Conclusion

La deuxième moitié de l’oeuvre de Giono marque un changement certain par rapport à la première. Il y a certes à ce changement des raisons d’ordre historique qui sont, en grande partie, liées à la situation de Giono avant, pendant et après la guerre. Mais aussi des raisons inhérentes à l’oeuvre elle-même, intérieures au phénomène de la création chez lui, et dont les prémices remontent vers 1938. La transformation est préparée notamment par les oeuvres dites de transition, celles qui se situent à peu près entre 1938 et 1944.

Avec la publication d’Un Roi sans divertissement , on est face à un Giono nouveau, avec des préoccupations littéraires et esthétiques nouvelles. D’abord au plan du contenu des oeuvres. L’homme y occupe désormais la place prépondérante, au détriment du monde naturel. Mais cet homme nouveau ne porte pas que des valeurs positives ou uniquement des qualités (abnégation et don de soi-même, services rendus aux autres...), il a aussi des défauts. Il est sujet à des maux multiples. Il est à la quête quelquefois d’un bonheur qu’il n’atteint pas. C’est toute la notion du « héros » qui change, avec l’apparition de personnages comme Langlois, Ennemonde , L’Artiste, M. Joseph, Tringlot, etc. En outre, la plupart de ces romans mettent en valeur des personnages en proie à des passions démesurées. Leur comportement et leurs actions sont, en grande partie, déterminés par ces passions. Beaucoup de personnages sont énigmatiques. Ils constituent un mystère pour les autres et portent en eux des abîmes insondables. Les « amateurs d’âmes » sont des personnages qui tentent justement de percer leur secret et de comprendre leur nature complexe. La structure de l’enquête qui caractérise certains romans expliquerait aussi cette thématique de la quête.

En outre, les romans de cette période mettent l’accent sur un aspect important de la vie de l’homme : le mal. Ce mal est à la fois extérieur, causé par d’autres hommes (comme on l’a vu dans Le Moulin de Pologne ), et un mal intérieur qui prend le plus souvent la forme de l’ennui et qui mine les personnages et les ronge. Une vision pessimiste de l’homme que rend ainsi l’auteur dans les « Chroniques ». L’amitié, le don de soi et la générosité deviennent parfois le signe d’une faiblesse et exposent la personne qui a ces qualités au risque d’être flouée, trompée et même ruinée.

C’est surtout au niveau du style et des stratégies narratives mises en place que Giono apporte des nouveautés dans cette deuxième « manière ». Par exemple, la structure du récit repose surtout sur les « vides », la discontinuité et l’ellipse. Cette structure essaie justement de traduire ce monde nouveau qui se caractérise par le vide que ressentent les hommes, par le mystère qui entoure certains comportements ou caractères.

A cet égard, l’analyse du point de vue a permis de montrer, aussi bien dans les romans où il existe un seul narrateur que dans ceux où il y en a plusieurs, que la vérité échappe constamment et que, paradoxalement, la multiplication des narrateurs (dans Un roi sans d i vertissement) ne permet pas de mieux comprendre un personnage. De même, dans Les Ames fortes , les deux versions données des mêmes faits par deux narratrices différentes contribuent à brouiller davantage les pistes au lieu de les éclairer, et mettent ainsi le lecteur dans l’embarras.

Cette difficulté d’appréhender la vérité sur les autres s’explique, à notre avis, par l’idée exprimée dans les « Chroniques » que l’homme n’est pas vraiment cet être transparent dont la nature est simple et facilement saisissable. Au contraire, il est opaque et sa nature est complexe. D’autre part, certaines valeurs qu’on croit sûres et inébranlables peuvent facilement apparaître sous un jour complètement différent. C’est désormais l’incertitude qui règne à propos de tout. Mais à y regarder de plus près, la vérité n’est pas non plus chose acquise, même dans les oeuvres de la première « manière », même si le problème est abordé sous un autre angle. On a vu, en effet, que dans Naissance de L’odyssée, la vérité disparaît pour laisser place à la légende d’Ulysse. La « vérité » ne réside pas dans l’authenticité des faits, mais c’est celle qu’impose le pouvoir poétique et narratif du discours. On l’accepte même si elle est un pur mensonge. Dans ce texte, on a vu que la vérité tue (Kalidassa et Antinoüs) ou mène celui qui la dit au ridicule (Télémaque). De même dans les « Chroniques », la vérité est toujours liée au discours. Celui qui dispose de la parole (par exemple, Thérèse et son amie dans Les Ames fortes ) impose sa vérité - subjective - aux autres.

En ce qui concerne la division de l’oeuvre de Giono en deux parties, certains critiques l’ont dit avant nous694, cette division est discutable. Car, après 1945, on peut parler de deux manières qui sont distinctes sur plusieurs points : Les « Chroniques » d’une part et le « Cycle du Hussard » de l’autre. Par exemple, Angelo est peut-être le seul héros totalement « positif » dans ces textes d’après guerre, dans ce sens qu’il n’est pas seulement celui qui cultive les valeurs positives de générosité et de dévouement pour les autres, mais aussi c’est celui qui est imperméable au mal qu’il combat. Dans Le Hussard sur le toit , il traverse le pays frappé de choléra et soigne les cholériques mais il ne tombe pas malade lui-même. Dans Le Bonheur fou , il participe aux batailles et il est l’objet de conspirations, mais il en sort indemne (même si le dénouement laisse planer des doutes sur sa survie). La première « manière » regroupe, elle aussi, des textes de veines et de genres très variés.

Mais, en dépit de toutes ces différences, nous pensons qu’il y a une certaine unité de l’oeuvre de Giono. Unité qui se fait, on l’a vu, dans les rapports de l’oeuvre comme tout aux différentes parties qui la composent. Le retour des mêmes personnages, la reprise des mêmes éléments et le renvoi constant à des textes passés permettent de dire que cette oeuvre fonctionne comme en circuit fermé. Elle a une cohérence interne. Même si, dans certains textes, Giono se réfère à d’autres écrivains ou qu’il écrit en marge de leurs oeuvres, il ne cesse d’être lui-même. Il y a donc des points de dissemblance entre la première et la deuxième moitié de l’oeuvre mais il n’ y a pas de rupture. La préoccupation esthétique, dimension qu’on retrouve du début jusqu’à la fin, permet d’assurer cette cohérence et cette unité. L’oeuvre, dans son unité et sa multiplicité, est à l’image du « portrait de l’artiste » qu’elle met en valeur. Celui-ci est à la fois un (et unique) dans la mesure où il renvoie au créateur lui-même, et multiple dans la mesure où il apparaît sous différentes facettes, dans les différents textes.

Bref, l’oeuvre de Giono forme une unité. Même si elle est composée de deux parties, il n’ y a pas de rupture entre les deux. C’est ce qu’affirme l’auteur lui-même, en septembre 1966, dans son « Entretien » avec R. Ricatte : ‘« Je ne nie pas la seconde manière, qui commence avec Un Roi sans divertissement , je dis simplement qu’il n’y a pas de changement brusque, mais une évolution dont les causes remontent très haut »’.

Notes
694.

Voir par exemple R. RICATTE, « Préface » générale, Op. cit., I, p. XLV et suiv.