IV. A. L'intertextualité

En ce qui concerne le retour de certains thèmes, nous avons déjà pu remarquer, ça et là, au cours de notre analyse, que le thème de l’ennui, par exemple, est l’un des thèmes fondamentaux chez Giono. Nous avons déjà noté qu’il n’est pas seulement lié aux « Chroniques », même si Un Roi sans divertissement demeure le roman qui tourne essentiellement autour de ce thème. Nous n’allons pas nous attarder longuement sur cette question, mais vu son importance dans l’oeuvre de Giono, rappelons encore brièvement quelques faits. Déjà dans Que ma joie demeure , les habitants du plateau Grémone attendent celui qui vient les guérir de la « lèpre », terme qui, en fait, désigne métaphoriquement l’ennui. Bobi leur donne le moyen de guérir, en leur proposant une autre manière de voir les choses et une autre manière d’être et de vivre. Dans Les Grands Chemins , le thème de l’ennui est secondaire, mais nous avons vu qu’il existe quand même. Dans Le Moulin de Pologne , le narrateur pardonne au cordonnier et à sa femme leurs remue-ménage parce qu’ils s’ennuient, d’après lui : ‘« Nous ne sommes pas très regardants sur le chapitre de l’ennui et il nous en faut beaucoup pour nous mettre les nerfs en pelote. »’ (V, 638). Notons que ce couple qui s’ennuie et qui, pour se divertir se met à chanter, rappelle celui de M. Edmond et de sa femme dans Les Grands Chemins. Quand ils s’ennuient, pendant l’hiver qui les isole du monde extérieur, ceux-ci se mettent, eux, à se disputer.

Le narrateur du Moulin de Pologne fait le lien entre la « méchanceté » des habitants et le « pays ennuyeux » où ils vivent , même si cette méchanceté n’est pas dirigée contre M. Joseph :  ‘« Jamais la méchanceté qui nous est naturelle ici, à nous qui vivons dans un pays ennuyeux, ne s’exerce cependant contre lui; enfin, ne s’exerce vraiment... »’  (V, 640).

Comme on l’a vu, l’ennui est souvent lié à l’évocation du sang, car la vue du sang est un divertissement pour celui qui s’ennuie. Dans Un Roi sans divertissement , il s’agit pour M.V. de se divertir par la vue du sang de ses victimes. Langlois, lui, est fasciné par la vue du sang de l’oie sur la neige.

Mais c'est surtout dans la nouvelle « Silence » de Faust au village que nous retrouvons un passage important à propos du sang. C’est un long discours (V, 175-179) que fait l’un des personnages, dont voici un extrait :

« Le sang est la grande distraction. Travailler, ça mène à quoi? Alors que si vous faites un trou dans quelqu’un - et ça se fait sans peine - dès que le sang coule, on est tout de suite un autre homme. Voilà qui distrait du train-train quotidien. Ne parlons pas de bénéfices. Parlons simplement du sang quand il est versé...
« [...] Où sont les gras pâturages des hommes? Dans le sang versé. [...] Et les cailles? N’y a-t-il pas dans le sang versé les cailles les plus grasses pour fournir la fine chère à tous ceux qui y chasseront? Le sang versé? Mais les mésanges, les canaris, les canards siffleurs et les oies sauvages ne viennent-ils pas d’au-delà des montagnes après avoir franchi tant de frontières pour enrichir finalement quoi? Le sang versé! [...] Le sang versé? Ah! Le bon air qu’on y trouve.
« [...] Je dis qu’il n’ y a rien de plus beau à voir, rien de plus profitable à renifler, rien de plus désirable à habiter que le sang versé, que le sang répandu et ruisselant. Et je me damnerais pour le verser, le répandre, le faire ruisseler. Rien que d’en parler, l’eau m’en vient à la bouche [...] Dans le sang versé, le sang répandu, le sang ruisselant, le sang que nous avons tous envie de faire verser, de faire répandre et de faire ruisseler. Le sang des autres dans lequel se trouve toute notre liberté. (V, 175-176)

Dans d’autres textes, on peut trouver des variantes : le sang est celui des bêtes qu’on tue. Par exemple vers la fin de Colline , les hommes des Bastides tuent le sanglier et l’écorchent. Ils éprouvent comme un plaisir à avoir les mains pleines de sang et de viande : ‘« On l’a écorché tout chaud, et l’on s’est partagé la viande à pleines mains »’ (I, 217-218). Dans Regain , Panturle tue un renard et l’éventre :

Panturle l’enlève du piège et il se met du sang sur les doigts; de voir ce sang comme ça, il est tout bouleversé. Il tient le renard par les pattes de derrière, une dans chaque main. Tout d’un coup, ça a fait qu’il a d’un coup sec serré les pattes dans ses poings, qu’il a élargi les bras, et le renard s’est déchiré dans le craquement de ses os, tout le long de l’épine du dos, jusqu’au milieu de la poitrine. Il s’est déroulé, toute une belle portion des tripes pleines, et de l’odeur, chaude comme l’odeur du fumier.
Ça a fait la roue folle dans les yeux de Panturle.
Il les a peut-être fermés.
Mais, à l’aveugle, il a mis sa grande main dans le ventre de la bête et il a patrouillé dans le sang des choses molles qui s’écrasaient contre ses doigts.
Ça giclait comme du raisin.
C’était si bon qu’il en a gémi. (I, 368-369)

Panturle est fasciné par le sang. Mais il éprouve surtout un plaisir sensuel à écorcher la bête. La fin du passage indique que cette opération devient pratiquement semblable à un acte sexuel ‘: « C’était si bon qu’il en a gémi »’.

Dans la nouvelle « Philémon  » de Solitude de la pitié, on tue un cochon. Blanchette, la mariée, est obligée de tenir la bassine. Le sang de la bête jaillit685, et une tache rouge vient maculer sa robe blanche :

‘Et Philémon saigna le cochon. Le sang d’abord boucha le trou comme de la poix, mais Philémon se mit à vriller avec le couteau et ça pissa rouge, clair, en bel arc, comme d’une fontaine qu’on débouche. Avec un petit balai de bruyère, blanche remuait le sang dans la bassine. Elle détournait la tête; elle avait des haut-le-coeur qu’elle retenait dans sa bouche avec son petit mouchoir brodé. Elle était presque aussi blanche que sa robe. Je dis presque; et si sa robe paraissait plus blanche c’est qu’à son beau milieu il y avait une grosse tache de sang. (I, 505)’

La mariée qui porte une robe blanche, porte aussi le prénom significatif de Blanchette. Elle est également décrite comme ‘« presque aussi blanche que sa robe »’. Une insistance particulière sur la blancheur que fait davantage ressortir la tache rouge du sang sur la robe. Tout cela fait penser sans doute à la scène déjà évoquée d’Un Roi sans divertissement où le sang de l’oie sur la blancheur de la neige fascine Langlois.

Nous avons vu que dans Jean le Bleu , le thème du sang apparaît furtivement en rapport avec la découverte par Jean de sa sensualité, vers la fin de son séjour à Corbières‘. « Chaque mot me disait l’importance du sang »’ (II, 122), dit le narrateur.

Dans « Vie de Mlle Amandine  » du recueil L’Eau vive, il y a une scène où le narrateur écorche un chamois que Zani a tué. Cette scène rappelle un peu celle de Regain . Mais elle est plus longue (III, 181-187) et décrit avec minutie les différentes étapes de cette opération. Les phrases courtes, les retours à la ligne et le nombre assez important d’images lui donnent une valeur symbolique. On peut lire, par exemple, ce passage qui se présente comme un poème en prose :

Mais le devant de la bête est dans la pleine lumière de l’aponévrose.
Le sternum est comme une proue.
Ô bondissant!
Il est devant de la carène. Dedans la cargaison violette.
La blessure.
Ô monde amer!
La poitrine-barque émerge des flots de peau bourrés sous les aisselles.
Je la dégage.
Elle arrive dans l’énorme lumière de la bête. (III, 182)

En outre, le narrateur semble éprouver un réel plaisir à sentir l’odeur du sang, comme si l’homme primitif venait de se réveiller en lui : ‘« ton odeur de sang a réveillé l’ancienne ardeur des hommes de la terre »’ (III, 183). Il ne peut s’empêcher d’admirer la bête écorchée : ‘« La bête est nue. Luisante comme une étoile »’ (III, 183). Toute l’opération revêt pour lui un caractère symbolique, car la bête qu’il vient d’écorcher c’est Pan lui-même :

Ceux qui naviguent entendent maintenant la voix.
« PAN est mort!
– Qui, dites-vous? demande Zani.
– Je dis la bête est morte. (III, 183)

Ces passages décrivent, tous, des scènes quasi rituelles et quasi érotiques. Ils mettent en valeur le plaisir que ressent celui qui fait jaillir le sang ou qui écorche la bête et qui plonge les mains dans ses entrailles comme s’il voulait découvrir le fond des choses. L’ouverture de l’animal, qui laisse sortir ce qui est au fond de lui (sang, tripes...), provoque à chaque fois le plaisir et la fascination.

Certains thèmes qui sont développés dans des textes tardifs se retrouvent déjà dans des textes plus anciens. A ce propos, Sur un galet de la mer , écrit en 1923, est un texte qui contient de nombreux thèmes qui réapparaîtront plus tard. D’abord, le titre, « Chroniques »686, initialement prévu pour ce texte, mais qui est biffé par l’auteur, est significatif, dans la mesure où il fait penser aux « Chroniques » qui apparaîtront dès 1947. L’auteur y fait le portrait de certains habitants d’avant 1914. Il y raconte également, très brièvement, des drames dont certains seront développés dans des textes futurs. Par exemple, on y trouve une histoire de destin qui fait penser à celle du Moulin de Pologne . Ici, des familles sont poursuivies par la fatalité (VII, 870-871). Un autre passage, qui décrit la puanteur de la ville, fait penser au Hussard sur le toit :

‘La ville privée d’eau pendant deux ou trois jours s’échauffe sous l’implacable soleil. Des souffles de fièvres torrides circulent dans les rues; d’épouvantables relents de pourriture fument de chaque trou d’évier. Il semble que déjà les pestiférés s’entassent au coin des bornes; les lépreux se couvrent de la cagoule de San Benito; les charniers de cholériques se creusent sur les placettes. (VII, 866)’

C’est un peu l’atmosphère de la ville frappée par l’épidémie qu’on retrouvera dans le roman de 1951. Le mot « cholériques » suffirait, à lui seul, pour faire le rapprochement avec ce roman.

S’agissant de la ville de Manosque que décrit ce texte, certains détails vont réapparaître dans des textes comme Manosque-des-Plateux, Jean le Bleu ou « L’Eau vive  ». Il est question, par exemple, de maisons inaccessibles pour le narrateur, qui sont entourées par des jardins (VII, 847) et qu’on retrouvera dans Jean le Bleu . L’histoire de « la fille du boulanger » préfigure celle de la « femme du boulanger » dans Jean le Bleu également. L’odeur du pain cuit (V, 864) réapparaîtra dans Les Vraies richesses et dans Batailles dans la mont a gne . L’odeur de la mer et du poisson pourri (VII, 864) se retrouvera dans Fragments d’un paradis et dans Noé . Les ouvriers piémontais et le café qu’ils fréquentent (V, 862), sera évoqué dans un épisode de Jean le Bleu. On retrouvera ces Piémontais également dans une oeuvre tardive, Hortense . L’histoire d’un crime racontée ici (VII, 852-853) préfigure toutes celles des « Chroniques ». Enfin cette évocation, brève, de l’homme qui ‘« va, la poche pleine de glands, planter des chênes dans la colline »’ (VII, 858) préfigure celle qu’on trouvera dans Manosque-des-Plateaux (VII, 56), dans Les Vraies richesses (VII, 195), dans Le Hussard sur le toit (IV, 422) mais surtout l’histoire qu’il développera, en 1953, dans L’Homme qui plantait des arbres (V, 755-767).

Sur un galet de la mer est donc un texte important dans la mesure où il contient certains éléments qui annoncent le Giono à venir. C’est sorte de « vivier »687 dans lequel l’auteur puisera plus tard. Dans une partie, il joue le rôle d’ « amateur d’âmes », rôle qui sera attribué, dans les textes d’après 1945, à certains des personnages.

Le rôle d’« amateur d’âmes » remonte, en effet à une époque assez lointaine. Dans « Réponse de Giono à la préface de Raoul Audibert (Les Amis du Club du Livre du mois, 1958) », texte publié en appendice à Colline (Appendice III, I, 951-955), Giono parle des circonstances de la rédaction de Colline. Il parle aussi de l’époque où il travaillait à la banque. L’une des tâches qu’on lui demandait d’accomplir était d’établir des fiches sur les clients. Il préparait bien ces fiches officielles, mais parallèlement, il en faisait d’autres, qui correspondaient à sa façon de voir ces clients. Elles sont « plus de deux cents » (I, 955). Il écrit à ce propos :

‘Chaque client, et même tout client éventuel devait être fiché sur un carton comprenant son nom, son prénom, son adresse, et la constitution de son portefeuille, c’est-à-dire la liste des titres qu’il possédait. C’est à partir de ces fiches que mon inspecteur voulait me faire rêver. Je m’étais rapidement rendu compte de la pauvreté de ces renseignements. Je tenais ce fichier-là à jour, bien entendu, c’était mon métier et jusqu’à un certain point, j’étais payé pour obéir à la règle, mais sur d’autres fiches, personnelles, je marquais les renseignements vraiment utiles. (I, 952)’

Et Giono de donner quelques exemples de ces fiches (I, 952-955). On remarque qu’elles portent essentiellement sur les traits de caractère des personnes qu’il rencontre, sur leur comportement, sur certains détails extravagants de leur vie. En voici l’extrait de l’une des fiches sur « Marie M. » :

‘Marie M. (Mlle), cinquante ans en gros. N’a jamais dû être jolie ni même supportable; est actuellement tellement laide qu’elle en devient intéressante. Le sait (sans plus). / Objet préféré : un fusil hammerless à deux coups. Très soigné, presque neuf. Sur tous les meubles ou des assiettes, des cartouches de chevrotines. En a d’autres dans les poches de son tablier. Cependant ne chasse pas (souligné en rouge). [...]Habite à N. Maison en ruine. Propriétaire de trois cents chênes truffiers. S’en occupe seule. Va au marché à pied (30 km) avec un sac. Retourne à pieds avec ses sous. / Mentalité troglodyte. Cache son argent dans la terre et ne le déterre jamais. Je crois même qu’elle l’oublie (souligné en rouge). Remarque particulière : économiserait un sou le matin même de son exécution capitale. (I, 952-953)’

D’après Giono, ces fiches visaient à connaître le « coeur humain », ce qui l’aidait à faire son travail à la banque :

‘Il me fallait gagner ma vie avec la connaissance du coeur humain. Je pouvais réussir (ou échouer) en sachant pourquoi (ou en ignorant pourquoi) tel ou tel roulait sa cigarette à l’envers. C’était une excellente école. Le reste, comme on dit, est littérature.  (I, 955)’

Mais, indirectement, ces fiches serviront sans doute, plus tard, à Giono romancier, c’est-à-dire à alimenter les multiples histoires qu’il écrira ainsi que les nombreux portraits de personnages qu’il fera.

Ainsi, la tendance chez Giono à faire des portraits et à s’intéresser aux « caractères » des personnages n’est pas nouvelle chez lui et n’apparaît pas seulement dans la deuxième « manière ». Elle remonte bien loin. P. Citron pense même qu’il s’agit d’un retour à une veine ancienne : « Le virage littéraire pris par Giono de 1939 à 1945, et qui relie ce qu’on a appelé ses deux manières, n’était pas seulement une mutation causée par la guerre et les emprisonnements. En renonçant alors à chanter surtout le monde de la nature, en se consacrant à évoquer les hommes avec leurs pulsions sauvages ou sordides, il revenait à l’une des veines qui existaient en lui dès avant ses trente ans, et que pendant dix ans il avait laissée plus ou moins en sommeil. »688. En effet, dans les années trente, on trouve déjà chez Giono un intérêt pour l’étude des « caractères ». On peut lire, par exemple, dans Présent a tion de Pan , cette phrase significative de cet intérêt ‘: « Essayons d’entrer plus avant dans les âmes »’ (I, 767).

On peut parfois voir ressurgir dans un roman les personnages d’un roman antérieur. Dans un épisode de Triomphe de la vie (1942), on retrouve certains personnages de Regain (1930), dans une sorte de « scénario » que l’auteur imagine pour un film. On a déjà parlé du « Schéma du dernier chapitre (non écrit) à Que ma joie demeure  »  (VII, 159-161), texte que l’auteur donne en « Appendice à la Préface » des Vraies Richesses et dans lequel il imagine une sorte de prologue à son roman Que ma joie demeure. C’est à peu près ce même processus qu’il utilisera dans Noé , en 1947. On a déjà également relevé les rapports (thématiques et autres) entre Les Vraies Richesses et Que ma joie demeure. L’essai (VII, 193, 195) reprend, en effet, certains détails du roman. Dans ce même essai, l’évocation de « l’Arche de Noé » fait penser à celle de Noé.

Dans Présentation de Pan (1930), l’auteur évoque certains personnages de Colline (I, 773-775), de Un de Baumugnes (I, 776) et de Regain (I, 777). Ce retour aux trois romans s’explique par le fait que ce texte est donné comme une « explication » de sa « Trilogie de Pan »689. Mais, comme c’est souvent le cas, le texte fait une grande place à la fiction. C’est aussi un récit que l’auteur fait. Dans ce même texte, il parle de personnages qui apparaîtront dans Jean le Bleu , comme « le berger de Corbières » (I, 756). Il évoque aussi le souvenir de ses lectures d’enfance au milieu des collines (I, 757), thème qu’il reprendra également dans Jean le Bleu.

Là encore, la reprise de personnages des romans antérieurs fonctionne un peu comme la reprise dans Noé des personnages d’Un Roi sans divertissement , dans la mesure où ces mêmes personnages sont les acteurs d’un récit nouveau.

Notons enfin, dans ce même texte, Présentation de Pan , un détail qui réapparaîtra plus tard dans Ennemonde (1968), celui de ‘« ce vieil homme qui garde ses deux chiens attachés à sa ceinture de jour et de nuit »’ (I, 760). Dans Ennemonde, le personnage s’appelle Bouscarle (VI, 268).

Par ailleurs, la reprise ne se fait pas seulement au niveau des thèmes ou des personnages, mais elle se fait également au niveau des images et de leurs symboles. Dans « Promenade de la mort et départ de l’oiseau bagué le 4 septembre 1939 », nouvelle de L’Eau vive (1943), nous retrouvons dans l’épisode consacré au père François Génin690, qui se trouve sur sa charrette sur la route et qui voit une tache noire devant l’oeil, la longue description (III, 323-329) d’une lumière blanche, insoutenable qui vire au noir :

‘Elle n’éclairait même presque pas, et si quelqu’un avait voulu se cacher dans ce grand pays désert, le mieux qu’il aurait eu à faire, c’était de se mettre au centre même de cette solitude, là où elle était la plus pure, là où pour regarder on était à tout moment obligé de cligner de l’oeil, de détourner la tête, où l’on ne voyait rien d’ensemble, mais seulement quelques tiges de blé coupées dont la paille pleine de miroitements semblait noire comme du charbon, ou le vol brusque d’une sauterelle noire aussi et l’enroulement des grandes roues blanches de la lumière; à mesure qu’elles entraient dans l’oeil elles rougissaient, puis noircissaient et s’éteignaient dans l’eau de l’oeil fermé en éteignant le monde. (III, 323)’

Le personnage qui se déplace au moment du déclenchement de la guerre, voit, à cause de cette tache devant l’oeil, le monde ensoleillé comme un monde noir. Cette scène fait penser à celle du début du Hussard sur le toit , où il y a également la description d’une lumière blanche, mais en contraste également avec d’autres couleurs plus sombres. On peut lire en effet dans ce début : ‘« Le ciel était entièrement éclairé d’élancements de lumière grise. Enfin, le soleil rouge, tout écrasé dans de longues herbes de nuages sombres, émergea des forêts »’ (IV, 239). Et deux pages plus loin : ‘« Le soleil était haut; il faisait très très chaud mais il n’ y avait pas de lumière violente. Elle était très blanche et tellement écrasée qu’elle semblait beurrer la terre avec un air épais »’ (IV, 241). Dans ces deux textes, il s’agit de mettre en valeur un climat particulier qui annonce symboliquement le déclenchement d’événements exceptionnels : la guerre dans « Promenade de la mort  » et l’épidémie dans Le Hu s sard sur le toit.

Dans cette même nouvelle, le père François Génin meurt sur sa charrette. Une mort naturelle. Mais la description de cette scène fait penser, à la fois, à celle de Bobi et à celle de Langlois qui, eux aussi, meurent dans une sorte d’éclaboussement de lumière :

‘Père fermait ses yeux de toutes ses forces. Mais par une petite fente entre ses paupières, la nuit malgré tout suintait. Elle lui embarrassait le sang de formes extraordinaires. Il eut brusquement une si effroyable curiosité de ce que l’ombre faisait en lui qu’il cria. Des doigts de fer lui ouvrirent les yeux comme on casse un oeuf. Une énorme étoile éclata dans sa tête. (III, 344)’

Le terme « curiosité » qui décrit l’attitude du père Génin, fait penser, quant à lui, à celle des cholériques dans Le Hussard sur le toit . Eux aussi ont cette même « curiosité » devant la mort.

Revenir sur un récit pour lui donner une sorte de « prolongement » ou de « suite », des oeuvres qui se font écho les unes aux autres, ce n’est pas un processus nouveau chez Giono, qui serait seulement liée aux oeuvres de la deuxième « manière » (mise particulièrement en évidence dans Noé ). Il remonte, on vient de le voir, à une époque plus lointaine. Il est alors légitime de s’interroger sur les raisons d’une telle constante chez Giono. Est-ce en raison d’un intérêt particulier pour un thème ou une question que l’auteur y revient le plus souvent et qu’il en fait une sorte de leitmotiv dans son oeuvre? Est-ce un attachement particulier à certains personnages (il dit dans ses Entretiens avec Amrouche (p. 91) toute la difficulté, pour lui, de se séparer de ses personnages) qu’il fait ressurgir dans d’autres textes? En tout cas, la résurgence des mêmes thèmes ou des mêmes personnages montre que l’univers romanesque de Giono forme un ensemble, un tout cohérent dont les parties sont continuellement mises en rapports les unes avec les autres. Dès lors, la « reprise » n’est pas une répétition, mais une orientation nouvelle qu’il donne, à chaque fois, et à partir de certains mêmes éléments, à son texte. C’est une sorte de variation, dans le sens musical du terme, sur les mêmes thèmes. Chez Giono, une oeuvre écrite est toujours susceptible d’être reprise plus tard, des années plus tard, sous un éclairage nouveau ( comme Un de Baum u gnes , repris un peu par Les Grands Chemins ). A la limite, chaque oeuvre est susceptible d’une reprise.

En outre, le monde imaginaire que crée l’auteur ( un peu comme celui de la Comédie humaine ) est un monde qui vit. Grâce à la résurgence des thèmes et des personnages, l’auteur cherche en quelque sorte à le raviver. Nous avons vu que, par exemple, dans les textes à caractère autobiographique, l’auteur reprend souvent les mêmes faits mais qu’il les raconte, à chaque fois, d’une autre manière. De ce fait Le Grand Théâtre est différent de Virgile , et celui-ci est différent de Jean le Bleu . Ce sont des variations à propos de l’enfance. Des manières différentes de raviver les mêmes souvenirs.

Notes
685.

Sur l’ouverture du corps et le sang qui en jaillit, voir aussi R. RICATTE, « Préface » générale, I, p. XIV-XVI. Voir également l’article de Robert BAUDRY, « Giono et la table ronde », dans Bull. N°42, 1994, notamment p. 29-42.

686.

Voir la « Notice » de P. CITRON sur ce texte, VII, 1305.

687.

Ibid.

688.

Op. cit., VII, 1307.

689.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Présentation de Pan , I, 1314.

690.

On peut faire un rapprochement entre ce personnage et le propre père de Giono. D’une part, il bourdonne un chant entre les lèvres (III, 327), comme le fait le père de Giono. Détail évoqué dans Jean le Bleu (II, 181), dans « Son dernier visage  » (III, 281), dans Triomphe de la vie (VII, 711) et dans les Entretiens avec Amrouche (p. 51). D’autre part, il y aurait un rapprochement onomastique intéressant à faire entre Génin et Giono.