Conclusion générale

L’étude de l’oeuvre de Giono a permis de montrer que celle-ci met en évidence la coexistence de deux problématiques essentielles : la première est en rapport avec le « sujet » et la deuxième est liée à l’écriture. Notre travail a consisté à essayer de définir les différentes représentations du « moi » à la fois comme sujet et comme matière même de cette écriture. Nous avons, pour cela, cherché à mettre en évidence, à travers plusieurs textes qui appartiennent à des époques différentes, et à des genres différents, l’idée que cette écriture est essentiellement une écriture du « sujet », à travers tous les changements qu’elle connaît et les différentes questions qu’elle aborde. Partant de l’hypothèse que dans toute son oeuvre, Giono fait d’une manière ou d’une autre le « portrait de l’artiste par lui-même », comme il ne cesse de le répéter, qui tend à présenter cette oeuvre comme l’expression de son « moi », nous avons essayé de vérifier, à travers l’analyse de certains textes, le bien fondé de cette hypothèse, en faisant des approches variées, ou pour reprendre l’expression de Barthes, en pratiquant des « entrées » différentes.

Tout d’abord, l’analyse des textes, qui à première vue peuvent être considérés comme des textes autobiographiques, a permis de constater que ceux-ci ne peuvent être tout à fait conformes aux typologies proposées traditionnellement pour ce genre. Certes, on peut s’apercevoir qu’il y a, chez Giono, une tendance constante à mettre l’accent sur ses origines italiennes, et piémontaises en particulier; tendance qui s’exprime à travers l’origine de certains personnages de ses romans : son père, Odripano, Djouan, Saint Jean, Angelo , etc., et à travers les sujets abordés dans des textes comme Le Désastre de Pavie , Voyage en Italie , Le Bonheur fou , une partie de La Pierre ...Les références à l’Italie, à l’art italien et aux écrivains italiens sont nombreuses, mais dans les textes à tendance autobiographique, l’essentiel ne semble pas tellement la recherche des origines, ni le besoin du retour aux sources, mais autre chose : l’écriture du « moi » qui y est mise en valeur dépasse le genre de l’autobiographie. En effet, l’évocation des souvenirs dans Jean le Bleu , par exemple, oeuvre centrale pour l’étude de cet aspect du problème, ne relève pas d’une recherche d’un passé perdu : c’est la mise en place d’un processus d’écriture qui permet d’inventer une enfance, présentée comme une période d’« initiation » poétique, artistique et sensuelle. Il ne s’agit pas tellement d’un récit des faits passés, mais celui de la rencontre de l’enfant avec des personnages qui l’aident à se découvrir (sa sensibilité, ses rêveries, ses dons de poète ) et à découvrir le monde. Le père est la figure centrale. Son rôle est plus étendu que celui qu’en général un père peut jouer dans la vie quotidienne de son enfant (comme celui que Vallès donne à son père dans L’Enfant). Giono lui prête un rôle moral, intellectuel, artistique et philosophique. C’est une figure quasi mythique. Que ce soit dans Jean le Bleu, dans « Son dernier visage  », dans « La Ville des hirondelles  », dans « Le Poète de la famille » ou dans Le Grand Théâtre , son rôle est celui d’initiateur dans tous les domaines. C’est lui qui apprend à son fils comment vivre, sentir et rêver en poète. Il lui apprend à aimer autrui, mais aussi à faire confiance aux sentiments et à se méfier de l’intelligence et de la raison.

Ainsi, dans Jean le Bleu , il s’agit de mettre en valeur l’éveil du corps et de l’esprit de l’enfant et de raconter la première expérience poétique de celui-ci (sensations, rêveries, images, personnages marquants...). Il s’agit aussi de décrire la naissance et la mise en place de ce monde fabuleux de personnages, de sensations, de rêveries et de poésie dans la vie de l’enfant. Monde qui ne cessera d’alimenter toute l’oeuvre future.

Chez Giono, il y a un rapport étroit entre l’évocation de l’enfance et la situation vécue au moment de la rédaction de ces textes. En effet, les portraits des personnages qu’il fait et les histoires qu’il raconte ont tous plus ou moins des rapports avec des préoccupations d’ordre moral ou esthétique au moment où il rédige ces textes. Le « moi » passé est, dans une large mesure, l’émanation du « moi » présent. Il est un peu la projection des préoccupations de l’auteur au moment où il rédige ces textes. Il est construit en fonction de cette situation d’énonciation. On a vu que la rédaction de Jean le Bleu intervient juste après une « crise » morale personnelle. Celle de Virgile se situe en pleine période de guerre : le monde magique de l’enfance et de sa poésie y sont proposés comme remède à cette situation difficile.

Cela nous amène à penser qu’il faudrait, au fond, y rechercher non pas réellement un passé mais les éléments « premiers » constitutifs de ce « portrait de l’artiste » qu’il ne cesse de faire. Les faits passés qu’il raconte sont en grande partie des faits inventés, qui doivent être perçus non comme les éléments de la reconstitution d’une vie passée mais comme des éléments qui servent à construire ce « portrait » en rapport avec l’écriture. C’est, à notre avis, de cette manière qu’on peut rattacher ces textes à l’ensemble de l’oeuvre.

En outre, la « contradiction » que nous avons relevée au début et est mise en évidence par les deux termes de la dialectique « moi, je », et « je est un autre », semble être dépassée par et dans le « moi » inhérent au problème de l’écriture, autrement dit dans ce que Giono appelle le « portrait de l’artiste par lui-même. C’est également cette perspective qui permet résoudre le problème du double caractère d’« ipséité » et de « mêmeté » du « moi » (pour reprendre les termes de Ricoeur). En effet le changement et la stabilité du « moi » est en étroite liaison avec ce « portrait de l’artiste » qu’il fait.

Par ailleurs, nous avons continué à mettre en évidence les rapports du sujet à l’écriture, mais cette fois à travers des textes d’un genre particulier, rédigés à une époque exceptionnelle et critique, les « Essais pacifistes ». La période où Giono écrit ces textes est une période qui peut être considérée certes comme une période transitoire, mais elle est importante pour lui. D’une part, parce que ces textes mettent en oeuvre un aspect particulier de l’écriture, qui est en rapport avec un drame collectif : la hantise d’une guerre qui approche. D’autre part, parce que ces textes sont déterminants aussi bien en ce qui concerne la vie de l’auteur qu’en ce qui concerne son activité même de romancier.

Ces essais, qui sont pour Giono une forme d’action engagée, s’inscrivent dans la tendance générale des intellectuels de l’époque, c’est-à-dire dans la lutte contre le fascisme et contre la guerre. Ils marquent de ce fait la participation de l’auteur, de façon active et responsable, dans ce mouvement général. D’un autre côté, ils mettent en valeur la particularité des positions de l’auteur et de son engagement ainsi que de ses idées sur la manière dont il faut envisager l’avenir. Ils laissent voir, à ce niveau, à la fois des problèmes d’ordre personnel et des problèmes en rapport avec la création. En effet, à cause de sa notoriété, Giono est au coeur du débat politique, et ne peut de ce fait échapper à l’idée d’être l’objet de controverses et de réactions opposées : il est en même temps loué, voire adulé par certains et attaqué violemment par d’autres. Lui-même prend les choses à coeur et s’y met, quelquefois, de façon immodérée.

Par ailleurs, si, au début, le choix des essais est dicté par les circonstances politiques, peu à peu ce choix semble se transformer en véritable problème en ce qui concerne la création romanesque chez lui. Celle-ci se trouve sensiblement réduite. Après la publication de Batailles dans la montagne s en 1937, et pendant dix ans, il ne publiera plus aucun roman en volume. Il tente, toutefois, de ne pas abandonner totalement son activité de romancier. Il travaille à Deux Cavaliers de l’Orage, participe à la traduction de Moby Dick. Mais il tente surtout de mettre une part importante du romanesques dans certains de ces essais eux-mêmes, cherchant par là une articulation possible de l’éthique et de l’esthétique. Mais cette tentative en vue d’écrire de cette façon aboutit à des textes quelque peu hybrides, qui tiennent à la fois du roman et de l’essai mais qui n’appartiennent pas exclusivement à l’un ou à l’autre des deux genres.

On peut dire ainsi que cette période de crise politique est aussi une période de « crise » de la création chez Giono. Giono n’écrit pas de la même façon avant, pendant et après la guerre. S’il a, d’une certaine manière, pu avoir un certain impact sur les idées durant ces années qui précèdent la guerre, ce sont également les événements vécus durant cette période qui ont marqué sa vie et son oeuvre. Le sentiment d’injustice puis de désillusion ont déterminé sa façon d’écrire et sa conception même du rôle de l’écrivain. Le choix qu’il fait en écrivant les « Essais pacifistes » est payé par le ralentissement de ce qui est pour lui une chose primordiale : son travail de romancier.

L’étude de l ’évolution de l’oeuvre de Giono doit tenir compte, en effet, des différentes « crises » traversées par celui-ci. C’est l’une des hypothèses que nous avons avancées au début et qui semble se confirmer au fil du travail sur le rapport de l’oeuvre avec son créateur. Car les différents clivages que connaît cette oeuvre sont, dans une certaine mesure, dus à ces « crises ». On a vu que la « crise » morale des années trente aurait été à l’origine de la rédaction de Jean le Bleu . La période des années 1935-1939 est aussi une période difficile pour Giono. On a vu que la « crise » se manifeste aussi bien au plan personnel (la hantise de la guerre de plus en plus menaçante ) que sur le plan de la création romanesque. L’arrivée de la guerre et l’incarcération de 1939 portent un coup terrible à l’auteur : il perd toutes ses illusions pacifistes. Ensuite, les années de guerre constituent, pour lui une épreuve difficile. Au plan personnel, elle se caractérisent par la hantise des attentats contre sa personne et sa famille et par la pressante inquiétude que les Occupants allemands découvrent l’aide qu’il apporte pendant ces années à des résistants et à des exilés allemands et à des Juifs. Son Journal d’occupation traduit bien ces inquiétudes. Sur le plan de la création, la rédaction de Pour Saluer Melville, de Virgile et de Fragments d’un paradis traduit peut-être une sorte d’évasion dans un ailleurs poétique, « autobiographique » ou « fantastique ». Mais l’absence de toute publication de roman traduit une véritable crise de l’écriture qui l’amène, à cette époque, presque au bord du silence. Le changement qui survient après la guerre, après l’épreuve de l’incarcération de 1945, et après l’interdiction de publication, est un changement radical. Pour surmonter toutes ces « crises » successives, Giono adopte une écriture toute nouvelle. Il remettra également en question certains textes passés, qui ont pourtant contribué à sa célébrité, comme Le Chant du monde et Que ma joie demeure . C’est une sorte de renaissance, voire de « résurrection » d’un auteur que beaucoup considèrent à l’époque comme un auteur fini. Il y a à chaque fois comme un élan nouveau qui lui permet de se dégager de ses difficultés et de repartir.

Dans son ensemble, l’oeuvre contient donc une interrogation continuelle sur elle-même, qui est suscitée et accentuée par les différentes « crises » que l’auteur traverse. Au plan personnel, celles-ci ont sans doute affaibli l’homme et ont contribué à changer ses positions et sa façon de voir, mais elles ont contribué à forger chez lui un « caractère » (semblable à celui de certains de ses personnages). C’est surtout le caractère de « défi » qui est le plus important. Défi, aussi bien au plan personnel qu’au plan littéraire. Giono ne s’avoue jamais vaincu. Sa volonté de surmonter les difficultés, sa ténacité et son désir de résister sont à la fois les raisons et les manifestations concrètes de ce « défi ». Cette « résurrection » de 1947 en est l’exemple le plus frappant et le plus édifiant.

On peut dire ainsi que l’écriture est étroitement liée aux différents moments de sa vie et aux différentes expériences vécues, mais qu ’elle constitue également une sorte d’exutoire, grâce auquel Giono tente à chaque fois de remédier à un mal personnel ou collectif.

Les « manières » de Giono trouvent également dans ces « crises » une justification. Le tournant après 1945 est un tournant particulièrement décisif chez lui. Sa nouvelle vision du monde, résultat de ses désillusions successives, entraîne un changement au niveau esthétique. Toutefois ce changement prend deux directions légèrement différentes : celle des « Choniques romanesques » d’une part et celle du « Cycle du Hussard » de l’autre.

Mais malgré toutes les nouveautés qu’apporte Giono dans sa deuxième « manière », et malgré les disparités, l’oeuvre de Giono conserve une unité, grâce à des constantes qui touchent notamment au problème du « portrait de l’artiste par lui-même » et au problème de la création, tous les deux mis en évidence, de façon plus ou moins explicite, dans toute l’oeuvre. En effet, de Naissance de l’Odyssée à L’Iris de Suse , tous les textes mettent en valeur cette problématique du créateur et de la création.

Le « portrait de l’artiste par lui-même », expression, que Giono répète maintes fois, renvoie en fait à sa conception même de l’écriture, tout en constituant le principe unificateur de son oeuvre, même si la variété de ses (auto) « portraits » va apparemment à l’encontre de cette unité. En réalité, la multiplication de portraits d’artistes contribue à faire voir les différentes facettes du portrait du créateur lui-même. Celui-ci, par personnages interposés, se donne à voir à la fois comme inventeur d’un monde et détenteur de la parole poétique. Ces personnages d’artistes, doubles du créateur, sont présentés comme « joueurs », « acrobates », « tricheurs », « menteurs », « fabulateurs », etc. C’est-à-dire, métaphoriquement, comme des représentations variées et multiples du « sujet » créateur et de l’acte de création. A travers eux, l’auteur met en valeur les multiples et différentes expériences de la création ainsi que les champs où se déploient ses investigations, ses capacités et ses limites. C’est à travers eux également qu’il se remet en question. Dans les faits, l’artiste-créateur est aussi celui qui porte en lui ce double désir de la « possession » et de la « perte » (autre métaphore développée dans Noé ). Il est également celui qui détruit un ordre pour lui en substituer un autre, construisant ainsi de nouveaux rapports entre les choses. C’est celui qui voit dans tout « un monde » (III, 620), dans une odeur de narcisse ou de coquillage (Noé), dans une moisissure (Jean le Bleu ) ou dans un minuscule os du crâne d’un oiseau (L’iris de Suse). Bref, l’artiste, autrement dit l’auteur, est celui qui crée un monde « à côté » du monde réel et celui qui invente une manière de parler (d’écrire ) pour faire percevoir ce monde. Les moyens d’y parvenir sont multiples : Ulysse arrive à faire accepter par ses auditeurs une légende qui se substitue à la vérité, Albin et ses ancêtres parviennent à inventer un langage propre et qui les dispense du langage commun, les bergers du Serpent d’étoiles créent un monde en marge de celui de la Genèse, Bobi propose un mode de vie qui tient essentiellement compte des plaisirs des sens; Herman invente, grâce à la parole poétique, un monde emboîté dans le monde réel, et arrive à le faire « voir » à Adelina.

En effet, comme Giono le montre dans Pour Saluer Melville, le passage de la sensation à sa manifestation « concrète », puis à sa communication à autrui, est toute l’opération, complexe, que le poète parvient à faire grâce à l’« alchimie » des mots.

Cela nous amène à réfléchir sur les rapports du poétique et du romanesque chez Giono.

On l’a vu, Giono accorde un intérêt tout particulier à la poésie et aux poètes dans son oeuvre. Alors qu’il est essentiellement romancier, il se considère assez souvent lui-même comme poète. Certes il a commencé sa carrière en écrivant des poèmes, il en écrira quelques uns plus tard, mais c’est dans le roman qu’il trouve sa vocation propre. Cela n’empêche pas que la plupart de ses textes (romans ou autres) ont un rapport avec la poésie. On a vu que dans Jean le Bleu (I, 170), il affirme que c’est son père qui l’oriente dans cette direction, en l’encourageant à voir le monde par les yeux d’un poète. Mais comment un texte peut-il être poétique? C’est peut-être dans sa capacité de créer chez le lecteur un « état poétique » pour reprendre l’expression de Valéry. En effet, tout comme pour son personnage Herman dans Pour Saluer Melville, Giono cherche souvent, directement ou par personnages interposés, à créer un « état poétique » chez son lecteur, à lui faire partager les sensations les plus diverses et à lui faire voir le monde d’une façon très particulière, qui est la sienne. Le monde qu’il crée, grâce aux mots, est un monde intérieur, mais qu’il parvient à communiquer. C’est là la caractéristique de toute poésie. De ce point de vue, beaucoup de romans de Giono sont « poétiques ». La magie des images et des mots s’ajoute à celle de la fabulation pour donner à ses textes toute la force de leur impact. Mais il n’y a pas que les romans qui aient cette caractéristique. Même les textes sur la Provence sont d’une teneur poétique certaine. Car ce Sud dont il parle est un Sud imaginaire. Sur ce point il ressemble, comme il le dit lui-même, à Faulkner, qui lui aussi peint son Sud imaginaire.

Ainsi, on peut dire que Giono est romancier, mais la dimension poétique qui se trouve dans son oeuvre est importante. Et ce n’est pas seulement parce que bon nombre de ses textes, ou de passages de textes, sont de véritables poèmes en prose. La plupart de ses héros sont, on l’a vu des « artistes », dans leur sensibilité, dans leur visions et dans leur façon de parler, car la « poésie » est aussi une affaire de langage. Les différentes manières dont ces personnages parlent d’eux-mêmes ou du monde constituent un écart par rapport au langage commun. Leur façon d’être comme leur façon de dire sont souvent différentes de celles des autres.

C’est enfin, en partie, grâce à cette part de « poésie » qui imprègne ses textes, que Giono échappe au « réalisme ». Giono n’est pas un écrivain réaliste dans le sens traditionnel du terme, malgré les étiquettes de la critique traditionnelle. Giono est un romancier qui a la sensibilité d’un poète.

Dans sa vieillesse, l’auteur affirme qu’à y bien regarder, il n’a jamais écrit que sur lui-même. En effet, quelle que soit la forme que prennent les textes, ceux-ci sont toujours une écriture du « moi » : celui-ci est à la fois le sujet et la matière de cette écriture. Toute l’oeuvre (romans, essais, nouvelles, pièces de théâtre...) est l’expression plus ou moins directe du sujet. La notion de « subjectivité » trouve en effet son expression la plus marquée et son sens le plus total chez Giono. Comprendre l’esthétique de cet écrivain c’est comprendre la nature et le fonctionnement de cette subjectivité et de ses rapports variés et divers avec l’écriture. Dans Noé , l’auteur tente justement d’expliciter ces rapports en mettant en scène (dans le sens littéral du terme) le romancier (qui est lui-même) en train de créer. C’est par exemple dans ce roman qu’il tente l’expérience, qui l’a toujours séduit, qui consiste à faire du processus de l’écriture un processus semblable à celui qui est utilisé par le musicien ou le peintre. Par exemple, il essaie, comme Breughel (peintre qu’il apprécie particulièrement et qu’il évoque très souvent) de tout faire voir à la fois. Il tente en effet, dans une « monstruseuse accumulation » (III, 642) de faire voir « simultanément », de nombreux portraits de personnages, de faire revivre ceux de ses romans précédents, d’anticiper sur ceux d’un roman futur, tout en racontant des histoires diverses, imbriquées les unes dans les autres, et en usant des parenthèses, des digressions, des retours en arrière, etc.

Le « moi » comme sujet et matière d’investigation de l’écriture a une fonction particulière chez Giono. Il ne s’agit ni d’une entité philosophique, en rapport par exemple avec le problème du cogito cartésien, ou psychique, en rapport avec un inconscient plus ou moins indéterminé, c’est un « moi » qui, certes est lié à la vie de l’auteur, mais c’est surtout un « moi » inventé au fil des textes. Il tient à la fois de l’autobiographique et du romanesque, de la réalité et de la fiction. Il est constamment renouvelé et remodelé selon l’époque et selon les textes. Il est le point de convergence d’autres « moi » de personnages (artistes, poètes, écrivains, mais aussi gendarmes, brigands, etc.).

Le « moi » est d’abord celui l’auteur lui-même, c’est-à-dire le sujet de l’écriture. Il est aussi celui qui apparaît dans le texte, produit par l’écriture : un « moi » fictif qui se présente de différentes manières et assume différentes fonctions dans le texte. Ses attributs et ses fonctions sont tributaires de la situation narrative, du genre du texte, de l’époque, etc.

Mais le plus souvent, Giono cherche à confondre ces deux instances, le « moi » comme sujet et le « moi » comme objet. Dans certains textes, aussi bien de la première que de la deuxième « manière », le narrateur, chez qui on peut reconnaître certains traits de l’auteur, glisse au niveau des personnages et se confond avec eux. D’où toute l’ambiguïté et la complexité de ce « moi ».

La problématique du « sujet » chez Giono se confond avec la problématique de l’écriture. Cette dernière ne peut pas être conçue en dehors de la nature et de la fonction du «moi » dans et par rapport au texte. Et inversement, le texte est une constante mise en valeur du « moi », comme sujet ou comme objet de l’écriture.

Parmi les structures constantes et significatives chez Giono, on peut noter celle du « double » et du « dédoublement ». Elle a des rapports étroits avec la notion de « sujet » et de ses différentes représentations dans l’oeuvre et des rapports avec l’esthétique en général. Il s’agit, en fait, d’une structure et en même temps d’une thématique très récurrente. Elle fonctionne par un système de correspondances, de réflexions ou d’oppositions. Elle apparaît, par exemple, au niveau de l’intertextualité : les textes évoqués ou cités des autres auteurs - textes authentiques ou inventés - jouent comme des doubles, une sorte d’écho de ceux de Giono. Ils mettent en valeur une sorte de voix au deuxième degré qui se manifestent derrière, dans ou en parallèle avec celle de ce dernier.

Au niveau des personnages également, cette thématique est constamment présente dans toute l’oeuvre. Dans Colline , Jaume est le double de Janet. Dans Un de Baumugnes , Amédée est le double d’Albin, dans Jean le Bleu , certains personnages sont un peu le double du père. Dans Un Roi sans divertissement , Langlois est le double virtuel de M.V. Dans Les Grands Chemins , le Narrateur se confond souvent avec l’Artiste, etc. Ce qui confère à chacun des personnages une sorte de double personnalité : Langlois, par exemple est le justicier qui combat le mal et il est celui qui se sent, progressivement, devenir le frère et le double du meurtrier. C’est à cause de cette ambiguïté de la personnalité qu’échappe la « vérité », notamment dans les « Chroniques », car il y a en même temps la chose et son contraire. Les sentiments qui animent les personnages peuvent basculer d’un état à l’autre. La frontière entre le « moi » et son double, et même entre lui et son contraire, n’est pas une frontière sûre, ni établie une fois pour toute.

Du coup, la notion du « mal » (et aussi celle du « bien »), dont certains personnages des « Chroniques » sont porteurs, devient une notion flottante. Les personnages ne savent que rarement la part du bien et du mal dans leur action. De toute manière, l’auteur ne place jamais le problème sur le plan moral. Mais l’idée qui est mise en valeur, dans la deuxième « manière » est que le mal ne fait plus partie du monde, mais il est en l’homme. Et chacun risque d’en être la victime.

D’un autre côté, le discours du narrateur ou des personnages manifeste très souvent un double aspect : celui d’une parole écrite et celui d’une parole orale, deux caractéristiques essentielles de l’écriture de Giono, qui ont des fonctions importantes dans l’oeuvre. L’entremêlement des genres tend à produire ce caractère double qu’on trouve dans certains textes : des essais (pas seulement les « Essais pacifistes ») qui contiennent une part importante de romanesque, des textes autobiographiques qui racontent une vie largement inventée, des biographies romancées (comme celle de Virgile ou de Melville), etc.

La structure du double se retrouve également au niveau narratif, par exemple dans la mise en place du double récit qui caractérise certaines « Chroniques ». Ce processus vise, à notre avis, à mettre en valeur l’idée qu’il n’y a pas de récit unique et que le choix d’un seul récit, d’un « possible narratif » laisse en suspension d’autres récits sous-jacents ou virtuels. Pourtant dans Noé , Giono tente l’expérience de donner vie à plusieurs récits à la fois, de réaliser ces virtualités, notamment par les « suites » qu’il donne à l’existence des personnages d’autres romans, par les différentes et multiples digressions, etc. Il essaie de « cueillir » les idées et les images qui lui viennent à l’esprit et à leur donner à toutes une vie.

Il y a dans l’écriture de Giono l’existence de deux niveaux : un niveau de « surface », si l’on peut dire, qui met en scène une « voix », un récit, un portrait, et un niveau sous-jacent qui se caractérise par la démultiplication des voix, la diversification des récits et le dédoublement des portraits. L’écriture opère en effet, à la fois de façon paradigmatique, par des sélections parmi les possibilités qui s’offrent : thèmes, images, personnages, etc., et de façon syntagmatique, en combinant différemment dans les textes, parfois les mêmes thèmes, les mêmes images...C’est à ce niveau qu’on peut situer, par exemple, les différentes variantes à propos des mêmes souvenirs évoqués dans différents textes. Mais à chaque variante ou reprise, des sens nouveaux viennent s’ajouter aux anciens.

Giono ne peut s’empêcher de raconter même lorsqu’il développe des réflexions sur un sujet donné. Par exemple, La Pierre , qui est un essai, contient des histoires innombrables, dont la plupart sont fictives mais qui sont en rapport avec lui-même. Dans ses oeuvres, Giono est le sujet, inventant, parlant, écrivant et en même temps l’objet essentiel de sa création. Le « moi » occupe une place centrale dans l’oeuvre, même si dans certains textes il est présenté de manière indirecte ou oblique. Peu d’écrivains comme Giono (Céline peut-être, mais il faudrait une étude comparative approfondie), dont les rapports du sujet à l’oeuvre soient aussi forts, aussi variés, aussi riches et aussi complexes. L’auteur crée l’oeuvre à son image, mais cette oeuvre elle-même contribue à donner des représentations variées et multiples du créateur. Elle donne une extension imaginaire à sa vie à travers les différents portraits de l’artiste qu’elle fait. Ces artistes sont ses doubles. En effet, l’ « artiste » c’est cet autre soi-même, ou plutôt soi-même présenté comme un autre, mais qui est le support de la vision, de la parole et du point de vue de l’auteur. Dans les textes des années trente surtout, le dédoublement de l’auteur dans certains personnages se fait à travers le prénom qu’il donne à certains de ses personnages (comme Djouan, Ivan, Saint Jean).

Ces doubles permettent de faire voir différents facettes du « moi ». Les processus d’écriture qui les mettent en évidence varient selon les « manières ». Dans la première, l’auteur cherche à produire l’effet d’une identification totale du « moi » et de ses doubles. Dans la deuxième, cette identification, même si elle existe, est moins explicite. De plus, les problèmes qu’il met en évidence sont différents dans les deux moitiés de son oeuvre, car ils sont relatifs aux préoccupations de chaque époque. Dans les textes des « chroniques », par exemple, ils sont davantage rattachés aux sentiments profonds et ambigus de l’homme ainsi qu’à sa complexité psychologique. Chez Giono, l’homme est le lieu d’un dédoublement, d’une dualité, voire d’une duplicité.

Par ailleurs, on peut dire qu’en plus des facteurs d’ordre personnel, liés à des problèmes vécus, qui ont contribué à la modification des positions de Giono sur l’homme et le monde, et par conséquent sur l’écriture elle-même, il y a des facteurs d’ordre esthétique et littéraire. En effet, tout au long de sa carrière, Giono ne cache pas son admiration pour des écrivains plus ou moins anciens, qui ont pu, à différentes époque, influencer son oeuvre. On peut citer par exemple Homère, Whitman, Virgile , Cervantès, Machiavel ou Stendhal. Tous ces auteurs l’ont plus ou moins marqué à une époque donnée. Mais, comme en politique, il ne fait allégeance à aucun d’entre eux. L’univers romanesque, les préoccupations littéraires et esthétiques lui sont propres. Si le « Cycle du Hussard » s’inspire par exemple de Stendhal, l’univers qu’il dépeint, les histoires qu’il raconte, les problématiques qu’il soulève dans ces romans restent profondément gioniens.

Au plan des techniques du récit, on peut, par exemple, relever, notamment dans les « Chroniques », certains échos des techniques utilisées par les Nouveaux romanciers, mais celles que Giono utilise demeurent en fait liées à ses propres préoccupations esthétiques. D’ailleurs, il se méfie lui-même de ces romanciers et la position qu’il exprime à leur égard est pleine d’ironie.

L’écriture de Giono est réfractaire aux classements et aux systèmes parce qu’elle est profondément liée au « sujet », qui ne peut lui-même être emprisonné dans une catégorie (psychologique ou littéraire) bien déterminée.

Au terme de ce travail, nous pouvons dire que nous sommes loin d’avoir rendu compte de toute l’étendue et la richesse de l’oeuvre de Giono. Explorée sous l’angle de la problématique du « sujet » en rapport avec l’écriture, cette oeuvre montre une complexité inouïe qui va à l’encontre de l’idée reçue, trop simpliste, qui consiste à considérer Giono comme un auteur facile, univoque ou homogène. Presque trente ans après la mort de l’auteur, son oeuvre suscite encore des interrogations de la part des critiques. Mais en dépit des approches multiples et variées qu’ils appliquent, ces dernières années, à son oeuvre, ils ne semblent trouver d’accord que sur certains points. On est loin d’avoir fait le tour de cet auteur. Son oeuvre développe une continuelle interrogation sur des problèmes du « moi » de l’artiste et du créateur en rapport avec l’écriture elle-même.