Chapitre 1.
Métropolisation et redéploiement urbain
L’extension d’une ville sur une aire élargie

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France a connu la révolution urbaine la plus rapide et la plus profonde de son histoire18. L’urbanisation, encore très lente dans l’entre-deux-guerres, adopta un rythme nouveau, l’amenant à se placer en quelques années seulement parmi les pays les plus urbanisés de la planète19. En 1901, les villes20 ne concentraient que 41% de la population française ; en 1946, ce taux n’était que de 53%. En 1968, il était brusquement monté à 70%. En 1990, il atteignait les 74%21 et ces premières mesures ne tiennent compte encore que des seules populations agglomérées. Si nous prenions en considération l’ensemble des populations qui participent au fonctionnement quotidien des villes, qu’elles habitent ou non dans des tissus morphologiques continus et denses, le taux d’urbanisation serait notablement plus élevé. Ainsi, à travers le prisme des zones de peuplement industriel ou urbain 22, ce n’est plus 74% de la population qui peut être considérée comme urbaine en 1990, mais 96%23 ; autant dire la quasi-totalité du pays.

A cette première caractéristique forte de l’urbanisation contemporaine, sa célérité, nous pourrions en ajouter une seconde : sa sélectivité24. Loin d’engendrer une croissance linéaire de l’ensemble de la hiérarchie urbaine, c’est-à-dire un essor des villes proportionnel à leur population initiale, ce rapide mouvement d’urbanisation a nettement privilégié les villes les plus importantes et, au premier chef d’entre elles, Paris. La part de la capitale dans la population nationale passa de 16,2% en 193625 à 18,8% en 199026 ; celle de l’agglomération lyonnaise27 de 1,50%28 à 2,23%29 sur la même période. C’est cette tendance à la concentration des populations, des activités et des richesses dans les villes les plus importantes30, qui a été depuis communément désignée sous le terme de métropolisation.

Nous ne pouvons enfin faire moins que rappeler un dernier trait majeur de l’urbanisation actuelle et, en l’occurrence l’importante transformation de son incidence locale. Alors qu’hier encore, l’urbanisation au niveau global renvoyait à l’essor des agglomérations et à la formation de nouvelles banlieues, la métropolisation, qui travaille si profondément le pays, semble s’accompagner aujourd’hui d’un mouvement inverse de périurbanisation31, c’est-à-dire de formation d’espaces diffus et morcelés, situés à des distances de plus en plus importantes des agglomérations. La nécessité de changer de définition pour pleinement apprécier l’importance de l’urbanisation actuelle et l’ampleur réelle des villes en tant que systèmes socio-spatiaux témoigne bien, d’ailleurs, de cette évolution sensible de la croissance urbaine au cours de cette période. Elle rend compte avec force que la métropolisation contemporaine s’accompagne du redéploiement des populations et des activités urbaines jusque très loin des agglomérations préexistantes, voire engendre cet état de fait.

C’est bien à la lumière de ce double phénomène de métropolisation et de redéploiement urbain, à moins qu’il ne s’agisse que de deux aspects d’un seul et même processus, que nous souhaiterions aborder l’évolution de la métropole lyonnaise au cours de ces dernières décennies. Ceci nous permettra, du moins l’espérons-nous, d’approcher l’évolution démographique et économique de cette ville en la replaçant dans un contexte plus vaste, celui des mutations globales qui affectent la France et plus largement l’ensemble de la planète. Cela nous invitera également à relier le plus fermement possible le redéploiement des populations et des activités lyonnaises aux évolutions socio-économiques que nous aurons pu pointer. Cette entrée nous amènera à ne pas séparer artificiellement le système socio-spatial lyonnais du système encore plus grand auquel il participe ou, en d’autres termes, à aborder comme un tout ce qui forme, à notre sens, un tout, à savoir les évolutions locales et les évolutions nationales, ainsi que les croissances quantitatives, les mutations qualitatives et les transformations spatiales.

Vouloir appréhender l’évolution d’une ville comme un système social32, spatial, dynamique et, qui plus est, intégré dans un système encore plus important, c’est-à-dire comme un système complexe, ouvert et « vivant » est sans nul doute un procédé d’investigation et un mode d’analyse qui permet d’approcher au plus près le réel. Cependant, ceci est difficilement envisageable comme procédé d’exposition sous peine de ne produire qu’un schéma confus et grossier. Par souci de clarté, nous différencierons en conséquence les dynamiques affectant les populations (section 1), de celles travaillant l’économie lyonnaise et les emplois (section 2). Cela nous permettra d’esquisser à grands traits l’ampleur, les limites, mais également les moteurs de la recomposition de cette ville en tant que système socio-spatial, et en l’espèce son redéploiement sur une aire élargie. Nous verrons ainsi se dessiner un décalage de plus en plus important entre domicile et travail, une déconnexion progressive entre ces deux grandes sphères de la vie quotidienne et à travers cela, l’avènement de la mobilité spatiale comme nouveau principe d’organisation ou de fonctionnement de cette ville (section 3).

Nous utiliserons, pour l’essentiel, les recensements de l’INSEE. L’analyse démographique portera sur la période allant de 1962 à 1990. Les données concernant les populations étant exhaustives, nous pourrons l’affiner jusqu’à l’échelon communal. L’analyse des activités sera effectuée à travers les données de l’emploi. Ces dernières sont, toutefois, issues de sondages et le taux auquel chaque sondage a été opéré détermine un seuil de significativité en deçà duquel nous ne pouvons descendre, sous peine d’une marge d’erreur trop importante. Nous devrons pour cela agréger les données par grands secteurs d’activité et par grandes zones géographiques (approximativement les cantons). Le recensement de 1962 a été exclu, car le taux de sondage n’a été que de 1/20ème, ce qui n’autorise aucune différenciation géographique à l’intérieur de la RUL.

Nous démarrerons, donc, notre analyse en 1968, mais nous la prolongerons partiellement jusqu’en 1996, en utilisant les données du fichier UNEDIC sur l’emploi salarié privé. L’étude de l’emploi ne sera toutefois pas aussi fine que celle portant sur les ménages. Elle sera néanmoins suffisante pour en lire les traits dominants.

Nous avons plus particulièrement choisi d’observer les variations brutes de population et d’emploi plutôt que leurs taux. Ceci nous a semblé préférable, car les taux sont calculés par rapport aux effectifs initiaux de population ou d’emploi et sont donc très sensibles aux effets de structure. En conséquence, ils reflètent bien plus l’impact que ces variations ont sur un secteur considéré que leur ampleur réelle. Ainsi, une augmentation de 100% de la population d’une commune traduit une large transformation de sa structure et de son poids démographique, mais ne préjuge en rien de la masse réelle de population nouvellement installée : ces 100% peuvent tout aussi bien désigner une augmentation d’un million d’habitants, si la population initiale était déjà d’un million ou de dix personnes, si la population de départ était de dix. Les variations brutes de population et d’emploi ne nous disent rien, il est vrai, des conséquences de ces dynamiques, mais nous aborderons cette question dans les chapitres ultérieurs. Pour l’heure, elles nous permettront cependant d’évaluer l’importance réelle, au plan quantitatif et spatial, du redéploiement des ménages et des emplois au cours de ces dernières décennies.

Notes
18.

Expression empruntée à Burgel G., 1985.

19.

Sur l’urbanisation de la France, le lecteur pourra se reporter à George P., 1975 ou Duby G. (Dir.), 1985.

20.

Les communes de plus de 2.000 habitants avant 1954, les unités urbaines après cette date.

21.

P. 20 Noin D., 1995.

22.

Les ZPIU ont été définies par l’INSEE en 1962. Elles dénombrent les populations résidant dans une agglomération proprement dite, ainsi que celles habitant en périphérie, dans de petites communes rurales intégrées, non pas morphologiquement, mais fonctionnellement à une ville.

23.

INSEE RGP 1990.

24.

Cette tendance, mise en lumière par J.F. Gravier en 1947, fut généralement considérée comme un phénomène nouveau. Un rapide regard en arrière nous montre cependant que ceci n’est pas véritablement le cas. Le renforcement de la capitale au détriment du reste de l’armature urbaine date, semble-t-il, du début du XIX° siècle, époque depuis laquelle, « la part de l’agglomération parisienne dans la population nationale n’a cessé de croître (...) : de 2,8% en 1830, elle est passée à 7,8% en 1870, à 11,3% en 1900 et à 16,2% en 1936 » p. 110-111, Noin D., 1995.

25.

p. 111, Noin D., 1995.

26.

p. 100, Noin D., 1995.

27.

Pour 1936, nous avons pris en compte les neuf communes (Lyon, Villeurbanne, Bron, Caluire, Oullins, Saint-Fons, Vénissieux, La Mulatière, Sainte-Foy-lès-Lyon) qui forment en 1954 la première unité urbaine de Lyon. En 1990, il s’agit des 84 communes formant l’unité urbaine de Lyon à cette date.

28.

Soit une population estimée de 622.766 habitants. Pour les communes de banlieue, nous avons simplement repris les résultats du recensement effectué en 1936. Pour Lyon, nous avons préféré nous fier à l’estimation de J. Bienfait (1968-a et b), car la municipalité lyonnaise a surestimé la population de cette commune d’environ 100.000 habitants entre 1906 et 1936.

29.

Soit une population de 1.262.223 habitants au recensement de 1990.

30.

Nous reprenons pour l’heure la définition générale proposée par F. Ascher p. 16, Ascher F., 1995-a. Mais nous devons cependant souligner que la métropolisation n’est pas simplement un phénomène spatial. Elle possède une dimension économique tout à fait prégnante qui est d’ailleurs à l’origine de ses aspects strictement spatiaux.

31.

Phénomène mis en lumière pour la première fois par Racine J.B., 1966.

32.

Le mot social est employé ici, comme dans le reste de cette thèse, dans le sens plein du terme, englobant tout à la fois les aspects économiques, politiques et culturels d’une société donnée.