Introduction générale

Comparée à d’autres pays européens, la France est restée majoritairement rurale très tardivement1. Durant tout le XIX° et la première moitié du XX° siècle, le taux d’urbanisation n’a progressé que lentement, quoi que continuellement. Il a fallu attendre le début des années 1930 pour que la proportion de citadins n’égale, puis ne dépasse celle de ruraux. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le processus d’urbanisation s’est néanmoins accéléré2. Populations et activités ont eu plus que jamais tendance à se regrouper dans les villes les plus importantes et ce qu’il est convenu d’appeler la métropolisation a provoqué une très forte extension des banlieues. La construction de nouveaux et vastes territoires industriels ainsi que de grands ensembles de logements collectifs en bordure immédiate des villes préexistantes ont constitué les formes emblématiques de cette vigoureuse croissance des agglomérations urbaines.

Si la métropolisation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, son incidence sur les villes s’est toutefois transformée au cours du temps. Dans les années 1970 un basculement s’est opéré : l’essor des banlieues a cédé le pas devant celui des franges périurbaines3. Autour des agglomérations et proportionnellement à leur taille, s’est formé un espace résidentiel diffus et fragmenté, essentiellement composé de maisons individuelles. Autour des centres urbains et proportionnellement aussi à l’importance et à la nature de leurs activités, se sont constituées des plates-formes commerciales ou logistiques, des zones d’activités diverses, nettement séparées les unes des autres et non contiguës à l’agglomération.

Par son ampleur et par la rupture historique qu’il représente en apparence, ce phénomène de périurbanisation a donné lieu à une profusion d’études et de recherches4. Au-delà de ses implications immédiates, concernant par exemple la consommation d’espace, les coûts sociaux, économiques et environnementaux que cela suppose ; certains auteurs se sont attachés à discerner quel avenir cette évolution promettait à nos villes.

Les franges périurbaines sont-elles simplement une première phase de densification des marges urbaines ? Représentent-elles l’amorce de nouvelles couronnes de banlieue5 ou ne nous indiquent-elles pas plutôt un mouvement de déconstruction de la ville agglomérée, par lequel les populations et les activités urbaines sont dispersées dans des espaces diffus ? Ces nouvelles zones d’activités périphériques ne concurrencent-elles pas le pouvoir d’attraction des centres urbains traditionnels ? Ne portent-elles pas atteinte plus fondamentalement encore au principe de centralité qui repose par essence sur une mixité des fonctions ? Ne marquent-elles pas l’avènement d’un nouveau principe d’organisation urbaine et de structuration du territoire : la polarité qui procède quant à elle de concentrations très sélectives d’activités ? La périurbanisation ne nous renvoie-t-elle pas en définitive à une transformation de nos agglomérations en suburbia de type nord-américain, c’est-à-dire à la formation d’espaces certes urbains sociologiquement et économiquement, mais diffus, sans centralité ni agglomération, sans autre structure que les voies de communication ?6

Les recensements de 1982 et de 1990 ont permis de relativiser la radicalité des mutations en cours. Si les franges périurbaines semblent être des productions socio-spatiales relativement pérennes, si elles continuent à s’étendre de plus en plus loin des agglomérations urbaines, ces dernières cependant sont encore très loin de dépérir tant au plan démographique que fonctionnel. Comme l’ont très bien souligné les chercheurs de l’équipe PARIS notamment7, certaines catégories de population quittent sans doute la ville dense pour les espaces périurbains, mais d’autres y restent ou y retournent. Certaines activités s’installent sur les marges diffuses mais d’autres, dont les plus nobles (services de haut niveau aux entreprises et aux ménages), sont toujours fortement concentrées dans les centres urbains.

Le cadre de l’analyse : la proposition métapolitaine

Des agglomérations et des franges périurbaines, aucune des deux ne semble donc destinée à absorber l’autre, du moins en l’état actuel des choses et de nos connaissances. Aucune des deux ne peut être considérée avec certitude comme étant l’avenir de l’autre.

Compte tenu de cette double réalité, F. Ascher a avancé au milieu des années 1990 l’idée de l’émergence d’une ville hétérogène à la fois dense et diffuse, agglomérée et périurbaine, d’une ville qui irait au-delà de la ville traditionnelle et qu’il désigne sous le terme de métapole. Il définit cette métapole comme étant ‘« l’ensemble des espaces, dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien (ordinaire) d’une métropole. La métapole constitue généralement un seul bassin d’emploi, d’habitat, d’activité. Les espaces qui composent une métapole sont profondément hétérogènes et pas nécessairement contigus. Une métapole comprend au moins quelques centaines de milliers d’habitants »’ 8.

Cette hypothèse métapolitaine, au fort accent simmelien, nous invite en somme à concilier ce qui hier encore, étaient considérés comme nécessairement incompatibles : dans cette acception des choses, l’agglomération mère et ses franges périurbaines, le centre métropolitain et les polarités périphériques, loin d’être forcément antithétiques, seraient les éléments constitutifs d’un système socio-spatial englobant. La périurbanisation loin de refléter un divorce entre la ville et l’urbain, ne serait qu’une des modalités d’un processus plus général de métapolisation par lequel un partage des tâches s’effectuerait à une échelle élargie entre les différentes composantes de la métapole.

Cette proposition métapolitaine nous semble intéressante à double titre. C’est pourquoi nous l’adoptons comme hypothèse fondamentale.

Elle nous offre en premier lieu un cadre d’analyse qui s’accorde relativement bien avec ce que nous pouvons connaître de l’évolution d’un certain nombre de grandes villes françaises. Elle nous permet en second lieu d’envisager sinon pourquoi la ville se dédouble, du moins comment les agglomérations et les franges périurbaines s’organisent pour former un seul et même système. Elle nous invite à travers cela, ce qui nous semble particulièrement heuristique, à ne pas considérer la ville uniquement dans une perspective diachronique, mais à l’étudier aussi dans sa dimension synchronique. Elle nous incite à ne pas envisager les mutations en cours uniquement sous l’angle d’une déconstruction de ce que les villes ont été par le passé, mais à rechercher aussi, derrière les ruptures apparentes et le chaos des transformations incessantes, les éléments d’ordre qui tendent aujourd’hui à les structurer.

A une approche qui pourrait n’être faite qu’en terme de désorganisation, elle nous convie, en définitive, à une analyse en terme de réorganisation permanente.

Notes
1.

La transition urbaine (50% de la population nationale vivant en ville) ne fut atteinte qu’en 1928, contre 1870 pour la Grande-Bretagne, 1875 pour les Pays-Bas et 1890 pour l’Allemagne.

2.

Sur l’urbanisation de la France, le lecteur pourra se reporter à George P., 1975, ou à Duby G. (Dir.), 1985.

3.

Ce phénomène fut mis en lumière pour la première fois par Racine J.B., 1966.

4.

Pour une présentation commentée des recherches sur ce sujet dans les années 1970 et 1980, le lecteur pourra se reporter à Andan O., Buisson M.A., Cusset J.M., Faivre d’Arcier B., Routhier J.L. et Vant A., 1988.

5.

Dezert B., Metton A. et Steinberg J., 1991.

6.

Sur les tenants d’une fin de la ville, le lecteur pourra se reporter par exemple à pp. 9-35 Duby G. (dir.), 1980, tome 1 ; ou Choay F., 1994 ; ou encore Viard J., 1997. Pour une image frappante d’une France urbaine entièrement gagnée par la Suburbia, le lecteur peut également se reporter à la carte Suburbia, du scénario prospectif de diffusion de l’urbanisation par extension des territoires périurbains, in p. VII Ascher F et al., 1993. Enfin pour une critique de cette hypothèse, voir Ascher F., 1995-a et 1998.

7.

Julien P., 1994 ; Cattan N., Moriconi F., Pumain D., Rozenblat C., Saint-Julien T., 1993 ; Berroir S., 1996, ou Guerin-Pace F., 1993.

8.

P. 34, Ascher F., 1995-a.