. L’apparition de la même phrase dans la bouche du même personnage, à deux endroits différents du roman, une fois pour parler de l’or qu’il a trouvé dans la cachette (VI, 463) et l’autre fois pour parler de l’Absente : ‘« Je suis comblé. Maintenant j’ai tout »’ (VI, 527) montre bien son évolution.

Mais comment ce changement s’est-il opéré?

C’est grâce à une « éducation »681 que Tringlot a reçue. Il s’agit, à notre avis, plus précisément d’une « rééducation » à la fois intellectuelle, morale et sentimentale. En effet, l’évolution du personnage n’est pas seulement le résultat d’une connaissance profonde de lui-même - car sur ce plan le regard qu’il porte sur lui-même est souvent partiel et limité - elle est surtout le résultat d’une meilleure connaissance des autres, d’une meilleure information sur eux. Connaissance et information ont été possibles pour Tringlot grâce à deux manières d’appréhension - et là encore nous revenons à notre dichotomie initiale - : le « vécu » et le « raconté ».

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le « vécu » ne constitue ici qu’une manière secondaire par rapport au « raconté » dans l’apprentissage de Tringlot. Nous avons souligné que l’alternance du récit 1 et du récit 2 traduit le ballottement du personnage entre un passé qui le hante mais auquel il veut échapper et un présent qui s’impose à lui et qui l’attire malgré lui. Il s’effectue un effacement progressif du passé au profit du présent. C’est grâce à ce qu’il voit autour de lui et grâce aux expériences vécues par les autres (la baronne, Casagrande, etc.), auxquelles il assiste en témoin de plus en plus intéressé, qu’il a pu se détacher progressivement de son passé et devenir un autre homme. Ses prédispositions naturelles (intelligence et sens de l’observation) lui ont vite permis de gagner la confiance de ceux qui l’entourent, de s’intégrer facilement à leur vie et donc d’apprendre.

Le « vécu » : deux personnages se chargent de la « rééducation » de Tringlot. Il s’agit, tout d’abord, du berger Louiset qui lui apprend ce qu’il sait de la vie des autres - surtout de leur passé -, puis de Casagrande qui prend la relève.

Sur le plan de la forme, soulignons l’importance du dialogue qui est ici la forme prépondérante. C’est le moyen par excellence de rendre compte de cet aspect didactique du roman. Le dialogue met en présence au moins deux interlocuteurs entre lesquels s’établit une communication, un échange. Or, dans L’Iris de Suse , les dialogues ne traduisent pas un échange, puisque Tringlot, l’apprenant, est informé de tout sans que lui-même dévoile son passé à ses interlocuteurs. Il se contente de poser des questions, de demander des éclaircissements.

Le premier « rééducateur », Louiset, est privilégié. Vu l’endroit où il se trouve (la montagne qui est un bon observatoire surtout lorsqu’on est muni de jumelles) et le métier qu’il exerce ( le baron et la baronne ne se sont pas montrés discrets devant ce personnage de rang social subalterne), il est témoin de tout ce qui se passe devant lui. Au cours des années, à force d’observer et grâce à ce qu’on lui a raconté (par exemple la scène du bal entre Murataure et la baronne), il s’est fait une idée sur tous les protagonistes. Le moindre mouvement ou déplacement de ces derniers lui est connu : ‘« Je connais mon Murataure comme ma poche et je connais la baronne encore mieux que ma poche »’ (VI, 405), dit-il. Il transmet tout cela à Tringlot en y ajoutant ses impressions personnelles, ses jugements et ses déductions.

Le deuxième « rééducateur » est Casagrande. L’« éducation » qu’il donne à Tringlot complète celle de Louiset. Il est peut-être aussi privilégié par rapport au berger puisqu’il connaît mieux les protagonistes (le baron, la baronne, Murataure, l’Absente) qui vivent autour de lui, et puisqu’il est lui-même impliqué dans leur histoire (il a aimé la baronne avant de la marier avec son cousin). Ce qu’il apprend à Tringlot concerne l’aspect caché de leur vie. Il lui explique les motivations intimes des agissements de chacun d’entre eux. Casagrande cherche à donner à tout une valeur significative. L’importance symbolique qu’il attache aux squelettes des animaux est à ce propos fort révélatrice. Selon lui, pour comprendre la vie, il faut laisser ce qui est accessoire (la chair) et aller vers l’essentiel (le squelette). Il applique cette théorie à l’observation de ceux qui vivent autour de lui. Il essaie de comprendre ce qu’ils pensent en leur for intérieur et de donner à leurs actes un sens et une dimension symboliques profonds (la scène mi-tragique mi-comique de l’enterrement du chapeau de la baronne est très significative de l’attachement de Casagrande aux symboles).

Dans cette partie du roman, Tringlot ne dit pas grand chose non plus. Et ce n’est pas seulement parce qu’il est en situation d’apprenant, mais surtout parce que le discours tenu par le médecin lui paraît parfois incompréhensible, trop intellectuel. Les leçons de Casagrande ont, malgré tout, porté. Tringlot, lui aussi, commence à chercher des significations profondes aux choses et aux êtres. A commencer par l’Absente (le nom à lui seul est révélateur) en qui il cherche à découvrir une âme bien humaine derrière son visage placide et indifférent.

L’initiation de Tringlot à cette nouvelle vie passe donc par deux étapes distinctes mais complémentaires. Dans la première, il est uniquement informé (aussi est-il resté au loin, dans la montagne, sans participation aucune aux événements). Dans la deuxième, l’apprentissage « théorique » - qui est plus profond - est doublé d’une « pratique ». Désormais, il se mêle à la vie des gens et renonce définitivement à son passé.

L’Iris de Suse est-il donc un roman de « caractère » (comme Ennemonde et Autres c a ractères), un roman d’« aventures » ou un roman d’« éducation »? Il est peut-être tout cela à la fois. Sans oublier d’autres dimensions, qui existent en filigrane et qui peuvent constituer d’autres « matières » possibles pour d’autres romans682. Les romans de Giono sont peut-être plus susceptibles que d’autres (vu leur richesse au niveau de la multiplication des personnages et des situations) d’une lecture qui soulignerait ce qui est en filigrane, toutes les possibilités virtuelles, tous ces récits qui ne sont pas achevés et qui restent en suspens, car c’est cette dimension-là (si on l’étudie en rapport avec ce qui est développé) qui pourrait non seulement donner une signification particulière au roman mais aussi probablement expliquer le pourquoi de ce choix, donc mettre mieux en évidence la conception du monde de l’auteur.

C’est dire combien ce dernier roman de Giono est riche et original. Il peut paraître « classique » par le thème qu’il traite (l’évolution psychologique et intellectuelle d’un personnage) mais il est sûrement moderne par sa composition. Nous avons essayé de montrer, ici, ce caractère de modernité, d’une part dans l’organisation des personnages par rapport au - ou dans le - récit (narrateurs ou destinataires du récit, témoins ou acteurs...) et d’autre part dans l’articulation des récits 1 et 2 suivant un système complexe mais rigoureux.

Nous sommes, toutefois, loin d’épuiser la richesse de cette oeuvre, comme toutes les oeuvres que nous analysons ici, car dans L’Iris de Suse il existe des récits en puissances, des récits inachevés (chaque intrigue aurait pu être le sujet principal, chaque personnage secondaire qui disparaît aurait pu être le personnage principal, chaque scène interrompue aurait pu être matière à une histoire...)

Nous avons donc essayé seulement de saisir quelques aspects de la technique narrative de cette oeuvre qui est sûrement importante à tous les points de vue. Car c’est une oeuvre qui faisait déjà partie d’un projet auquel pensait Giono depuis longtemps. Dans son Carnet du premier octobre 1946, il écrit : ‘« Si je puis le continuer jusqu’à 70 ans, elle aura la diversité, la matière et le poids qu’il faut pour une vraie oeuvre originale »’ 683.

On peut, enfin, récapituler, dans le tableau suivant la composition générale du roman et notamment l’articulation des récits 1 et 2 :

Récit et discours Narration mode d’énonciation Histoire et récit Destinataire Evénements Ordre que suit le récit
récit 1 Faite par le narrateur Récit Evénements simultanés à l’énoncia- tion(histoire simultanée au récit) Le lecteur Vécus par Tringlot et les autres personnages au moment présent Récit linéaire
Discours Faite par Louiset Casagrandela Baronne Dialogue Evénements antérieurs au moment de l’énonciation(l’histoire précède le récit) Tringlot (et implicite-ment le lecteur ) Antérieurs à l’arrivée de Tringlot, vécus par les autres mais rapportés à Tringlot Absence de linéarité:scènes éparses
Récit 2 Faite parTringlot Monologueintérieur Evénements antérieurs au moment de l’énonciation(l’histoire précède le récit) Tringlot lui-même (et implicitement le lecteur) Vécus par Tringlot et remémorés par lui Absence de linéarité : scènes éparses

Notes
679.

Nous utilisons « récit » et « histoire » dans l’acception que leur donne G. GENETTE. Celui-ci appelle « histoire le signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l’occurrence, d’une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même », Figures III, Seuil, 1972, p.72.

680.

A vrai dire il n’ y a pas vraiment de chapitres dans L’Iris de Suse . Il y a des séquences plus ou moins longues séparéés par des blancs typographiques.

681.

Voir à ce propos l’analyse faite par L. RICATTE dans sa « Notice » sur L’Iris de Suse , VI, 1020.

682.

Les romans de Giono appartiennent à ce type de romans dont parle Julien GRACQ en disant : « A chaque tournant du livre un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant », Lettrines, Corti, 1967, p. 27. Cité par R. Bourneuf et R. Ouellet dans L’Univers du roman, Presses Universitaires de France, 1975, p. 55.

683.

Cité par L. RICATTE dans sa « Notice » sur L’Iris de Suse , Op. cit., V, 1020.