IV. C. La métatextualité

L’oeuvre de Giono ne se construit pas seulement par et à travers les rapports internes entre les différents textes qui la composent; elle se construit également à travers les rapports (de métatextualité) avec d’autres textes d’autres écrivains. Nous avons constaté comment l’oeuvre de Giono est un lieu de convergence de textes d’écrivains comme Homère, Whitman, Virgile , Melville, Stendhal et autres. En plus d’un texte essentiel : la Bible.

La place qu’occupe chacun de ces écrivains chez Giono est relative aux différentes étapes de son oeuvre. Mais il est important, à notre avis, de noter d’abord les trois points suivants : en premier lieu, la métatextualité n’est pas une chose inventée par Giono. Elle se trouve chez bien d’autres écrivains. En deuxième lieu, Giono aborde, le plus souvent, des sujets relatifs à l’art et à la création. L’évocation d’écrivains et de poètes s’inscrit donc dans cette préoccupation essentielle chez lui. En dernier lieu, cette évocation donne aux textes de Giono une dimension d’ouverture, qui va, en apparence, à l’encontre de celle que nous avons décrite plus haut, et qui consiste en renvois internes à l’oeuvre. Mais, en réalités ces deux dimensions se complètent.

Par ailleurs, malgré l’admiration que Giono porte à ces auteurs, il ne s’agit pas pour lui de les imiter. Nous avons vu comment, par exemple Naissance de L’Odyssée n’est pas une imitation d’Homère. C’est une oeuvre où l’auteur met en valeur ses propres préoccupations esthétiques et romanesques. Ecrire en marge d’Homère est une manière, pour Giono, au début de sa carrière d’écrivain, de relever un défi : écrire un roman (le premier) en rapport avec l’oeuvre qui est considérée comme la matrice de toute la littérature occidentale. Si, d’autre part, dans le « Cycle du Hussard », on retrouve certains aspects de l’écriture de Stendhal, Giono ne fait pas du Stendhal. ‘« Il y a loin, écrit Jacques Chabot, de l’imitateur qui compose à la manière de (Stendhal) au créateur qui fait du Stendhal (et encore!) à sa façon ’»693. Nous avons vu également que dans Virgile , c’est sa propre image qu’il donne à voir à travers celle du poète et que dans Pour Saluer Melville, c’est la voix du poète, c’est-à-dire la sienne, qu’il fait entendre à travers celle de Melville. Les auteurs évoqués deviennent eux-mêmes les personnages d’une fiction. Ils sont aussi les doubles de l’auteur. Même si l’univers des monstres marins fantastiques, décrit dans Fragments d’un paradis , s’inspire de celui de Moby Dick que l’auteur vient de traduire, le roman met en valeur les préoccupations propres de ce dernier à cette époque. L’imaginaire qui préside à cette oeuvre, ainsi que la dimension esthétique et le ton poétique qu’on y trouve, sont purement gioniens.

Il ne s’agit donc pas de simples reprises d’autres auteurs, mais bien d’une recréation à partir, et en marge, de ces auteurs. Une oeuvre d’art, comme le roman, ne peut être, plus ou moins, qu’un espace de rencontre avec d’autres oeuvres d’art. L’oeuvre de Giono n’est pas, en outre, la somme mais la traversée des textes des autres auteurs, dont elle s’enrichit constamment. Giono s’est, depuis son enfance, nourri de poésie et de rêves grâce à la lecture des oeuvres des grands écrivains comme Homère et Virgile . En devenant romancier, il ne peut s’empêcher de revenir quelquefois à ces oeuvres pour puiser dans leur richesse. Mais il mêle celles-ci à celles que lui fournit son propre imaginaire.

Ainsi, dans certains textes, nous retrouvons les traces de tout un univers inspiré de la littérature grecque ou latine. Mais cet univers n’est pas donné à l’état brut , il est transformé et recréé. « Hypertexte » et « hypotexte » (pour reprendre les termes de Genette) ne sont pas séparés, ils sont imbriqués l’un dans l’autre.

Notes
693.

J. CHABOT, « Préface » au livre de Jean-Yves Laurichesse, Giono et Stendhal, chemins de lecture et de création, Op. cit., p. 5.