Conclusion de la troisième partie

Dans cette partie, où l’analyse a porté sur l’oeuvre de Giono dans sa globalité, nous avons essayé de mettre en évidence le rapport fondamental qui existe entre les différentes représentations du « moi » du créateur et la problématique de l’écriture. Notre objectif était de rechercher les différentes formes de la manifestation de ce « moi » à travers ce que l’auteur appelle le « portrait de l’artiste par lui-même ». L’étude a porté sur différents textes appartenant à des époques différentes. Le « portrait de l’artiste », qui apparaît sous différentes formes et qui occupe des places très variées dans l’oeuvre de Giono, renvoie au portrait du créateur lui-même.

Il s’agissait d’abord de définir la notion d’artiste chez l’auteur. Car si son oeuvre met en scène une multitude de figures traditionnelles d’artiste, comme les poètes, les musiciens et les peintres, plusieurs personnages, qui n’appartiennent pas à cette catégorie, peuvent pourtant être considérés comme des « artistes ». La notion est donc une notion ouverte et non restrictive. L’artiste est celui qui perçoit le monde de façon différente des autres. C’est celui qui, grâce à sa sensibilité exceptionnelle et à l’acuité de ses sens, établit des rapports particuliers avec son entourage, aussi bien avec le monde naturel qu’avec les hommes. C’est aussi celui qui a une façon d’être, de sentir, d’agir et de parler qui le distingue des autres.

Mais si la figure de l’artiste est facilement reconnaissable dans la première moitié de l’oeuvre, elle devient plus complexe et souvent moins évidente dans la deuxième moitié. En effet, dans les textes des années trente par exemple, les personnages qu’on peut qualifier d’artistes sont surtout ceux qui possèdent cette qualité exceptionnelle : le don de la parole. Une parole au pouvoir créateur et magique. Ils sont aussi en harmonie avec le monde naturel. Ils ont confiance en eux-mêmes et en leur capacité de transformer le monde. Les personnages de « L’Eau vive  » et du Serpent d’étoiles , par exemple, traduisent par excellence, cette image de l’artiste. Dans les textes d’après guerre, et même un peu avant, l’image de l’artiste est un peu différente. Elle n’est plus uniquement une image « positive ». Elle est liée aux problèmes nouveaux de la création romanesque, comme ceux de l’ambiguïté des sentiments des personnages, de la complexité des rapports des uns avec les autres, de l’absence - apparente - des mobiles de leurs actions, etc. Tout cela fait que l’image de l’artiste change. Le personnage de l’Artiste dans Grands Chemins offre à cet égard un exemple édifiant. L’artiste peut toujours posséder certaines qualités, comme la sensibilité, le don de la parole, mais ces qualités ne sont pas mises au jour de la même façon que dans les premiers textes. Dans les textes de la deuxième moitié, l’artiste peut être celui qui choisit de nouvelles voies, même si celles-ci font fi des valeurs communes. C’est celui qui adopte une façon de se comporter ou de juger qui sort des sentiers battus.

Par le « portrait de l’artiste par lui-même », Giono cherche à lier l’oeuvre à son créateur. « Cézanne, c’était une pomme de Cézanne » (III, 644), écrit-il dans Noé . L’oeuvre est l’expression d’une subjectivité créatrice. Les nombreuses figures d’artiste qui traversent l’oeuvre sont, en fait, les différentes facettes de cette figure centrale, celle du créateur. Les portraits multiples qu’il fait sont l’extension ou les doubles de son propre portrait.

Chez Giono, l’art est la matière même de sa propre création. Mais on a vu que cet art (musique, chants, poèmes...) auquel il donne une place importante, surtout dans ses premiers textes, et qu’il attribue à des personnages qu’il a connus ou côtoyés, est un art tout inventé, comme la Provence imaginaire où habitent ces artistes. Il en fait simplement une matière romanesque (comme dans Un de Baumugnes ou dans Le Serpent d’étoiles ). Même lorsqu’il se réfère à un art « authentique », comme lorsqu’il décrit des scènes de tableaux de Breughel, il ne cesse d’inventer et d’adapter cet art pour le besoin esthétique ou polémique de son oeuvre.

L’artiste c’est aussi le poète. La poésie est, en effet, l’une des dimensions importantes qu’il donne à certains de ses textes, car, bien qu’il soit d’abord romancier, l’auteur s’est toujours considéré comme poète. Nombreux sont les textes qui mettent en scène des poètes. Leur rôle, on l’a vu, peut varier d’un texte à l’autre. Mais ce qu’ils ont en commun c’est qu’ils sont les destructeurs d’un certain ordre ou d’un certain monde (Odripano, le « Poète de la famille », Virgile , Melville...) et les constructeurs d’un ordre, ou d’un monde, nouveau. C’est grâce à leur parole poétique qu’ils édifient ce monde.

Ainsi, l’étude de l’oeuvre de Giono dans la perspective du « portrait de l’artiste par lui-même » nous aide à mieux comprendre l’art de Giono et la problématique fondamentale qu’elle pose : la création romanesque.

Des oeuvres, éloignées les unes des autres comme Naissance de L’Odyssée, Pour Saluer Melville, Noé et Les Grands Chemins , nous ont permis d’examiner cette problématique. Elles mettent, toutes, en évidence l’acte de la création. Mais chacune d’entre elles met en valeur un ou plusieurs aspects de cette problématique. Nous avons vu, par exemple, en quoi consiste la parole poétique, le mensonge créateur, l’invention des images, la création elle-même en train de se faire, etc. Certes, Giono raconte des histoires, mais il ne cesse en même temps de décrire le processus même de sa création. Tous les textes, à des degrés divers, mettent en valeur cet aspect fondamental chez lui.

Une autre question, qui se rattache également à cette problématique, concerne ce qu’on appelle les « manières » chez Giono. L’étude de cet aspect du problème est importante parce qu’elle montre les changements qui s’opèrent au cours de la carrière de l’auteur et les principes de continuité d’une oeuvre qui couvre environ un demi-siècle.

On a vu que la mutation qui se fait sentir vers 1938 et qui devient effective avec la publication d’Un Roi sans divertissement en 1947, constitue un tournant important pour l’oeuvre de Giono. Ce changement qui touche aussi bien la forme que le contenu de l’oeuvre, touche également la conception même de la création romanesque chez Giono. Certes la deuxième « manière », comme le dit l’auteur lui-même, accorde à l’homme une place primordiale aux dépens de la nature, mais, paradoxalement, dans la première manière, l’homme, qui n’était pas au centre du monde gionien, avait quand même une image plus « positive ». Sa vie reposait sur des valeurs positives. Or, dans la deuxième « manière », l’homme est au centre du monde, mais il est présenté, le plus souvent, en « négatif ». D’ailleurs, le terme de « négatif » est employé par Giono lui-même dans sa « Préface aux Chroniques romanesques » pour parler de sa nouvelle technique. Il dit qu’il continue à faire le « portrait de l’artiste par lui-même », « mais cette fois en négatif » (III, 1278). D’une manière ou d’une autre, l’homme est présenté comme victime d’un mal. Il donne l’impression d’être, également, moins libre que dans les textes de la première « manière », où il est pourtant, parfois, soumis aux forces du monde naturel, mais où il arrive à retrouver un équilibre avec ce monde. Or dans la deuxième « manière », il semble qu’il ne retrouve plus son équilibre intérieur. Plusieurs personnages se laissent emporter par leur crainte ou leur passion. Langlois sait qu’il court inéluctablement vers sa fin sans pouvoir rien faire. M. Joseph, tout empereur qu’il est, vit continuellement dans l’appréhension et la crainte face au destin qui risque à tout moment de ravir sa femme ou son fils. Ennemonde , elle, ne peut arrêter sa passion effrénée. L’Artiste des Grands Ch e mins , lui aussi, ne peut arrêter de tricher, même s’il sait, qu’à tout moment, il risque sa vie.

Avec la nouvelle « manière », on passe de l’absolu au relatif. Tout ce qui a été conçu comme valeurs absolues et inéchangeables va être perçu différemment. C’est désormais « l’ère du soupçon », de la relativité des valeurs. Mais, en contrepartie de cet appauvrissement de certains aspects, l’oeuvre s’enrichit sur d’autres plans. Une importance accrue est, en effet, accordée aux sentiments des personnages, à leurs drames intérieurs, à la complexité des rapports qu’ils ont les uns avec les autres. En effet, le nouvel usage de la psychologie, dans les textes de la seconde « manière », repose surtout sur les différents jeux des passions chez les personnages. Mais cette psychologie est dépendante du contenu et de la forme des récits de cette période, c’est-à-dire qu’elle repose, en gros, sur des « blancs », des flous et des zones d’ombre qui caractérisent désormais la vie et le caractère des personnages. Parfois, il n’ y a même pas de mobiles qui expliqueraient certaines actions. D’autre part, elle change et varie selon les romans. Sur certains points, le comportement et le caractère des personnages d’Un Roi sans divertissement , par exemple, sont différents de ceux du Moulin de Pologne ou de ceux de L’Iris de Suse . Mais ce qui rapproche tous ces textes c’est que la nature humaine y est présentée comme une nature complexe, ambiguë et mystérieuse.

Le changement réside également dans l’idée d’incertitude qui marque tous les romans de cette période. Face au monde et face aux autres, le héros est incertain. Il se remet souvent en question et hésite sur ce qu’il fait. Les monologues qui jalonnent les textes font valoir cet aspect chez certains d’entre eux, comme le Narrateur des Grands Chemins , le narrateur du Moulin de Pologne ou Tringlot dans L’Iris de Suse . Angelo , lui aussi, se pose souvent des questions sur lui-même et sur ce qu’il fait, mais fait toujours preuve de détermination lorsqu’il agit. Le caractère d’incertitude, on l’a vu, est mis en valeur par une stratégie narrative adéquate, qui repose sur l’enquête. Enquête que mène le narrateur en vue de connaître la vérité sur un personnage. On retrouve constamment cette enquête, que ce soit dans les romans où il y a un seul narrateur, comme dans Le Moulin de Pologne, dans les romans où il y a deux narrateurs, comme dans Les Ames fortes , ou dans les romans où il y a plusieurs narrateurs, comme dans Un Roi sans divertissement . Dans les oeuvres de la seconde « manière », le monde à explorer et à connaître n’est plus celui de la nature, mais celui des hommes.

Mais à côté de ce changement, nous avons essayé de montrer l’unité de l’oeuvre. Cette unité est surtout assurée par l’existence, implicite ou explicite, du début à la fin, de cette dimension importante qui est relative à la problématique de la création et de l’écriture. Presque tous les textes mettent en valeur cet aspect essentiel. Mais il y a aussi d’autres constantes. Celles-ci tiennent surtout aux différentes formes de reprises, de renvois internes mais aussi à la convocation constante des oeuvres d’autres écrivains. L’oeuvre de Giono est comme le lieu de rencontre d’autres textes. Certes, Giono écrit en marge d’autres écrivains (Homère, Whitman, Melville, Virgile , Stendhal...), mais on a vu comment il parvient à adapter leur univers romanesque et poétique et à l’assimiler au sien, en lui donnant un ton, un souffle, et des dimensions purement personnels. Giono fait donc appel à d’autres auteurs : il les cite, parle de leur vie (Virgile, Melville) et écrit en marge de leurs oeuvres (Naissance de L’Odyssée), mais à chaque fois il les réinvente et leur donne un souffle personnel.

Ainsi, l’oeuvre de Giono est une oeuvre pluridimensionnelle. Elle est aussi polysémique. La reprise de certains détails, d’un personnage, d’un thème, d’une image ou d’une idée, montre que le sens dans chaque texte n’est pas donné une fois pour toutes. Ce sens risque d’être enrichi ou modifié à la reprise. D’autre part, les textes peuvent être éclairés, rétrospectivement, par ceux qui les reprennent. Du moins en partie, car, on l’a vu, chaque reprise est en fait, une création nouvelle. Mais ce qui est sûr est que le sens est ouvert.

L’ouverture, qui caractérise certains dénouements (comme celui du Moulin de Pologne ou de L’Iris de Suse ), montre que l’auteur ne cherche pas à mettre une « fin » à son roman, ni surtout à en donner une « moralité » (et proposer donc une seule lecture). Même la phrase finale d’Un Roi sans divertissement , qui invite à relire le texte en fonction de la citation de Pascal, peut être considérée comme une ouverture, puisqu’elle apporte, a posteriori, une dimension nouvelle à l’oeuvre. Chaque fois, l’oeuvre reste ouverte, car elle peut avoir une « suite » plus tard. Ainsi, à la limite, aucun roman n’est théoriquement achevé. Car, à défaut d’une réécriture (comme Les Grands chemins qui reprend quelque peu Un de Baumugnes ), un texte peut être repris, partiellement, soit dans un autre texte ou dans une postface, par exemple. L’«inachèvement » des textes peut être expliqué aussi par le fait que Giono conçoit parfois des projets qui comportent plusieurs romans mais qu’il n’arrive pas souvent à achever.

Ce qui caractérise donc l’esthétique de Giono, c’est qu’il y a continuellement une migration du sens d’un texte vers un autre. A la limite, tous les textes peuvent être lus les uns en rapport avec les autres. Car il existe toujours une correspondance entre les parties qui composent l’oeuvre dans sa totalité.

Pour récapituler, on peut dire qu’au-delà du changement qui s’opère chez Giono vers 1938 et qui permet de mettre en place une nouvelle écriture différente de celle qui précède, il est indéniable que l’oeuvre de Giono conserve dans sa totalité une certaine unité. Unité assurée par de multiples constantes dont le « portrait de l’artiste par lui-même » et la problématique de la création demeurent les deux aspects essentiels. En effet, d’une part, à travers le « portrait de l’artiste », l’auteur met en scène toutes les représentations du « moi » du créateur. Les différentes figures d’artiste dédoublent ce « moi ». D’autre part, si l’auteur ne cesse de raconter des histoires, il n’en est pas moins vrai qu’il soulève également, directement ou indirectement, à travers les récits qu’il fait, la question, fondamentale, de l’écriture et de la création. Par exemple, le rapport de l’écriture avec la « crise » survenue à cause de la guerre est présent implicitement dans ces textes. En effet, cette crise de la création, qui conduit Giono à s’interroger sur lui-même, débouche sur l’idée de la mort ou le départ - qui est en fait une sorte de mort - de l’artiste dans certains romans. Cette idée est obsédante chez lui. Elle remonte déjà à Que ma joie demeure avec la mort de Bobi. Mais elle se pose de façon plus aiguë dans certains romans de la deuxième manière. Elle trouve probablement son expression la plus marquée dans Les Grands Chemins , où il ne s’agit plus de mort naturelle mais de meurtre (voire d’exécution) de l’Artiste. On pourrait, dans ce sens, se demander, en effet, si le meurtre de ce personnage n’est pas le symbole de celui de l’artiste-Giono lui-même pendant la guerre. Car la question est si grave pour lui que son oeuvre a été à cette époque menacée de « silence ». Mais l’artiste ne meurt pas en fait. Ou plutôt, il « ressuscite » à chaque fois, en prenant un autre aspect, comme Giono lui-même qui « ressuscite » après 1945.